François Souvay – Ciné-club

Vies de cinéma

Dans un premier recueil de nouvelles subtil et enlevé, François Souvay invente une histoire parallèle du septième art qui ne manque pas d’éclat.

 

 


 

Il fut un temps, bien avant l’ère du tout numérique et de ses effets sans charme, où Hollywood méritait son surnom d’usine à rêves. Ce temps lointain, presque mythique, qui se confond avec celui de l’invention du cinéma, ne saurait être apprécié aujourd’hui que doré d’une certaine patine nostalgique, voire onirique. Une nostalgie qui permet aussi l’invention, l’humour et la fantaisie, car les anciens temps d’Hollywood, ceux qui correspondent en gros à la première moitié du XXème siècle, sont aussi des temps où le cinéma, quand bien même déjà une industrie, était encore cette forme nouvelle, pleine de promesse, qui célébrait les noces de la créativité et du divertissement de masse.

François Souvay s’empare de cet âge indéniablement révolu – où les chefs d’œuvres se mêlaient à des séries B qui, avec tous leurs défauts, n’en manquaient pas moins d’une certaine inventivité – pour composer un savoureux recueil de nouvelles débordant de réalisateurs aux destins tragiques ou risibles, d’actrices aux allures de femmes fatales ou d’énigmes insolubles, de producteurs véreux, de scénaristes qui se plagient les uns les autres, de chefs d’œuvres oubliés ou de navets dans lesquels pointent de surprenants abîmes métaphysiques.

L’épigraphe de Borges évoque « l’idée d’une coïncidence entre l’art et la réalité » et c’est un thème que le livre ne se lasse pas d’explorer. Ainsi, la prédiction macabre d’un fakir de film est prise au pied de la lettre par l’acteur Rex Lamont, qui finit par être « retrouvé sans vie dans la villa qu’il s’est fait construire » ; son « destin commun » est alors métamorphosé en « véritable parabole ». Polly Griffin, « petite femme invisible », écrit et parvient à faire valider par le studio où elle travaille comme secrétaire le scénario baroque et truffé de mises en abîmes d’un improbable film de science-fiction rétro-futuriste dans le seul but de séduire un collègue qui l’ignore et qu’elle convertit en personnage de sa fiction. Ailleurs, alors que le maccarthysme fait des ravages dans le marigot hollywoodien, les trahisons, dénonciations et lâchetés des uns et des autres se règlent mélodramatiquement par films interposés.

Les amours, autre thème récurrent, sont souvent frustrés, fantasmés, amers ou coupés à la racine. Sur une colline « qui domine Hollywood, se dresse encore un curieux édifice », qui semble « une réplique, en miniature, du fameux temple de Salomon » : il s’agit du mausolée que le réalisateur Vernon Gray, auteur de divers « mélodrames muets », a fait édifier en l’honneur de l’actrice Constance Flynn, laquelle eut son heure de gloire en jouant dans un péplum biblique où son personnage « accepte héroïquement son sacrifice au temple ».

La cinéphilie que s’invente François Souvay déborde de réussites tardives dans les carrières de réalisateurs qui avaient jusque-là œuvrés comme des tâcherons, elle offre même à un certain Stanley Foster, « qu’une certaine critique blasée avait tenté de réhabiliter », l’inédit privilège d’avoir réalisé un chef d’œuvre sans s’en rendre compte, en filmant autrement dit aussi mal que d’habitude, « dans cette forme de torpeur et d’absence au monde qui semble avoir été sa particularité ». Beaucoup des films que l’auteur imagine – aux titres évocateurs tels que La Carte de l’Atlantide, Un dernier verre, major ? ou La prophétie du crime – sont des productions du mystérieux studio « Olympic Movies », une Olympe de la pellicule dirigé par un certain Elmer Polack (Souvay a le talent de donner à ses personnages des noms qui se tiennent adroitement à cheval sur la mince ligne qui sépare le probable de l’improbable). C’est pour le compte de cette firme que travaille l’acteur d’origine russe Victor Green, « une sorte d’altesse exilée qui avait retourné son destin en sa faveur en jouant les laquais ». Ses apparitions fugaces dans un éternel rôle de majordome ont le don de doter les films où il joue d’une profondeur et d’une ironie subtile qui leur aurait fait défaut sans sa présence.

Souvay se permet également quelques incartades sur d’autres territoires, tout aussi riches que la grande machine hollywoodienne : « Le Chemin du thé » nous offre ainsi une réjouissante parodie d’Ozu à travers la figure du réalisateur Ginjiro Fukima, « spécialiste du shomin-geki (genre cinématographique japonais mettant en scène le quotidien, les gens banals) ». Plus loin, l’écrivain nous emmène en Italie, terre promise du nanard érotico-fantastique, en nous racontant par le menu la carrière de Fausto Santi, qui commence par réaliser un « film cérébral et introspectif », avant de finir par tourner à la chaîne des navets fauchés sous le pseudonyme de Steve Fowley, suivant ainsi « un itinéraire spirituel qui l’a conduit vers une épure générale de son cinéma ».

 

François Souvay – Ciné-club [Champ Vallon, 300 pages, 21 euros]

Jean-Daniel Botta – Tutu

Comme un jeu d’enfant

Jean-Daniel Botta, dans ce recueil inaugural, fait feu de tout bois avec une réjouissante liberté.

 


 

 

Après avoir publié il y a quelques mois aux éditions Louise Bottu un recueil en collaboration avec le musicien Philippe Crab, Jean-Daniel Botta, également musicien, propose avec Tutu un curieux objet littéraire qu’il signe de son seul nom. Le volume est composé d’une trentaine de poèmes découpés en chapitres qui tiennent à la fois de la narration fragmentée (ou de l’insinuation d’une multitude de récits possibles qui se chevauchent) et de l’association libre – une association à certains moments brutale, à d’autres fluide, presque innocente – d’images qui se font et défont au fil du courant d’une écriture à la fois dense et relâchée. Il s’agit de donner « des noms un peu moins précis, pour que les choses nommées reprennent leur liberté » : cette liberté retrouvée, c’est évidemment celle que Jean-Daniel Botta découvre pour lui-même tout au long du recueil avec un plaisir communicatif. Il s’agit de s’inventer une poésie possible, ce qu’il réussit brillamment, sans effort pourrait-on dire, tant ses poèmes qui n’en font qu’à leur tête savent porter le lecteur d’un étonnant coq à un âne qui ne l’est pas moins, puis au poème suivant, qui semble, par quelque inexplicable opération alchimique, découler tout naturellement du précédent.

