Dans l’œil du fou
Walter Campo de Carvalho – La lune vient d’Asie
[Traduit du brésilien par Alice Raillard, L’Arbre Vengeur 2019]
Article écrit pour Le Matricule des anges
Réédition du premier roman d’un
écrivain brésilien majeur, publié en 1955 et traduit chez Denoël en 1976 (c’est
cette traduction d’Alice Raillard que reprend aujourd’hui L’Arbre Vengeur), La lune vient d’Asie est l’occasion de
redécouvrir une voix des plus singulières. Considéré au Brésil comme un des
principaux artificiers du surréalisme local, Walter Campos de Carvalho
(1916-1998) propose dans ce roman scrupuleusement non linéaire « un poème d’incohérence et
d’absurdité », pour reprendre la citation de Gabriel Brunet qui sert
d’épigraphe. Les chapitres se suivent et ne se ressemblent pas (on passe
d’ailleurs sans vergogne du « Chapitre
1 » au « 18ème
chapitre », avant d’enchaîner sur un « Chapitre sans sexe » ou un « Chapitre non ecclésiastique ») dans un récit construit
sous l’égide de la folie.
Le fou, c’est le
narrateur, un certain Astrogildo, connu également en tant qu’Hector ou Ruy
Barbo, qui, dans un hôtel qui pourrait se confondre avec un asile ou un camp de
concentration (selon ses propres termes), nous conte ses aventures aussi
multiples qu’imaginaires aux quatre coins du globe, de l’Inde à l’Amérique
Centrale, en passant par Paris ou le Moyen Orient. Des aventures fantasmées comme
autant de délires de grandeur dans lesquels il ne cesse de croiser les
puissants de ce monde et d’endosser tous les rôles et tous les métiers
possibles. Ainsi le vera-t-on écrivain de renom ou contrebandier, proxénète ou
sauveur de la veuve et de l’orphelin, quoique la filouterie et l’entourloupe
finissent toujours par prendre le dessus, comme si l’homme, en toute sincérité,
ne pouvait prétendre à autre chose : « À
Port-Stanley, je fus successivement professeur de natation, camelot, fiancé
officiel de trois filles fort jolies, agent secret d’une puissance que je ne
peux mentionner, barman, illusionniste, et pour terminer exilé politique encore
une fois, pour avoir été pris en flagrant délit d’adultère avec la femme du
gouverneur de la ville. » Plus loin, on apprend qu’à Cochabamba, en
Bolivie, il a obtenu « le deuxième
prix dans un concours de fossoyeurs organisé par la municipalité ».
Astrogildo, cet exilé
permanent, où qu’il se trouve à vaguer (réellement ou en esprit), nous raconte
encore par le menu ses relations pas toujours très nettes avec les autres
« clients » de l’hôtel et son « personnel » qui pourrait
n’être qu’un ensemble de « geôliers », voire
« d’inquisiteurs ». On y pratique d’ailleurs, s’il faut en croire ses
affirmations (mais personne, après tout, n’est là pour le contredire), la
torture et autres sévices.
La folie, bien entendu,
et particulièrement ici, n’est jamais loin de la paranoïa et le
« héros » de ce récit ne cesse de voir des conspirations partout et
d’échafauder des explications du monde aussi farfelues que, d’une certaine
façon, lucides. Ainsi écrit-il une « lettre
ouverte au Times », contraint qu’il est de « porter plainte auprès de Vos Excellences contre l’abus
innommable dont nous sommes victimes moi et d’autres personnes également
respectables ». Des personnes qui ne sont autres que ses compagnons
d’infortunes, parmi lesquels on trouvera le « neveu
de la main gauche de Napoléon Bonaparte », un « représentant de l’empereur de Russie » ou encore un
américain peu fréquentable répondant au nom de « Mister Boss ». Des personnes qu’on pourrait aussi,
certainement, considérer comme représentatives du genre humain dans son
ensemble, comme si le fou était celui chargé de porter pour nous – ou mieux que
nous – le fardeau douteux de notre condition. La « Cour des miracles » imaginée par Campos de Carvalho
semble être là pour expier nos péchés ; expiation toute parodique
puisqu’il n’y a rien qui ne puisse l’être et puisqu’en bon surréaliste,
l’auteur tape dès qu’il le peut sur les liturgies ampoulées de la sainte église
catholique et romaine.
Son Astrogildo,
graphomane incontinent, écrit également les lignes de ce qu’il appelle « mon journal de guerre et de
paix » – de fait tout le roman pourrait être défini comme un journal
désordonné – et s’essaie encore à l’exercice de l’aphorisme, lorsque l’insomnie
le tient « avec cette persévérance
dont elle est seule capable », en ces moments où, dit-il, « le temps me dure d’une façon
effrayante ». La nuit, affirme-t-il pourtant, « est la tunique qui me va comme un gant, comme son linceul à son
cadavre », ou « comme des
lunettes noires à un aveugle de naissance, en plein midi ». On parlait
plus haut de lucidité, et si celle-ci semblera par moment effrayante dans la
bouche d’un personnage qui pense que « Merde
c’est la vie même » et que « son
acte de naissance est un bluff », le livre n’en fait pas moins preuve
d’un humour salvateur, celui justement de qui n’a rien à perdre et peut dès
lors dire les choses comme elles sont et sans s’encombrer de gants.
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