Gabriela Trujillo – L’invention de Louvette

 

Naissance d’un cœur sauvage

Ce premier roman de Gabriela Trujillo raconte avec intensité et poésie une jeunesse mouvementée dans un pays violent.




 

Alors que les exercices d’autofiction qui volent en rase-motte sont légion, dans lesquels la blessure narcissique mal étalée le dispute à une prose anémique, la lecture de L’invention de Louvette, premier roman de Gabriela Trujillo vient à point pour nous rappeler que l’inspiration autobiographique peut encore être le moteur de grands livres. Plus que le simple compte-rendu de ses années d’enfance et d’adolescence dans un pays d’Amérique Centrale tout sauf paisible, son roman est d’abord un grand récit d’initiation, une histoire d’émancipation et de découverte – de reconquête permanente – du merveilleux dans un contexte hostile. Le lyrisme sensible de sa prose, jamais apprêtée, toujours juste, déborde de cette force ascendante que revendiquait Breton : quelque chose d’un peu magique, la fraîcheur d’une écriture qui, quand bien même parfaitement consciente de ses moyens, n’en est pas moins toute neuve.   

L’auteure, bien entendu, dispose d’un atout pour faire de sa jeunesse un sujet remarquable : être née et avoir grandi au Salvador, pays au climat, à la flore et à la géographie exubérante, où les guerres civiles et les tremblements de terre ne cessent d’agiter un territoire ponctué de volcans. Avoir été élevée par une famille bancale, dysfonctionnelle. Bref, d’avoir eu, pour le meilleur et pour le pire, une enfance et surtout une adolescence un peu particulière. N’allez pas croire, néanmoins, que Gabriela Trujillo joue la carte de l’exotisme, du pittoresque ou du misérabilisme. Si l’émerveillement n’est pas rare dans ces pages, il n’a rien à voir avec les tristes succédanés du réalisme magique. L’auteur n’a pas besoin de faire pleuvoir cent ans sur San Salvador (par ailleurs jamais nommée dans le livre), elle préfère trouver les mots pour rendre le regard d’une fillette sur la plage paradisiaque où elle vagabonde en compagnie d’un pêcheur taiseux. Une fillette, la Louvette du titre – dont le nom est un clin d’œil à Schwob –, que L., adulte et momentanément alitée et privée de la vue suite à une opération des yeux, « une blessure de soleil sur la rétine », se remémore.

L. et Louvette sont-elles la même personne à deux âges différents de la vie ? Oui et non. L’une, comme le titre l’indique, pourrait bien être l’invention de l’autre et ce en écrivant dans une langue, le français, qui, bien que n’étant pas la maternelle, n’en est pas moins intime, et peut-être même plus encore. L’auteure, quoi qu’il en soit, prend soin de prévenir d’emblée les lecteurs, qu’on sait parfois prompt à prendre ce qu’ils lisent au pied de la lettre, particulièrement quand le livre à tous les atours de l’autobiographie : « Toute ressemblance avec des personnes et des situations ayant existé… c’est votre problème ». Notre problème oui, car au-delà de la véracité ou non des épisodes (certains assez rocambolesques), c’est bien l’invention d’une jeunesse qui nous est donné à lire, la réécriture d’une sorte de prélude mouvementé, la vie d’avant le grand départ vers la France où l’auteure est venue s’installer à ses 18 ans ; un départ qui est aussi la conclusion naturelle du livre, le point de fuite vers lequel il tend dès les premières lignes.

C’est d’abord « un temps de petite fille » dans « l’impermanence du monde », vécu « parmi les nombreuses saisons imaginaires qu’on peut compter dans les tropiques ». Une fillette qui possède « une vocation pour la turbulence et les joies faciles », une sauvageonne qui semble plus proche de la nature que de la civilisation, née dans un milieu aisé et replié sur lui-même (comme il ne saurait en être autrement dans un pays inégalitaire et violent, où, si on en a les moyens, l’on vit dans des quartiers fermés car les rues sont dangereuses). Une fillette dont la naissance ne serait qu’un des multiples « dommages collatéraux » d’un « séisme de 7.3 de magnitude ». Elle semble peu concernée par ses parents (ou ses parents peu concernés par elle), ils sont toujours « la mère » et « le père ». Dès le début, sa vie virevolte et « Louvette semble ailleurs, toujours ailleurs, à côté d’elle-même, insaisissable comme l’heure qui fuit ».