            Dans cette poésie nouvelle, tout est disponible à qui veut s’en emparer lyriquement, un photomaton, Chet Baker, un gyrophare (qui est « la boule à facette des vieux »), le loup et la grand-mère des contes ; et quand cette dernière prépare le pot-au-feu, « elle dit / L’écume c’est la salive qui remonte / la salive des animaux ». L’enfant est là, bien sûr, il écoute sa grand-mère, qui lui dit « Toi tu parles tellement que / si on te coupait la tête ce serait pas sérieux ». Car « en enfance, on porte dix fois son poids en air / comme un cosmonaute ». Ce qu’on voit alors, « c’est l’apesanteur / de la ressemblance », celle qui permet tous les collages, toutes les associations, les « comme » du poète. Car le poète, après tout, « triche le système solaire » et teste « des nouvelles planètes d’équilibre ». Reste à savoir « jusqu’où la forme d’un enfant / résiste à la taquinerie des morts ». Quoiqu’il en soit, « enfant je me frotte, jusqu’à la majorité / sur les carreaux, en pur sédentaire ».

            On parlait plus haut de coq, or celui-ci « apparaît dans les rêves / comme la défaite éclairante d’objets réels ». Et quand « le loup est là / novembre arrive / redoutez la rareté des mots ». On ne saurait dire que Botta la redoute, il est parfaitement à l’aise dans son bestiaire : « Le chien aime vivre / avoir des contacts / et chaque matin / il change souvent de direction. / Après une longue journée / il fait disparaître son anus / c’est la propreté ».

            Sa poésie parvient à conserver de l’enfance une capacité à l’invention qui est totale et sait tout faire car en elle « les personnes brillent d’elles-mêmes / changeant les poses standards une à une ». Dès lors, depuis cette merveilleuse enfance pérenne, « la bouche est en place » et « une douce conversation commence ».

 

Jean-Daniel Botta – Tutu [Vanloo, 140 pages, 18 euros]

María Sonia Cristoff – Mal d’époque

 


Un personnage mystérieux semble à la dérive dans les rues de Buenos Aires, « ville monstre »« les lumières qui viennent sur lui » sont « comme les yeux toujours ouverts d’animaux au pouls agité ». On en sait peu sur ce personnage, si ce n’est de simples initiales, « FG », et qu’il est de retour d’un pays désertique en guerre, la Syrie peut-être. FG, là-bas, était soldat ou croit qu’il l’était (difficile de s’assurer de la véracité de ses dires) et se considère maintenant porteur d’une mission secrète à réaliser en Argentine, mission pour laquelle il attend des instructions qui ne viennent pas de la part de contacts qui ne le contactent pas. Emporté dans un délire paranoïaque qui convertit tout en signe (et une « ville monstre » est évidemment saturée de signes), il s’invente en permanence des raisons d’attendre ou de poursuivre cette fameuse mission dont il ne sait rien, comme si son délire – produit, certainement, d’un trauma – devait rester incomplet, tel que l’est FG lui-même, et que l’invention qui l’accompagne était toujours boiteuse. En guise de contrepoint à ce récit halluciné, écrit au rythme heurté d’une langue en déséquilibre, qui suit « l’arythmie du promeneur nerveux », María Sonia Cristoff raconte ses propres pérégrinations à Bordeaux, sur les traces d’Albert Dadas, un « livre inachevé » qui tente de déchiffrer un autre mystère parallèle à la folie contemporaine de FG : celui de ce Dadas, « voyageur aliéné » du XIXème siècle incapable de rester en place, fugueur maniaque qu’une obsession incontrôlable poussait à marcher et marcher encore, dans un état d’inconscience, à travers la France, voire jusqu’à la lointaine Russie. Le docteur Tissié s’est penché sur ce cas clinique et c’est aussi à travers ce regard, celui d’un médecin de son temps, que Cristoff le dessine. Dadas et FG pourraient ainsi être deux incarnations d’une même incapacité à rester présent dans le réel tel qu’il est. María Sonia Cristoff explore avec subtilité les interstices de la raison déraisonnante.  

 

María Sonia Cristoff – Mal d’époque [Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet – Éditions du sous-sol, 212 pages, 22 euros]

Lotte H. Eisner – J’avais jadis une belle patrie, Mémoires

 Une vie pour le cinéma

Marraine du cinéma allemand, grande figure intellectuelle du XXème siècle, Lotte H. Eisner fut un personnage hors-normes. Ses mémoires, enfin traduites, sont l’occasion de se replonger dans une vie passionnante qui est aussi celle de notre héritage culturel.

 

 


 

Personnalité aussi extravagante qu’originale, dont le parcours se situe au carrefour de ce que le XXème siècle aura eu de plus terrible mais aussi de plus formidable, Lotte H. Eisner, critique de cinéma, pionnière de la cinémathèque française auprès du « monstre » Henri Langlois, intime des plus grandes figures de l’avant-garde de l’entre-deux-guerres, soutien indéfectible des principaux réalisateurs de l’après-guerre, ne pouvait qu’écrire des mémoires passionnantes. Encore que le terme « écrire » ne soit pas le bon, puisque J’avais jadis une belle patrie, publié en allemand en 1984, peu de temps après la mort d’Eisner, est en réalité constitué de « propos recueillis par Martje Grohmann », la première femme de Werner Herzog (lequel vouait une admiration sans borne à celle qu’on surnommait « la eisnerin »). Le livre est donc très oral et c’est cette verve particulière qui lui donne tout son charme, d’autant qu’Eisner n’a pas la langue dans sa poche. Une Lotte qui « associe volontiers ce nom au mot italien lotta, la lutte, car ma vie n’a été qu’une longue lutte, à l’exception du tout début dont le calme était trompeur ».

            Ce calme trompeur, c’est celui de son enfance privilégiée au sein d’une famille juive aisée avant que n’éclate la première guerre, un monde disparu qu’elle évoque dans un mélange de nostalgie et de lucidité, car sa vie mouvementée lui aura donné une conscience aiguë des injustices. Eisner était une personnalité aux convictions fortes, parfois obstinées, à l’intelligence et à l’humour dévastateur (ceux qui avaient le tort de lui déplaire en prennent pour leur grade). Si elle fut d’une grande générosité, elle se montre parfois brutale : ainsi se félicite-t-elle de ne pas avoir eu d’enfants car « des enfants auraient vidé mes entrailles de toute créativité ». Elle qui se retrouva dans le « collimateur » des nazis avant même leur accession au pouvoir (« lorsque les têtes rouleront, cette tête roulera », lui auguraient-ils), et dut en conséquence fuir au plus vite Berlin pour Paris, aura néanmoins su, toujours, n’en faire qu’à sa tête, quitte à bouffer de la vache maigre.

            Dans une vie comme la sienne, l’année 1933 est évidement une coupure absolue. De fait, ses mémoires s’organisent en deux séquences qui définissent tout son parcours : « Souvenirs d’une patrie », tout d’abord, soit l’irrésistible ascension d’une jeune femme brillante dans le Berlin expressionniste, qui ne tarde pas à se faire une place comme critique de premier plan et côtoie le gratin artistique ; puis « Les longues vacances de Lotte Eisner », une vie d’exilée au cours de laquelle la rencontre avec un très jeune Henri Langlois, à la fin des années 30, aura une importance fondamentale. Elle voit aussitôt « un don exceptionnel encore invisible pour les autres » chez ce passionné qui entasse des bobines de film dans sa baignoire et qui « le jour du bac ne trouva pas le temps de se présenter à l’examen car il avait prévu de voir trois films à la suite ».

Si elle parvient à échapper à la déportation (ce qui ne sera pas le cas de sa mère), elle n’en connaîtra pas moins les camps du sud de la France, des mouroirs où s’entassaient déjà dans des conditions inhumaines les républicains espagnols. Ce n’est que grâce à sa débrouillardise et son incroyable capacité à garder la tête haute dans les pires situations qu’elle en sortira vivante. Ce seront alors des années de clandestinité, durant lesquelles l’aide de Langlois sera fondamentale, puis, à la libération, l’aventure de la cinémathèque et la rédaction de livres essentiels sur l’expressionisme, mouvement qu’elle sauvera de l’oubli et replacera comme pièce maîtresse de l’histoire du siècle (Breton ne s’y trompera pas, saluant ainsi dans une lettre la « valeur fondamentale » de son travail).

Ses mémoires sont aussi l’occasion de dresser le portrait des artistes et cinéastes qui auront été ses compagnons de route. Des portraits souvent empreints de mélancolie ; ainsi, bien que Fritz Lang ait su s’adapter aux exigences industrielles de la machine hollywoodienne, elle nous décrit sa vie américaine comme terriblement solitaire. La mélancolie cède parfois la place à la perplexité : si Eisner prend la défense du jeune Brecht qu’elle a bien connu, dont le mélange d’arrogance et de timidité ne lui faisait pas que des amis, elle a bien du mal à comprendre sa décision de s’installer après la guerre à Berlin Est et cautionner ainsi, en jouissant d’un confortable salaire, un régime autoritaire. Car la question morale, pour Eisner, qui avait vu l’inhumanité de près, est fondamentale.

 

Lotte H. Eisner – J’avais jadis une belle patrie, Mémoires [Traduit de l’allemand par Marie Bouquet – Marest, 430 pages, 27 euros]

Jean-Pierre Le Goff – Journal de neiges

Songeries neigeuses

 


 

 

Poète discret, Jean-Pierre Le Goff a construit jusqu’à sa mort en 2012 une œuvre très personnelle qui le poussera à abandonner l’écriture en faveur d’une « poésie en action » à laquelle il conviait par courrier un groupe d’amis et de connaissances (des « petits papiers » réunis en 2000 chez Gallimard sous le titre Le cachet de la poste). Alors que les éditions Le Cadran ligné annonce pour l’année prochaine un fort volume de textes inédits, la réédition du tout premier livre de Le Goff, initialement paru en 1980, vient à point nommé.

Journal de neiges est un carnet de bord où le poète note les impressions que suscite en lui l’observation de la neige, cette brève féérie hivernale qui accompagne la « gifle salubre » du froid. Ce manteau duveteux qui se pose sur toute chose pour mieux les embellir (ou finir, hélas, en boue informe) est un spectacle qui « par sa réverbération particulière ouvre le psychisme » car « les cristaux, incidemment, coulent leurs empreintes sur la plaque sensible et encore occulte de nos neurones ». Peut-être contiennent-ils, d’ailleurs, le souvenir des vieilles alchimies. La neige, quoi qu’il en soit, est un émerveillement qui permet de maintenir alerte le regard de l’enfance. Elle offre de beaux miroitements à notre finitude : « La plaine illimitée de neige est celle de l’avant-naissance qui se mire dans la mort, elle est la page blanche de l’incréé qui se reflète dans une conscience qui sait qu’elle disparaîtra un jour ». Elle est aussi objet de rêverie scientifique quand le poète voit en elle « une émulsion d’origine lunaire et le négatif de la nuit » et qu’il la définit comme « la transformation de la solution sombre et épaisse de la nuit en une granulation blanche et aérienne produite par l’intrusion d’un rayon de lune à l’onde particulière ». Assis avec son carnet à la table du café, il la voit tomber et se demande si ce n’est pas la « précipitation » de ses propres mots qui l’aurait convoquée.

 

Jean-Pierre Le Goff – Journal de neiges [Librairie La Brèche éditions, 72 pages, 14 euros]

Muriel Spark – Demoiselles aux moyens modestes

 Jeunes femmes au bord de la crise existentielle

Réédition d’une des grandes réussites de l’Écossaise Muriel Spark, ironiste subtile dans la meilleure tradition des lettres d’outre-Manche.