Il y a, bien sûr, l’inadéquation avec un pays brutal (dont la nature, cependant, n’en est pas moins source de beauté), mais il y a avant tout l’inadéquation avec la famille. La fillette s’attache davantage à sa chienne ou à sa nounou indienne (qui connaît des arts que d’autres ignorent) qu’à ses parents ou ses frères et sœurs. Sa mère, une beauté mulâtre qui aura enflammé plus d’un cœur, ne sait visiblement pas trop quoi faire d’elle, et son père, un tireur d’élite régulièrement condamné à la clandestinité et dont la présence menaçante s’impose même quand il est absent, ne comprend rien à la soif de liberté et à la sensibilité exacerbée de sa fille. L’enfance se passe dans la tension d’une guerre qui sévit de l’autre côté des murs de la maison barricadée (« que faire de ces longues soirées de black-out, à part écouter le fracas des obus à la lueur des bougies ? »), puis Louvette est pour ainsi dire abandonnée à elle-même par ses deux parents. Sa mère part vivre à New York et son père semble avoir disparu. Lorsqu’il sera de retour, lui, « cet astre mort d’une forêt calcinée », ses relations avec Louvette seront d’une violence telle qu’elles précipiteront le départ de cette dernière, envers et contre tout et surtout contre son père, vers la France.

Mais il y a aussi une grand-mère extravagante, le seul véritable allié peut-être, et il y a l’école française, une langue nouvelle, ou plutôt « un grand jeu de passerelles entre deux langues ». Puis vient l’adolescence, la découverte de la littérature et du monde extérieur, l’amitié, la fête et l’amour, parfois frustré ou tragique. Une jeunesse d’une intensité folle, racontée dans une « langue de feu ».

 

Gabriela Trujillo – L’invention de Louvette [Verticales, 2021, 256 pages, 21 euros]

Milène Tournier – Je t’aime comme

 

Aimer comme la ville

En revenant à la plus directe des sources du lyrisme, Milène Tournier tente de retrouver la beauté dans la ville. 

 


 

 

« Épouser le ‘tout ordinaire’ des lieux des villes », c’est ainsi que Milène Tournier présente cette curieuse entreprise poétique qui vise à redonner un souffle lyrique à nos cités saturées de signes, « inépuisables », pas toujours tendres et parfois même hostiles. Nos cités capitalistes, qui par moments semblent nous refuser toute place émancipatrice, et dans lesquelles il faut malgré tout se mouvoir, vivre, s’emporter, sentir. Pour ce faire, elle choisit une méthode à la simplicité aussi désarmante que singulièrement efficace : regarder la ville contemporaine, ce qui la compose, les lieux – souvent marchands – qui structurent la vie sociale, « avec les yeux de l’amour transi ». D’où le titre de ce recueil exhaustif qui, tel un Perec naïf, épuise le réel ou redore son blason en se laissant déborder par le plus simple, le plus direct et le plus complexe des sentiments : Je t’aime comme.

            L’amour, oui, comme un procédé d’écriture qui remonterait à la plus vieille, la plus sincère, la plus ridicule, bref la plus belle des raisons d’écrire : proclamer, haut et fort, à l’être aimé (ici, des lieux, des objets, des machines), ses sentiments. Dire « je t’aime », d’une certaine façon, c’est avoir tout dit, c’est attendre le climax avant même d’avoir commencé. Dès lors, la seule façon de poursuivre, c’est d’en rajouter, avoir recours à la métaphore, qui permettra de compléter le discours, dans un illusoire désir de précision superlative : « je t’aime », oui, mais « comme » quelque chose.

            La table des matières du livre, où les poèmes sont ordonnés par ordre alphabétique (l’ouvrage pouvant être lu dans l’ordre que l’on souhaitera), est déjà en soi un poème-liste : « Je t’aime comme… …un abattoir …une agence d’intérim …une agence de transfert d’argent …une agence de voyage …un ascenseur …un atelier de retouches », etc. On l’aura compris, Milène Tournier choisit les sujets de chaque poème dans le large éventail du quotidien le plus morne, mais aussi le plus révélateur des tensions de la grande ville moderne (Paris, en l’occurrence, même si elle n’a pas besoin d’être explicitement nommée). Il y a dans son écriture une capacité à embrasser non seulement le banal, mais aussi la violence sociale, à transmuter notre lot en une aventure de chaque jour. Ce qui ne va pas, bien entendu, sans une certaine mélancolie et une certaine ironie salvatrice. Le plomb du « périph’ », du « skatepark », ou du « hall de banque », devient l’or d’un monde parallèle où nous ne serions pas tous condamnés à l’aliénation. Le projet, néanmoins, n’est pas tant politique que sensible ; plutôt qu’un pamphlet, ce livre est une incitation à mieux voir ce qui nous entoure, le rêve toujours renouvelé d’une perception ascendante du réel, même si ce n’est qu’un vœu pieux. Ainsi, à propos d’un passage piéton : « Je t’aime comme une résolution, qu’une fois de l’autre côté, on sera différent, on sera plus attentif et vivant ».

Alors, aimons, au fast-food, par exemple : « Je t’aime comme on fait la queue pour commander, la queue de retirer, la queue d’avoir une place manger, la queue aux toilettes, la queue chez le médecin du foie et du diabète ». On visitera également un autre temple de la nourriture grasse et bon marché : « Je t’aime mon amour, promets-moi merveilles – et d’aller au kebab ». On fera une pause à la machine à café : « Je t’aime comme bientôt, peut-être, les cafés seront vides, les humains déjeuneront debout devant chacun son Selecta, et, la nuit, dans les bouches de métro désertées, on verra luire encore les Selecta, comme étoile sous terre ».

Derrière l’humour, on devine une certaine qualité prophétique dans cet épuisement exhaustif de l’ici et maintenant : « Je t’aime comme, à la fonte de toutes les banquises et patinoires de la Terre, on verra le grand terrain vague, dessous ».

 

Milène Tournier – Je t’aime comme [Éditions Lurlure, 192 pages, 21 euros]

Diego Vecchio – L’extinction des espèces

 

Visite guidée

 

L’argentin Diego Vecchio réinvente sous la forme d’une fable subtile et ironique l’histoire des musées et sonde notre constant besoin de conserver sous vitrine les traces du passé.

 

 


 

Cela commence par une histoire d’héritage, ou plutôt par « la naissance d’un fils illégitime », l’un des cent qu’aura essaimé en Angleterre « sir Hugh Percy Smithson, premier duc de Northumbrie ». Le fils en question, James Smithson, lègue sa fortune à sa mort en 1829 pour que soit fondé à Washington « un établissement portant son nom, dédié au progrès et à la diffusion du savoir auprès de tous les hommes ».

            Jusqu’ici, tout est vrai ou presque. Ensuite, ça se complique. La fiction distord le réel pour mieux nous en offrir un portrait précis, « surréel » au sens le plus littéral. Sur un ton docte et pince sans rire, qui n’est pas sans rappeler Borges, bien sûr, mais aussi Juan Rodolfo Wilcock, Diego Vecchio nous raconte par le menu l’histoire de la muséification galopante du monde, une épopée qui ne pouvait commencer qu’au XIXème siècle, celui par antonomase de la science dans tout ce qu’elle a de plus sérieux et de plus délirant, et qui ne pouvait commencer que dans un pays neuf et persuadé de sa grandeur, pour ne pas dire sa mission : les États-Unis. Ainsi, « que l’héritage de James Lewis Smithson fût arrivé au moment où il était arrivé était une preuve supplémentaire de l’existence d’une Loi qui régissait l’univers avec une préférence marquée pour l’Amérique ».

            Ça commence aussi par le commencement, les dinosaures. Zacharias Spears est nommé à la tête d’un « château smithsonien » flambant neuf dont l’architecture prétentieuse vient donner un peu d’élan à une ville de Washington qui « était une localité à peine plus vaste qu’un village », mais qui « aspirait à devenir une grande capitale ». Spears, fort de sa découverte d’une technique idoine pour la conservation des animaux empaillés, n’a plus qu’à remplir les lieux. Après avoir racheté plusieurs collections chaotiques de cabinets de curiosité, il allait mettre un peu d’ordre dans tout ce bazar et créer le premier véritable Musée d’histoire naturelle : « Quand les visiteurs auraient traversé le hall de l’entrée Nord, les aiguilles d’une horloge hypothétique commenceraient à tourner à l’envers à une vitesse vertigineuse, indiquant un temps rétrograde où le jour présent  serait l’hier, l’hier l’avant-hier, un temps antérieur à la naissance des nations modernes, à l’effondrement des empires et à la fondation des religions les plus anciennes, à l’invention de l’horloge, un temps précédent le temps, où une seconde équivalait à plusieurs millions d’années, quand la Terre n’était qu’un bébé astre à peine sorti de l’utérus du soleil ».

            Les dinosaures, donc : très vite, la machinerie se met en branle, d’autres musées ouvrent un peu partout dans un pays encore en construction, et c’est la course à qui rassemblera le plus d’ossements fossiles trouvés dans les couches stratigraphiques des monts et des vaux. Les enchères grimpent, on s’arrache à prix d’or le moindre fémur de stégosaure et on se tire dans les pattes pour mettre la main sur un squelette complet de ptérodactyle. Le public suit, en masse, puis se lasse. Voici que le cours en bourse des dinosaures est en chute libre et qu’une nouvelle passion naît, plus américaine : celle des restes des peuples « natifs », tous ces indiens qu’on massacre et parque allègrement et qui ont l’audace de vivre à l’âge de pierre en plein XIXème siècle lancé à toute vapeur vers la civilisation. On lâche à travers le pays des missions d’exploration, en quête du moindre couteau taillé dans un os, du moindre enfant momifié, on crée ou recrée le grand récit du passé. Les musées se font déjà spectacle et c’est la surenchère généralisée.