 


 

 

De 1957 à 2004, Muriel Spark a publié 22 romans ramassés, non dépourvus d’humour noir, dans lesquels une galerie de personnages extravagants (les uns naïfs ou exaltés, les autres manipulateurs) interagit dans une trame narrative dense et complexe dont la logique secrète, parfois dramatique, se révèle peu à peu, lorsque les pièces de son puzzle commencent à s’emboîter. Spark ne s’encombrait pas de psychologie et son œuvre entière est un prodigieux effort de dégraissage du roman. Sur un mode sarcastique, en digne héritière d’écrivains comme Ivy Compton-Burnett ou Evelyn Waugh, elle a construit une œuvre de moraliste sans morale explicite, où les faits parlent d’eux-mêmes. À l’instar de Waugh, d’ailleurs, elle s’est convertie au catholicisme (un évènement qu’elle considérait fondateur pour son travail d’écrivain), et ce sont donc les motivations cachées derrière les actes des uns et des autres qui l’intéressent. Des motivations qui restent, bien entendu, ambigües, mais n’en répondent pas moins le plus souvent à la traditionnelle liste des péchés capitaux (luxure, jalousie, avarice, etc.). Le diable est souvent dans les détails chez Spark et les personnages diaboliques n’y manquent pas, même si l’on peut parfois les confondre avec des anges.

            La réédition de Demoiselles aux moyens modestes, excellent cru de 1963, vient à point pour nous rappeler les prodiges d’efficacité et de concision pince sans rire dont elle était capable (même si l’on regrettera que la traduction un peu datée ne rende pas complètement justice à son économie stylistique imparable). « Jadis, en 1945, tous les gens bien étaient pauvres, à quelques exceptions près ». Dès la première ligne, le ton est donné : raconter le passé récent comme s’il s’agissait d’une période lointaine, presque mythologique, ce qui permet à l’auteur, tel un dieu omniscient, pas toujours bien intentionné, de dévoiler le passé et surtout le futur de ses créatures, afin de mieux mettre en perspective leurs actions (pour les dédouaner ou, l’air de rien, les accuser).

            Nous sommes donc à la fin de la guerre, dans un Londres mal en point, où le rationnement est à l’ordre du jour. Dans le club May of Teck, « fondé à une innocente et lointaine date du temps d’Edward VII », des jeunes femmes vivent ensemble en attendant mieux. Ce microcosme est un bouillon de culture idéal pour Spark, qui y dispose ses personnages-pions, lesquels forment une fine équipe, de la jeune fille coincée, bien sous tous rapports, qui donne des courts de diction en faisant déclamer à ses élèves des poèmes ampoulés (le livre en est ponctué), à la sculpturale Selina, qui plaît aux hommes et pourrait bien se révéler moins lascive qu’il n’y paraît, en passant par quelques vieilles-filles typiques de la littérature anglaise, des femmes mûres et comme il faut qui jouissent d’une sorte de dispense papale leur permettant de continuer de séjourner au club, et enfin Jane, qui réalise un « travail intellectuel » pour le compte d’un éditeur douteux, ce qui lui vaut le respect de toute la petite communauté. Cette dernière écrit également de fausses lettres d’admirateurs à divers écrivains célèbres dans l’espoir d’une réponse autographiée et donc monnayable, ce qui ne marche pas toujours : « comme vous dites ne pas désirer d’argent, je ne vous forcerai pas à accepter ma signature olographe, qui présente une certaine valeur marchande », lui répond – à la machine, sans signer – George Bernard Shaw.

            L’art du récit sparkien se construit par brèves scènes, précises, faussement désordonnées, ce qui lui permet de raconter la brutale transition d’un monde à l’autre que délimite la guerre qui s’achève. La part de tragédie qu’on y lira pourra aussi s’interpréter métaphysiquement, car l’heure du jugement n’est jamais là où on l’attend.

 

Muriel Spark – Demoiselles aux moyens modestes [Traduit de l’anglais par Léo Dilé – Pavillons Poche, 192 pages, 8,50 euros]

Daniel Guebel – L’absolu

Des génies fracassés

En Borges impudique, l’argentin Daniel Guebel creuse les gouffres labyrinthiques de la quête d’absolu pour mieux emporter le lecteur dans un roman dense et vertigineux.

 

 


 

Depuis la parution de son premier livre en 1987, Daniel Guebel a construit une œuvre ambitieuse dont l’érudition, aussi vaste qu’ironique, est au service d’une interprétation délirante du réel. Dans une langue qui passe sans encombre du raffinement aux emportements les plus crus, il s’agit de construire des récits pleins de virages abrupts qui n’en sont pas moins portés par un vrai talent de conteur. C’est bien parce que, telle Shéhérazade, il a l’art de nous mener en bateau que Guebel peut tout se permettre dans ses romans.

Les Mille et une nuits sont d’ailleurs une référence constante pour l’auteur, qui y puise à la fois la matière du merveilleux (un miroir déformant où refléter l’instable identité argentine, comme si cette dernière était un conte de fées) et la liberté que permettent les récits-gigogne. Ainsi, dans le seul de ses romans traduits précédemment, L’homme traqué (L’Arbre vengeur, 2014), grande fuite en avant épileptique où un personnage devient tous les personnages possibles, on trouve un épisode qui n’a rien à envier à la magie orientale : la découverte sous les eaux d’une perle huitrière géante aux reflets enchanteurs.

            L’absolu est son œuvre maîtresse. Il y invente une généalogie fictive au compositeur russe Alexandre Scriabine, pionner des avant-gardes. Celui-ci chercha à créer littéralement la musique des sphères avec sa pièce inachevée Mysterium qui devait convoquer tous les sens, des « claviers à lumière » aux caresses corporelles. Exécutée dans un dôme spécialement conçu situé au sommet de l’Himalaya, elle était censée faire entrer en résonnance l’univers. Lequel, certainement, résonne dans ce roman aussi excessif que subtil, puisqu’il nous mènera, de générations en générations et selon un apparent paradoxe, jusqu’au Big-Bang.

            C’est évidemment l’idée d’un art voué à l’échec de par ses prétentions totalisantes mêmes qui intéresse Guebel : l’absolu, qu’il soit sensible, intellectuel, politique ou religieux, est par essence impossible à attendre. Tout artiste, nous dit-il en substance, est un raté et c’est bien cette condition qui le justifie. La vie, après tout, pour citer une des épigraphes, n’est qu’un « songe fébrile ».