            On en arrive forcément à la question du premier « homonculidé », lequel, évidement, ne croyez pas les bêtises qu’on vous raconte ailleurs, est américain. Qu’importe si on n’a qu’une mâchoire – édentée, pour comble de malheur – à montrer, cela n’empêchera de monter « le plus grand musée du monde, à faire pâlir l’Europe miteuse ». 

            Qui dit conservation dit technique de conservation. Ainsi, une secrétaire parcourt la vieille Europe – miteuse, décidément – en quête de tableaux de maître à restaurer. Plus que contre L’extinction des espèces – titre ironique du livre –, c’est contre l’extinction du passé qu’on prétend lutter. Et le passé, muséifié, bien rangé et classé dans de belles salles ventilées où s’ennuient les gardiens, est la fiction suprême, ce que Vecchio a bien compris. Pourquoi, dès lors, ne pas en profiter pour imaginer, par exemple, un récit de la création du monde où cette bestiole elle aussi bien américaine, l’écureuil, occuperait une place centrale ? Pourquoi ne pas réinventer les langues, les coutumes et les cosmogonies des diverses « sociétés primitives » qui peuplèrent l’Amérique et sont maintenant à l’agonie ?

            L’écriture de Vecchio, dans son apparente simplicité, celle des contes, qui joue de la répétition et du décalage subtil, se fait alors terrain de jeu infini. L’anthropologie et l’ethnologie deviennent de grandes machines qui s’emballent et réinventent la sexualité, les genres, les hiérarchies. Comme dans ses précédents livres, Microbes et Ours, l’auteur aime faire légèrement dévier les codes, l’air de rien, glissant le vers de son humour dans le fruit du savoir. L’extinction des espèces en est sans doute l’incarnation la plus réjouissante et la plus ambitieuse.

 

Diego Vecchio – L’extinction des espèces [Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon – Grasset, 2021, 224 pages, 20 euros]

Carlos Busqued – Les quatre crimes de Ricardo Melogno, entretiens

 

Passage à l’acte

 

Comment comprendre la pulsion meurtrière quand le tueur avec lequel on s’entretient est lui-même incapable de l’expliquer ? C’est ce mystère qu’aborde ce remarquable livre de l’argentin Carlos Busqued.

 

 


 

 

Que se passe-t-il dans la tête d’un tueur ? La question n’est pas nouvelle et peut-être faudra-t-il alors la reformuler plus précisément : que se passe-t-il dans la tête d’un tueur qui n’a pas de motifs apparents pour commettre son crime ? C’est sur cet abime inquiétant, celui qui, dans une chute vertigineuse, conduit quelqu’un non seulement à s’emparer avec violence de la vie d’autrui mais surtout, à le faire sans raison apparente, presqu’en automate, qu’a décidé de se pencher l’écrivain argentin Carlos Busqued. Après avoir signé il y a une dizaine d’années un premier roman remarquable et remarqué dans le monde hispanophone (hélas non traduit), roman qui dépeignait déjà un monde de personnages amorphes et comme dépourvus de morale (et donc capables de tout), voici que pour son deuxième livre il décide de s’approcher encore plus près de l’abime en se défaisant du truchement de la fiction pour entrer de plain-pied dans le réel et s’entretenir sur la durée d’un livre avec un vrai tueur en série, Ricardo Melogno.

            En septembre 1982, alors que la dictature argentine commence à sérieusement patauger après une lamentable guerre des Malouines qu’elle était condamnée à perdre, un jeune homme sans histoire apparente tue dans la même semaine, dans le même quartier et selon le même protocole (une balle dans la tête, tirée depuis le siège arrière) quatre chauffeurs de taxis. L’affaire, sur le moment, fait grand bruit, surtout parce que la police est incapable de tirer cela au clair. Les rumeurs les plus folles vont bon train, la presse s’en empare, les témoins les moins fiables s’expriment, le mystérieux tueur est imité par d’autres moins originaux que lui qui cherchent sans doute à profiter de leur propre quart d’heure de gloire, etc. La chose est finalement réglée lorsque le frère du tueur – qui a trouvé caché dans la maison de leur père commun les papiers des quatre victimes – vient voir la police et les conduit au meurtrier.

            Ricardo Melogno sera naturellement condamné et passera une trentaine d’années entre prisons et établissements psychiatriques. Mais son arrestation, en réalité, ne règle rien : pourquoi a-t-il tué ces quatre chauffeurs ? S’agissait-il d’un coup de folie passager ? L’accusé, en tout cas, sera incapable de donner une réponse à chaque fois qu’il sera interrogé sur les raisons de ses actes. Silence radio.