            Le premier de ces génies en quête d’une « parole juste » – ce qui, nous rappelle l’auteur, « n’est pas la même chose qu’une phrase complète » –, c’est Frantisek Deliuskine. Homme mélancolique et patraque malmené par un médecin délirant, il cherche à réinventer la musique par la voie de la fornication dans les arrière-cours boueuses de la Russie du XVIIIème siècle. Sorte de Sade parodique, il connaît tardivement une reconnaissance dont il ne peut guère jouir, et laisse un fils, Andreï, « esprit suprême » qui révolutionnera sans le savoir la pensée politique et influencera Lénine grâce à ses annotations en marge des écrits d’Ignace de Loyola, fondateur des Jésuites. Il en ressort que « sous les apparences inoffensives d’un manuel d’ascétisme destiné à provoquer des théophanies en série, les Exercices spirituels sont en réalité un traité crypté pour la recherche, la sélection et l’entraînement d’un groupe d’illuminés aspirant à s’emparer du pouvoir ». Andreï se retrouve ensuite embarqué dans la campagne d’Égypte d’un Napoléon jaloux de Joséphine qui le fait cocu à Paris. Ainsi, confie l’empereur, « si l’herméneutique est l’effort, aussi audacieux qu’inutile, pour rendre actuel un sens tombé dans l’oubli, permettez-moi alors de vous raconter comment toute la campagne d’Égypte n’est rien d’autre qu’une nouvelle tentative pour redonner à la vie le sens de mon sacrifice devant l’autel de l’amour ».

            Les générations se suivent et on passe à Esaü, condamné à « la défense de l’héritage paternel », une idée, peut-être, « qui courtise le vide ». En voulant mettre en pratique les concepts révolutionnaires de son père, voici qu’il tombe en prison, à la merci d’un despote fantasque qui lui joue toute sorte de tours, lesquels poussent dans leurs derniers retranchements les notions de liberté, de libre-arbitre et de soulèvement. On en vient enfin à Scriabine ou à une version de celui-ci, Guebel faisant ce qui lui chante avec les dates historiques. Son Scriabine patauge dans le « bourbier » de la théosophie auprès de Mme Blavatsky, fasciné par la « version abrégée des questions fondamentales » qu’elle lui présente. Son Scriabine, surtout, est incapable de comprendre sa femme. La complexité des relations de couple est un autre des thèmes fétiches de l’Argentin, et les hommes – pusillanimes, obnubilés – n’en sortent pas grandis.

La saga se poursuit et s’achève en Argentine, avec le frère de Scriabine, pianiste exceptionnel qui dépérit lors de tournées lamentables, comme égaré « sur la carte des destins inégaux ». Sa fille est la narratrice du livre et, tandis qu’elle se perd « dans la ligne imaginaire qui s’ouvrait derrière les miroirs », c’est le fils de cette dernière qui clôt le récit en tentant d’aller encore plus loin que son auguste ligné : si « les génies ouvrent des brèches dans le champ du connu et font entrer le feu de la nouveauté, ces magmas remontent à la surface et cristallisent bientôt », lui, en revanche, cherche à « obtenir que la flamme de l’éternel cautérise dans notre chair la blessure de la mort ». L’éternité, donc, dont il découvre la possibilité aux détours des pages d’une revue populaire. Voici qu’il construit une improbable machine à voyager dans le temps. S’il cherche la réponse à sa quête dans le futur, c’est aux origines mêmes de tout qu’il atterrit.

Ce prodigieux roman philosophique et blagueur, concis et expansif, convoque le sublime et le ridicule en un nœud serré afin d’entrapercevoir le « chant du salut universel ».

 

Daniel Guebel – L’absolu [Traduit de l’espagnol (Argentine) par Gersende Camenen – Gallimard, 496 pages, 24 euros]

 

Max Aub – Jusep Torres Campalans

 

Vie imaginaire

 

Réédition d’un livre majeur de Max Aub, où il décrit pat le menu la vie et l’œuvre d’un étrange peintre catalan, catholique et anarchiste, qui finira par préférer le farniente chez les indiens du Chiapas.

 



 

Pour quelques mystérieuses raisons, on ne retient de Max Aub en France qu’un petit précis d’humour noir, ses Crimes exemplaires, maintes fois réédités. Le reste de son œuvre, à commencer par son cycle monumental sur la guerre d’Espagne, Le labyrinthe magique (entièrement traduit il y a une dizaine d’années chez Les Fondeurs de briques), reste largement ignoré. C’est peut-être dû en partie à sa condition, si l’on peut dire, « d’apatride » : né français d’un père allemand, il devient espagnol à l’adolescence, connaît la douloureuse expérience des camps français à la fin de la guerre civile (ce qu’il raconte dans son Manuscrit Corbeau), puis part pour le Mexique en 1942, pays où il passera le reste de sa vie et dont il adoptera la nationalité. Mais c’est bien l’Espagne, toujours, cette patrie qui l’aura condamné à l’exil et dont il avait adopté la langue, qui restera au centre de ses préoccupations, ce que démontrera le curieux objet littéraire aujourd’hui réédité (après une première parution française chez Gallimard en 1961 qui passa complètement inaperçue).

            Jusep Torres Campalans, comme son titre l’indique, est une biographie, celle d’un peintre catalan de la première moitié du XXème siècle, grand ami de Picasso, qui aura été au centre de toutes les avant-gardes de l’époque, du fauvisme au cubisme, en passant par l’abstraction ; au centre, également, de toutes les beuveries et de toutes les disputes, et ce au centre même de tous les centres : Paris. Ou pas, car personne ne se souvient de lui. Ce qui s’explique sans doute par le fait qu’il n’a jamais existé, malgré tous les documents (articles, photographies, entretiens) et toutes les œuvres reproduites dans ce volume qui porte son nom. Rien au fil des pages, aussi bien dans l’édition mexicaine de 1958 que dans la française paru trois ans plus tard, n’indique qu’il s’agit d’un canular (les œuvres qu’on peut y contempler, parodiant divers travaux de Picasso, Gris, etc., ont été réalisées par un ami d’Aub). C’était donc au lecteur, à l’époque, qu’il revenait de déceler les indices qui pourraient lui permettre de douter de l’existence réelle de ce « Don Jusepe » que Max Aub prétend avoir rencontré par hasard en 1955 dans le Chiapas, où il se serait exilé en 1914 pour fuir une guerre qui était une insulte à son idéalisme anarchiste et catholique. Un départ qui le fit abandonner aussi définitivement la peinture, domaine où il était peut-être le plus idéaliste.  