            Si le livre est paru en espagnol dans la même collection littéraire où était paru le premier roman de l’auteur, son (excellente) traduction française paraît dans la collection « monographie clinique » d’un éditeur lié à la psychanalyse. Ces apparents hasards éditoriaux n’en sont pas et disent bien la nature particulière et passionnante du livre de Busqued : un recueil d’entretiens au long cours, menés peu de temps avant la libération du tueur, qui présente un grand intérêt littéraire sans jamais tomber dans l’esthétisme de ce qu’on appelle désormais la « non-fiction ». Au contraire, la présence de Busqued y est aussi discrète qu’essentielle : c’est lui, bien sûr, qui interroge le tueur, en ne le prenant jamais de haut ni de biais, en lui posant simplement les bonnes questions le plus naturellement du monde. C’est ensuite le travail de montage, et l’enrichissement du texte avec quelques interviews annexes (auprès des médecins ou juges qui ont traité son cas), plus quelques extraits de presse et de rapport judiciaires, qui convertissent ce « simple » recueil d’entretiens en un grand livre sur l’insondable mystère du passage à l’acte.

            « J’ai ou j’avais, quelque chose que m’ont appris les psychiatres et qui est la paraphrénie, la capacité d’être dans ce monde et dans un autre en même temps, de parler par exemple avec toi et en même temps, dans ma tête, d’être ailleurs », confie Melogno à Busqued. Notre tueur n’a rien, a priori, du monstre calculateur que nous ont dépeint moult films hollywoodiens sur le thème du sérial killer. Peut-être en est-il un, de monstre, malgré tout, et plus d’une anecdote sur sa vie difficile font froid dans le dos, mais Busqued ne prétend pas le montrer comme tel. Il l’aborde de la seule façon possible, non comme une bête de foire, ni même d’ailleurs tout à fait comme un « cas clinique », mais comme un être humain qui se trouve là où il doit être (enfermé) et qui l’accepte, connaissant parfaitement son « côté obscur », sachant que son histoire « a beaucoup de trous, qui ont été comblés par les experts, les psychiatres, les médecins ». « Et ces choses ont fini par prendre corps et réalité », poursuit-il, « je reconstruis mes actes à partir des mots des autres, je reconstruis le temps à partir de la chronologie des autres, parce que si tu me demandes à moi, j’avais pas conscience du temps à cette époque ».

            Le livre se penche aussi bien sur l’acte (les meurtres) que sur l’enfance du tueur (une mère inquiétante qui pratique la santería et autres sorcelleries) et sur ses années d’enfermement dans des conditions effrayantes. Mais l’épisode des meurtres, cette courte semaine où Melogno vivait en clochard et parcourait les rues, absent, tel un zombi, reste, malgré qu’il soit précisément décrit, un trou noir : tout tourne autour de lui, mais il continue d’échapper.

 

Carlos Busqued – Les quatre crimes de Ricardo Melogno, entretiens [Traduit de l’espagnol (Argentine) par Guy Le Gauffey – Epel, 2020, 172 pages, 21 euros]

Didier da Silva – Dans la nuit du 4 au 15

 

Télescopages temporels

Tous les jours sont un même jour et une infinité d’autres, ce que démontre Didier da Silva dans un almanach aussi permanent que personnel où les époques, les anecdotes, les naissances et les morts ne cessent de se croiser.

 

 


 

 

On peut organiser le temps en belles lignes droites, faire de la succession des jours une avancée inébranlable, sans soubresauts ni passe-droits, le mercredi succédant au mardi, mars à février et le XXIème siècle au XXème. Qu’il soit des postes ou chinois, richement illustré ou froidement pratique, le calendrier est implacable, il impose sa loi à la vie des hommes. On peut, pourtant, le considérer cyclique, telles les saisons qui se répètent inlassablement, indifférentes aux années que les humains s’obstinent à chiffrer arbitrairement. Le calendrier devient alors almanach perpétuel, un 30 novembre ou un 26 juillet équivalent ainsi à tous les 30 novembres ou 26 juillets depuis que l’homme est homme ou, du moins – car l’ambition a ses limites – depuis que, non moins arbitrairement, il aura donné aux mois, aux jours, des noms. C’est bien là le propos de Didier da Silva qui, d’un septembre à l’autre, propose à son lecteur d’assister à l’égrainement hypnotique, jour après jour, d’une année pour ainsi dire générique.

Le projet, entamé sur les réseaux sociaux sous la forme d’un feuilleton quotidien intitulé « rêverie calendaire », propose comme l’indique Jean Echenoz dans sa préface « un univers parallèle » qui s’avère d’autant plus convainquant qu’il est « soigneusement méthodique ». Une méthode qui n’a rien de la prétention performative : il ne s’agit pas, pour notre auteur, de nous en mettre plein la vue, mais bien, porté par le « tamis de ses goûts », de jouer, de s’émerveiller ou de s’émouvoir des improbables ou magnifiques croisements et crocs-en-jambe que les hasards du calendrier ne cessent de proposer (ou provoquer). Des hasards parfois trop parfaits pour être honnêtes, mais comme le réel, de tout temps, aura su dépasser la fiction, il n’y avait pas de raison de s’en priver. Ainsi, « le 8 avril interroge la poussière : John Fante a 2 ans quand naît Emil Cioran » ; le 16 mars, quant à lui, convoquera tour à tour les naissances de René Daumal (1908) et Jerry Lewis (1926), tandis que le 6 juin s’offrira le luxe d’un Pouchkine « deux siècles après Velázquez », mais aussi (« c’est d’un goût douteux ») d’un fadasse Guillaume Musso. Par ailleurs, « le 20 mai 1896, tandis que meurt Clara Schumann, le contrepoids d’un lustre du Palais Garnier se décroche et tue une spectatrice de Faust ». Naturellement, dans ce défilé incessant de naissances et de morts (que ce soient celles d’artistes admirables ou piteux, de saints autoproclamés ou d’astronomes malchanceux), d’évènements incroyables ou risibles, de catastrophes diverses (accidents d’avions, séismes, éruptions), le temps, même si on joue à le chambouler tel un chien dans un jeu de quilles, ne cesse pas pour autant d’agir et notre « enquêteur » doit se rendre à l’évidence : « la mort est partout et toute superstition est donc sans objet ». De toute façon, « on se doutait, d’entrée de jeu, que le calendrier est un cimetière ». Mais qu’importe, car « nous scrutons, nous scrutons avidement les signes ».

Ainsi, ce livre, dont les entrées passent sans encombre du haïku à la petite nouvelle, saisissant alors l’occasion, comme le proposais Schwob ou Borges, de résumer la vie d’un homme à une ou deux anecdotes (et le calendrier, au fil des siècles, en a pléthore), a quelque chose de mélancolique, même si le sens de l’humour et la prose aussi élégante qu’élastique de Didier da Silva évitera de nous faire broyer du noir. Parachevant un travail entamé en 2014 avec le vertigineux L’ironie du sort, rappelant par moments la litanie tragi-comique de morts d’écrivains dont l’américain David Markson dresse la liste dans Arrêter d’écrire, Dans la nuit du 4 au 15 (celle où, en 1582, le passage d’un calendrier à un autre fit disparaître corps et biens 11 jours) est une sorte de manuel aussi lucide qu’amusé qui, en la démultipliant, pourra peut-être contribuer à nous faire avaler sans douleur cette pilule amère, cette fuite en avant : le passage incessant du temps, qui n’a que faire de nos brèves existences.

 

Didier da Silva – Dans la nuit du 4 au 15 [Quidam, 2019 – 260 pages – 20 euros]

César Aira – Prins

Dans les labyrinthes opiacés

Ce roman de l’argentin César Aira est une nouvelle plongée dans un univers où la littérature est un artifice mouvant, un exercice onirique et théorique aux miroirs déformants.

 

 


 

 

Si la fantaisie, l’invention frénétique et le caprice semblent servir de colonne vertébrale cubiste aux fictions que produit sans discontinuer César Aira, comme s’il s’agissait de multiplier des poissons dont les couleurs ne cessent de surprendre, son œuvre est aussi une constante réflexion sur l’écriture, ses apories et ses chausse-trappes. La péripétie, un héritage du roman d’aventures que cet admirateur de Stevenson ne saurait renier, ne lui sert pas qu’à concevoir des situations rocambolesques ou absurdes et à tendre des pièges à ses personnages. Elle est aussi, voire surtout, l’opportunité de se prendre avec plaisir les pieds dans un tapis qu’il tisse lui-même patiemment, en assumant de surcroit tous les risques de l’exercice. Il s’agit d’écrire des romans qui s’inventent en temps réel et d’inviter le lecteur à suivre pas à pas (avancées, sur-places et reculs compris) le mécanisme déjanté de cette invention aussi fragile que brillante. Paradoxalement – mais Aira est aussi un admirateur de Chesterton, maître du paradoxe s’il en est – ses livres sont des exercices de virtuosité qui n’ont pas peur d’exploser en plein vol. Ce qui, nouveau paradoxe, est peut-être une des raisons pour lesquelles on ne se lasse pas de le lire : car il ne nous propose pas seulement d’admirer bouche-bée l’étendue de sa pyrotechnie, préférant à l’objet parfait (autrement dit à la simple exploitation comptable de son talent) l’armature branque de textes qui ne cessent de se métamorphoser et de saper leurs propres fondements en de périlleux exercices faits de digressions, de désaxements et « d’inexplicables coïncidences ».