Un absolu artistique qui s’exprime pleinement, entre autoréflexions et aphorismes, dans les pages de son journal, un « cahier vert » reproduit in extenso qui aurait été confié à Aub par le critique d’art Jean Cassou. « Ne pas expliquer. Jamais. Tout s’explique par le fait d’exister », y lit-on. Ou encore : « S’il était interdit de parler de peinture, beaucoup de gens cesseraient de peindre. Nous découvririons alors la valeur de chacun ». Certains collègues en prennent pour leur grade : « Matisse, oui, en tant qu’épiderme. Beau costume pour habiller la peinture. Mais la peinture là-dedans ? ». Quoiqu’il en soit, « c’est une erreur de croire que ce que nous faisons est de la grande peinture. Nous préparons celle de demain. N’est-ce pas suffisant ? ». D’ailleurs, « qui, sachant peindre, ne peindrait pas ? Il faut arriver à faire une peinture qui semble être faite par n’importe qui et qui, pourtant, ne puisse être faite que par quelqu’un qui sait peindre ».

À la fois passionné et naïf, intense et taiseux, d’un sérieux à défoncer les moulins à vent et d’un humour subtil, ce qui ne l’empêche pas de sembler par moments grandiloquent ou ridicule, Campalans incarne une sorte de concentré de l’avant-garde espagnole et de l’artiste tout court. Il est celui qui va de l’avant pour mieux revenir aux origines, il découvre l’art « nègre » avant Picasso et revendique un art primitif. Il ne faut pas s’étonner, dès lors, qu’il finisse par renoncer à tout et parte au Mexique vivre avec les Indiens Chamulas pour se consacrer « au métissage » (on apprendra au passage deux ou trois choses sur leur étonnant syncrétisme religieux et leur cuisine ; Aub ne dédaigne pas le savoir encyclopédique).

            Jusep Torres Campalans n’est donc pas qu’un simple jeu. En annonçant dès la préface que le sujet du livre n’a jamais existé, l’éditeur Yves Pagès désamorce le canular et nous permet de lire ce livre pour ce qu’il est : une œuvre littéraire hybride qui, en réunissant une biographie, un catalogue d’œuvres, des articles de presse, un journal, deux longues conversations, tous fictifs, accompagnés d’un « chrono-panorama » très documenté qui replace le faux Campalans dans la vraie réalité de l’histoire de l’art de son siècle, élabore une réflexion sur les avant-gardes, leurs grandeurs et leurs apories, doublée d’une histoire des utopies politiques, celles-là même qui connaitront une triste fin en Espagne. Mais, comme le dit Campalans à Aub un soir de 1955, « les Espagnols, Monsieur, ne sont pas des gens bien élevés ».

 

Max Aub – Jusep Torres Campalans [Adapté de l’espagnol par Alice et Pierre Gascar – Verticales, 2021, 338 pages, 21 euros]

Gabriel Josipovici – Hôtel Andromeda

 

L’artiste et sa solitude

Avec son élégance habituelle, l’anglais Gabriel Josipovici tente une nouvelle fois de mettre le doigt sur ce qui fait la grâce si particulière de l’artiste, cette figure à la fois mélancolique et lumineuse.

 


 

 

Josipovici aime les créateurs excentriques, ceux qui, loin des modes et parfois même du monde, réalisent patiemment une œuvre auto-suffisante mais pas nécessairement autiste pour autant ; une œuvre, plutôt, qui invente ses propres règles comme une façon de faire face à une vie pas toujours facile. Une manière, pour ainsi dire, de trouver une place. Il y a peut-être, dans cette vision de l’artiste, quelque chose de romantique chez Josipovici, mais il y a surtout, de sa part, une foi dans les puissances de l’art et dans la force « lumineuse » – quand bien même en proie à des affects et des blessures pas toujours claires – de l’acte même de la création.

            Hôtel Andromeda, dès son titre, renvoie à l’artiste américain Joseph Cornell, lequel, dans sa maison du Queens, à New York, où il vivait avec une mère envahissante et un frère handicapé dont il devait assumer malgré lui la charge, réalisait dans son coin des boîtes-collages à la forte inspiration onirique à partir d’éléments collectés dans les brocantes et sur les plages. Une œuvre très personnelle qui lui valut l’admiration de nombreuses célébrités. Il est de ces artistes dont l’univers si particulier ne saurait être séparé des conditions tout aussi particulières de sa création, et c’est bien ce croisement entre l’art et les conditions de vie – déterminantes – qui intéresse Josipovici (tout comme dans Infini – l’histoire d’un moment il s’était penché sur un autre excentrique de haute volée, le compositeur italien Giacinto Scelsi).

            Et puisque la création artistique, aussi idiosyncratique soit-elle, ne saurait être coupée du réel, Josipovici la met en parallèle avec le drame du monde, incarné ici par « l’arrivé de l’homme de Grozny », dans la vie paisible – morne, dirait-elle – d’Helena, qui planche depuis son petit appartement londonien sur un livre consacré à Cornell. Photographe de retour de Tchétchénie où il a vu des horreurs sans fin, l’homme débarque dans la vie d’Helena sur une recommandation de la sœur de cette dernière, qui travaille là-bas dans un orphelinat.

            Ces divers éléments s’organisent en brefs chapitres fortement dialogués, autant de moments quotidiens où l’héroïne semble lutter avec le sujet de son livre, qu’elle tente d’aborder par approximations successives, et lutter encore avec son amour propre, comme si l’absence de communication avec sa sœur, laquelle regarde pour ainsi dire le monde en face et tente même d’y intervenir, agissait en révélateur de sa propre petitesse, elle qui ne fait qu’écrire des livres que peu de gens lisent sur des artistes auxquels peu de gens s’intéressent. 

            « Même si tout le monde est un peu bizarre et même si les prédécesseurs et contemporains de Cornell dans le domaine du recyclage des détritus – Picasso, Duchamp, Schwitters – n’étaient pas des modèles de respectabilité bourgeoise, Cornell était autre chose. Contrairement à eux, il n’avait aucune idée de la manière de vivre dans le monde. » Cornell est un inadapté en proie à des désirs troubles qui recrée dans ses collages en trois dimensions un univers à la fois intime et cosmique, et l’Helena qu’invente Josipovici pour nous parler de lui est, elle aussi, à sa façon sans doute plus banale, une personne « un peu bizarre ».