Prins raconte l’histoire d’un écrivain de best-sellers qui, lassé de son succès trop facile et déprimé d’avoir trahi sa vocation sur l’autel du profit et de la facilité, décide un beau jour de cesser d’écrire. Notre auteur – sorte de nouveau Pierre Ménard puisque son œuvre n’est autre qu’une réécriture à l’identique de tous les classiques fondateurs du gothique (Le Château d’Otrante, Le Moine, etc.) – décide de se mettre en quête d’une activité à même d’occuper un temps dont il ne sait désormais plus que faire. Cette activité, ce sera l’opium, ce « lotus de l’oubli », un « véritable Panzer psychique » qu’il se procurera au terme d’un long trajet en bus dans les quartiers populaires de Buenos Aires, où la délinquance est reine.  

Les vapeurs opiacées serviront dès lors de guide dans un récit gigogne où le temps et l’espace semblent par moment se confondre, se superposer ou s’annuler et les angles aigus devenir obtus. Un des personnages y est justement l’inventeur du « Transformateur Concave Convexe », tandis que l’endroit dans lequel l’écrivain vient acheter la drogue se nomme « L’Antiquité », un lieu où « les trésors du temps, libérés de la matière », peuvent tenir. Car c’est bien le langage, ce « grand lancer de dé à vingt-six faces » qui conduit ici à « l’effet central de l’opium », un rapprochement halluciné et continuel entre opposés ou, plus exactement, « un dédoublement de la réalité » : « Sur un premier plan, on volait vers les jardins flottants de la divine fantaisie ; sur l’autre régnait le réalisme le plus prosaïque. »

Ainsi, le réalisme, cette « frontière au-delà de laquelle les rêves cessaient de fonctionner » est-il le mur sur lequel l’opium vient buter, une drogue où est en jeu une « contradiction entre le figuratif et l’abstrait », car, à l’instar des romans, il est « remarquablement figuratif dans la mesure où il puise dans le patrimoine imaginaire de l’usager ».

La théorie littéraire et la péripétie, dans Prins, ne cessent donc d’échanger leurs vêtements jusqu’à se confondre. Les épisodes absurdes se succèdent dans un grand puzzle qui est d’abord la carte mentale du protagoniste principal enfermé dans sa maison immense dont le décor imite ceux des romans qu’il a écrit, une atmosphère moyenâgeuse de carton-pâte dans laquelle il évolue, accompagné d’Alicia qui, selon lui, « dans un flou qui n’avait rien à voir avec les clairs-obscurs de Poussin », est « ma maîtresse et ma servante à la fois », et de l’Huissier, son dealer reconverti en personnage fuyant errant d’une pièce à l’autre.

Mais comme « la souplesse que me procurait l’opium me permettait de pratiquer l’univers intérieur aussi bien que l’extérieur », notre héros, depuis sa tour d’ivoire des beaux quartiers, est rattrapé par le monde réel, celui d’une ville immense et violente. Flotte ainsi la menace d’une guerre des gangs et les souvenirs de la jeunesse trouble du protagoniste, dans l’imposant édifice néo-gothique inachevé de la faculté d’ingénierie de Buenos Aires, construite par un certain Arturo Prins. Chez Aira, « la réalité est tridimensionnelle » et l’écriture est l’opportunité toujours renouvelée de « l’utiliser comme un moule pour y couler du neuf ». Le lecteur n’a plus qu’à se laisser porter, le jeu en vaut la chandelle.

 

César Aira – Prins [traduit de l’espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot – Bourgois, 2019, 172 pages, 15 euros]

Iñaki Uriarte – Bâiller devant Dieu – Journal 1999-2010

 

Diariste insoumis

La traduction française d’une sélection des trois volumes du journal d’Iñaki Uriarte est l’occasion de découvrir une personnalité attachante revendiquant sa liberté comme sa paresse.

 

 


 

 

« Ni « esprit de sacrifice », ni « soif de dépassement », ni « aspiration à l’excellence ». Ni de respect ou de sympathie quelconque pour ce genre de choses. » Le basque Iñaki Uriarte n’est certainement pas de ces diaristes qui aiment étaler en couches épaisses leur égo sur les longues tartines qu’ils rédigent quotidiennement. Il appartiendrait plutôt, comme le propose avec justesse dans sa préface Frédéric Schiffter, à la catégorie des « stylistes du détachement » et il convient de souligner que le mot « style » s’applique ici davantage à une façon de concevoir la vie plutôt qu’à une façon d’envisager l’écriture. D’autant que notre auteur est parfaitement conscient que la littérature est « un art en déclin », ce qui ne lui semble pas nécessairement dramatique. Comme il prend un malin plaisir à le démontrer au détour de l’une ou l’autre page de ce qu’il nomme ses « notes » (« une sorte de jouet », précise-t-il, « comme ces trains électriques que certains adultes installent dans une pièce qui leur est entièrement dédiée »), la pratique de la lecture n’est certainement pas une garantie d’intelligence ou de dignité. Pour sa part, il est de ceux qui revendiquent une certaine nonchalance dans l’écriture, la fameuse sprezzatura de la renaissance italienne, une forme de naturalité qui, pour ne pas être moins artificielle qu’une autre, touche néanmoins plus juste.  