            C’est au fond la question de la solitude qui ne cesse de revenir dans ce livre, celle de Cornell sur une photo prise à la fin de sa vie, alors que les deux personnes qu’il avait tant aimées et tant haïes, sa mère et son frère, sont morts ; celle, aussi, d’Helena, qui ne cesse d’aller rendre visite à sa voisine âgée du dernier étage et à l’écrivain qui vit au sous-sol pour leur faire part de ses difficultés à cerner son objet d’étude et, peut-être, à se cerner elle-même. Josipovici, par touches délicates, met en scène cette fragilité.

 

Gabriel Josipovici – Hôtel Andromeda [Traduit de l’anglais par Vanessa Guignery – Quidam, 2021, 176 pages, 19 euros]

Roberto Arlt – La danse du feu

 

Un drame urbain

Cette réédition du dernier roman de l’argentin Roberto Arlt est l’occasion de redécouvrir son talent pour décrire la ville comme un espace aliénant où grouillent les vies mornes.

 


 

 

Quatrième et dernier roman de son auteur, publié en 1932, La danse du feu conclut un cycle entamé en 1926 avec Le jouet enragé et poursuivit dans le diptyque Les sept fous/Les lance-flammes, dans lesquels des personnages idéalistes, pusillanimes et angoissés subissent l’aliénation d’une grande métropole urbaine que Roberto Arlt, en Argentine, aura pour ainsi dire inventé littérairement. Buenos Aires, bien entendu, ne l’avait pas attendu pour devenir tentaculaire, à mesure qu’elle se remplissait d’immigrés venus tenter leur chance depuis les quatre coins de l’Europe ou d’ailleurs et que les immeubles prétentieux s’y disputaient aux bidonvilles. Mais c’est lui qui, le premier, certainement, aura su la décrire dans toute sa démesure et faire entrer de plain-pied dans la fiction ce paysage fait de « deux villes superposées : celle des gratte-ciels, au fond, et celle des maisons basses qui étend au-dessous sa ligne horizontale fracturée ».

On a souvent dit de la littérature de Arlt – ce « survivant-né », comme le qualifiait Bolaño – qu’elle était le curieux fruit d’une culture approximative, faite de lectures hâtives et désordonnées de mauvaises traductions, et d’une capacité prodigieuse de saisir avec acuité la réalité populaire de la grande ville (une acuité dont les écrivains bourgeois d’alors n’auraient su faire preuve). C’est particulièrement frappant dans le cas de cette Danse du feu qui, s’il n’est pas le meilleur roman de Arlt, n’en reste pas moins un drôle d’objet : une sorte de feuilleton sentimental comme il s’en écrivait et publiait des pelletées à l’époque, mais pour ainsi dire baigné dans l’acide d’un regard cruel qui n’a qu’une envie, celle de réduire en miettes les conventions sociales corsetées et hypocrites de son temps.  

De l’idéalisme au cynisme il n’y a parfois qu’un pas, et c’est bien entre ces deux pôles qu’oscille en permanence Estanislao Balder, ultime avatar arltien du citadin anonyme et frustré ; un parmi d’autres dans une ville qui en fourmille. Un type coincé dans une vie insatisfaisante et dont les aspirations incertaines, peut-être inexistantes au-delà du simple désir d’aspirer à quelque chose, sont condamnées au néant. Le roman s’ouvre sur une scène où Balder, « à la recherche du drame », « son costume bien repassé et son nœud de cravate fixé au centre mathématique du col », s’apprête à déclarer à la mère de la jeune Irene qu’il s’est épris de sa fille, lui un homme marié !

Ainsi commence le vaudeville existentiel d’un homme à la vie terne, lequel, comme tant d’autres de ses connaissances dont il ne cesse de critiquer les comportements, attrapés qu’ils sont entre leurs femmes et leurs maîtresses – autant de pauvres conventions qu’ils acceptent trop placidement à son goût –, est pris au piège « de la somme de contradictions mises en jeu, dans le mécanisme psychologique de l’être humain, par la grise monotonie de la ville ». Une ville qu’Arlt décrit brillamment, que ce soit les alentours de la gare de Retiro – ses édifices, ses publicités omniprésentes, son bruit et son agitation incessante –, ou le trajet en train qui le conduit jusqu’à la ville de Tigre où habite sa fiancée, en traversant des kilomètres de banlieue chaotique.

Balder est un homme qui pense trop et patauge dans sa « volonté tarée », dans l’éternel aller-retour des « excès les plus opposés ». « Sa permanente anxiété sollicitait une compagnie féminine qu’il repoussait presque aussitôt qu’il l’avait obtenue », nous dit de lui l’auteur : « là où il pensait trouver un palais, il découvrait une cabane ». Dans des dialogues imaginaires fébriles, en tous points dignes d’un insomniaque, il craint « l’appel du chemin ténébreux », qui pourrait bien être celui où le voyageur impénitent – voyageur, il va sans dire, mental – se voit contraint d’abandonner tout espoir. « Néanmoins », confie-t-il, « j’aimais cette vague de cendre qui pleuvait sur moi jusqu’à me submerger. J’aspirais à me noyer dans l’absolue négation de tout idéal, à m’engloutir dans le matérialisme de ces femmes qui se figuraient avoir de la religion parce qu’elles laissaient deux veilleuses allumées jour et nuit devant la Vierge de Luján ».

La danse du feu est une sorte de drame sec et parfois baroque dans son écriture qui cherche à décrire dans tous ses méandres le puzzle des aspirations incertaines d’un homme jeune et déjà revenu de tout – alors même qu’il semble ne pas avoir décollé – qui croit pouvoir chiffrer dans la relation bancale qu’il tisse avec une jeune femme idéalisée une réalisation impossible. L’amertume et la déception résignée semblent être les seules récompenses qui l’attendent.

 

Roberto Arlt – La danse du feu [Traduit de l’espagnol (Argentine) par Lucien Mercier – Cambourakis, 2021, 312 pages, 12 euros]

 

Copi – Le bal des folles

 

Le grand bal masqué

Réédition d’un roman essentiel de Copi, artiste multicarte qui fait du délire narratif et de la fuite en avant une grande mise en scène où nous sommes tous des « folles ».  