Le journal qu’il aura tenu entre 1999 et 2010 – et qu’il continue peut-être de tenir, mais ne publie plus – est un modèle de concision et ce n’est pas le moindre de ses mérites que d’être écrit dans une prose aussi directe qu’addictive. Ce qui ne l’empêche pas d’être parfaitement conscient des risques de l’exercice : « Le plus souvent, le plaisir que nous procure la lecture d’un auteur au style transparent réside dans le fait que nous y voyons tout, je veux dire tout ce qu’il y a de mauvais. »  

Les entrées souvent courtes de ce journal, rédigées par quelqu’un qui « aime le temps lent, pressé par aucune urgence », « presque à la limite de l’ennui », se réduisent parfois à la trompeuse simplicité de l’aphorisme, à l’autoportrait à double tranchant, au portrait vachard d’autrui : « Je suis un mythomane qui aime chercher des noises aux mythes » ; « Alors qu’il est tellement facile de ne pas écrire un mauvais livre » ; « Mystères littéraires. Il tient une chronique dans El Mundo une fois par semaine. Il m’avoue n’acheter El Mundo que ce jour-là pour y lire son texte. » ; « Ils exagèrent leurs peurs afin que leur conscience finisse par tolérer leur racisme. »

Et l’on pourrait continuer longtemps comme ça, tant la prose de ce moraliste subtil semble par moment avoir été conçue pour être citée. Néanmoins, gardons-nous bien de ne pas prendre Iñaki Uriarte pour celui qu’il n’est pas : s’il aime poser sur le monde un regard moral et s’interroger sur l’éthique, c’est loin d’être un donneur de leçons. Entre autres raisons qu’il trouve moins de réponses à ses questions que de contradictions qu’il sait accueillir d’un air réjoui : « Tandis que je noircis ces pages m’apparaissent toujours plus clairement les nombreuses contradictions qu’elles contiennent. Au moins seront-elles utiles pour écarter de manière irréfutable l’idée que nous sommes « tout d’une pièce », « cohérents », jouissant d’une « personnalité propre » et autres stupidités du même acabit. » Car, davantage qu’en moraliste, c’est en ironiste que se voit Uriarte. C’est-à-dire en observateur mélancolique et pince sans rire du monde et de la vie des gens, que ce solitaire contrarié contemple tant à Bilbao, où il vit, que sur la plage de Benidorm, cité balnéaire dont les modestes qualités lui semblent trop souvent sous-estimée ; un observateur toujours prêt à voir dans son propre œil la poutre qu’il n’aura pas manquée de voir dans celui des autres.

Au fond – et ce n’est pas, derechef, la moindre de ses qualités – notre basque, qui se définit comme « un autodidacte paresseux et arbitraire », est un modeste et il préfère citer ses auteurs préférés plutôt que se perdre en pensées mal ébauchées. Ses « maîtres » ont pour nom Montaigne et Borges – il a même donné le nom de l’Argentin à son chat, autre personnage récurrent de ce journal –, régulièrement rejoints sur leur podium par Samuel Johnson, Paul Valery ou Rafael Sánchez Ferlosio, autant de personnalités lucides dont la pensée n’est guère susceptible d’avoir répondu aux sirènes de l’air du temps. Son rapport au savoir est celui d’un picoreur inconstant, toujours frustré de ne pouvoir entrer plus avant dans les arcanes de la connaissance, tout en se demandant si cela est bien nécessaire ; « Bouvard et Pécuchet, c’est moi », conclut-il. S’il lui arrive d’évoquer les personnalités connues qu’il aura pu croiser à l’un ou l’autre moment de sa vie, cela lui fait, dit-il, « l’effet de celui qui prend la pose devant la tour Eiffel et place la photographie dans un album ». Uriarte, au fond, loin de rouler des mécaniques, sait pertinemment que « s’occuper des personnes malades est l’une des rares choses qui donnent du sens à la vie » et que « parfois, un seul malade suffit : vous-même ».

 

Iñaki Uriarte – Bâiller devant Dieu – Journal 1999-2010 [Traduit de l’espagnol par Carlos Pardo – Séguier 2019, 296 pages, 21 euros]