 


 

 

Tout va vite dans les romans de Copi. On y change de décor et de déguisement en permanence, c’est un monde travesti – au sens propre comme au figuré – dans lequel les masques que portent les personnages en cachent toujours d’autres. C’est un monde où la profondeur flotte à la surface, où le vrai est toujours faux et inversement ; un monde virevoltant, un « theatrum mundi » baroque qui force le réel et la fantaisie à se confondre pour mieux se précipiter. Car il s’agit d’aller vite, toujours ; d’écrire, par exemple, un roman en une semaine, comme le fait le narrateur et double de Copi qui vit son roman à mesure qu’il l’improvise, parce que « [son] éditeur [lui] fait des drames ». C’est « une logorrhée intarissable, un monologue écrit en direct, sous nos yeux, dans des cahiers transformés en petites scènes de théâtre », comme le dit Thibaud Croisy dans une postface qui fait honneur au génie du romancier, dramaturge et dessinateur argentin.

            Publié pour la première fois en 1977, Le bal des folles est son livre le plus emblématique, celui qui concentre le mieux une poétique aussi ambitieuse qu’elle semble jetée sur le papier entre deux bouffées d’une énorme « cigarette de marihuana ». Écrit, comme toute son œuvre, dans un français extravaguant où la saveur de l’argentin maternel n’est jamais loin, le roman raconte au rythme soutenu de la catastrophe, selon les règles d’un emballement permanent – d’« un affolement de la perception » (Croisy dixit) –, une histoire d’amour épouvantable et magnifique, romantique et abjecte : les extrêmes, chez Copi, non seulement se touchent, mais se fondent pour créer des figures grotesques. Comme dans son œuvre dramatique, qui accélère la mécanique du vaudeville jusqu’au vertige comique et macabre (ainsi de sa pièce Les quatre jumelles, où les personnages ne cessent de se trahir, de s’entretuer et de ressusciter), Copi roule en boule l’écriture romanesque pour que le récit, grâce à des rapprochements monstrueux, « se compose tout seul », « dans la douleur » que provoque en lui la mort de son amant Pierre, une sorte d’idéal masculin qui ne cesse de muter, comme si tout idéal était forcément condamné au ridicule. Ainsi, ce « Pietro » dont notre auteur est épris au-delà de toute raison – mais la raison, chez Copi, n’a pas lieu d’être – passera de la statue grecque à la maîtresse de maison à la folle mystique au rythme des changements de lieu, de Rome à Ibiza en passant par New York et bien sûr par le Paris interlope de la contre-culture des années 70 et des bars gays.

            Copi s’est réfugié dans un hôtel glauque de l’avenue Magenta et tente d’écrire un roman qui expliquera ses malheurs : la perte de Pierre donc, cet amour impossible et pourtant charnel (la sexualité, chez Copi, est un autre accélérateur), la présence envahissante d’un sosie de Marilyn Monroe qui lui en fait voir des vertes et des pas mûres, le caquetage incessant d’un groupe de « folles » qui s’est installé à demeure chez lui comme si son appartement servait de loges pour un spectacle qui n’aura jamais lieu.  

En vérité, chez Copi, on est toujours à « la veille du drame ». D’ailleurs, précise-t-il, « vous saurez d’emblée qu’il s’agit d’un roman policier, qu’il y a plusieurs crimes et deux coupables ». Mais, naturellement, il n’y aura « pas de châtiment », manquerait plus que ça. Des morts, en tout cas, il y en a, et pas qu’un peu. Reste à savoir s’ils sont réels ou rêvés (cauchemardés). Copi, qui a perdu une jambe après s’être fait mordre par un boa, fait exploser un sauna sous la place de l’Opéra, découpe en tranche une folle masochiste et tue de sang-froid sa boulangère-voyante et même son éditeur. Tout cela, il vient peut-être de l’inventer, le Bic à la main, penché sur son cahier. Ou pas. Qu’importe, la vie est un songe et chaque réveil n’est qu’une nouvelle étape du rêve, toujours plus délirant, toujours plus vertigineux.

 

Copi – Le bal des folles [Bourgois, Titres, 192 pages, 7,50 euros]

Sergueï Dovlatov – La valise

 


Il y a des circonstances qui ne laissent guère le choix. Ainsi, l’œuvre de Sergueï Dovlatov ne cesse de traiter de la réalité anarchique et souvent ubuesque de la vie dans la Russie communiste. Il y aura exercé toute sorte de métiers, de gardiens de camp à journaliste, en passant par guide touristique. Tous ses livres sont autobiographiques et, grâce à leur humour, manié avec la précision d’un escrimeur, ils ne pardonnent rien à personne. Comme son titre l’indique, le fil conducteur des huit récits en forme d’inventaire qui composent La valise, écrit en 1985, est, précisément, une valise. Celle dans laquelle l’auteur, alors qu’il quitte définitivement l’URSS pour New York, emballe ses maigres possessions (celles, du moins, qui passeront la douane sans encombre). Trois paires de chaussettes finlandaises sont le prétexte au récit de ses pérégrinations de contrebandier amateur avec une bande de pieds nickelés, sa « jeunesse criminelle ». Il est aussi question, alors qu’il travaille à la pose d’une pompeuse sculpture en marbre pour l’inauguration d’une station de métro, des chaussures qu’il vole au maire de Leningrad. En Russie, d’ailleurs, nous dit-il en substance, « on vole », « on fauche tout » et « tout cela revêt fréquemment un caractère métaphysique ». Ailleurs, en évoquant de quelle façon il est devenu l’heureux propriétaire d’un « costume croisé tout à fait convenable », il raconte sa vie de journaliste sous-payé et l’impossibilité de trouver un sujet d’article à même de satisfaire aux exigences des censeurs (le voici donc parti en quête d’une « mère héroïque » sur laquelle écrire). Et n’oublions pas des « gants d’automobiliste » obtenus alors qu’il fait l’acteur, déguisé en Tsar de toutes les Russies, lui qui ne peut s’empêcher de « passer son temps à répondre aux propositions les plus saugrenues ». La langue de Dovlatov ne fait pas dans la fioriture, le rythme, enlevé, persifleur, nous emmène d’un éclat de rire à l’autre. Des rires derrière lesquels perce, inévitablement, la conscience d’une vie faite d’opportunités manquées.

 

Sergueï Dovlatov – La valise [Traduit du russe par Jacques Michaut-Paternò – La Baconnière, 2021, 172 pages, 14 euros]