Entretien avec Pablo Katchadjian

Tourner en rond, perdu, et remercier les morts

Pablo Katchadjian s’entretient avec son traducteur Guillaume Contré.


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Propos recueillis et traduits par Guillaume Contré – Septembre 2015.



Article originellement publié sur le Fric Frac Club.

Suite à la parution l’année dernière de Quoi faire [Le grand os, 2014], que quelques bons lecteurs n’auront pas manqué de remarquer et que nous avions évoqué dans ces colonnes, voici que les pérégrinations francophones de l’argentin Pablo Katchadjian se poursuivent, avec la publication de son deuxième roman, Merci, pour le compte cette fois d’une nouvelle maison belge de qualité, Vies Parallèles. Un livre tout bonnement extraordinaire, et je ne dis pas ça seulement parce que je l’ai traduit, ses qualités parlent pour lui. Là où Quoi faire était un feu d’artifice drôlatique et provocateur qui explosait les lignes fatiguées du roman tout en laissant pointer entre deux éclats de rire une certaine inquiétude, Merci est quant à lui parfaitement linéaire et décidément plus perturbant, ce qui n’empêche pas l’humour d’avoir encore droit de citer. En guère plus de 130 pages, le texte fait montre d’une remarquable densité et d’une richesse de lectures insoupçonnée.

Un esclave débarque sur une île, il est bientôt acheté par un maître à priori libéral qui se révèlera pourtant un tyran des plus sadiques. Entre deux tâches si humiliantes et puantes qu’elles ne sauraient être contées (« l’odeur de l’humiliation et de l’esclavage »), mais aussi entre deux tranches de pain grillé, le narrateur tentera en compagnie d’autres esclaves de trouver le difficile chemin de la liberté. Il tâchera de prendre les bonnes décisions, sera couronné roi, lèvera une armée, séduira les femmes ou sera séduit par elles, goûtera certaines racines aux effets imprévisibles, participera à d’étranges cérémonies. Ce cheminement douloureux ne se fera pas sans cadavres, au rythme des conquêtes de châteaux à libérer, tandis qu’au loin des cheminées cracheront une fumée noire et que la cendre guettera. Notre esclave semble devoir tout apprendre sur le tas, et l’apprentissage est difficile. Faire les bons choix n’est pas une mince affaire.

Mais Merci n’est pas qu’une brillante fable sur le libre arbitre, c’est aussi un roman où l’on retrouve – plus discrètement sans doute que dans Quoi faire, mais pas moins efficacement – toute l’ingéniosité formelle de Pablo Katchadjian, dont on se rappellera qu’il avait déjà mis en ordre alphabétique les vers du poème national le Martin Fierro, grossi l’Aleph borgésien, ou encore publié un livre qu’on ne peut lire (et encore) qu’avec une loupe. Cette approche iconoclaste de la forme, qui se traduit par des interventions aussi franches que subtiles à la surface du texte, a toujours chez lui vocation à travailler d’abord en profondeur. Dans le cas de Merci, cela permet d’impliquer directement le lecteur dans cette difficile question de la liberté et de remettre à plat ce bon vieil exercice de la lecture, qui redécouvre ainsi les joies des sables mouvants.

Pablo Katchadjian a eu la gentillesse de répondre à quelques questions, l’occasion de parler non seulement de Merci mais encore de son travail en général.


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Merci, pour le dire grossièrement, c’est l’histoire de quelqu’un qui essaie de faire les choses bien mais pour qui rien ne se passe comme prévu. Une première question pourrait alors être celle-ci : peut-on faire les choses bien ?

C’est une bonne question, mais la réponse devrait être que ça n’importe pas : on ne peut pas décider si ce qui a été fait l’a été bien ou pas, en raison des effets. Ainsi, ce qu’a fait le protagoniste était bien, pourrait-on dire, et le résultat a été désastreux, mais pas complètement, puisqu’il se libère définitivement. Evidemment qu’on pourrait alors penser : mais les intentions n’ont pas d’importance. C’est vrai, les intentions n’importent pas, tout importe : comment il l’a fait, pourquoi il l’a fait, qu’a-t-il pensé en le faisant, qu’a-t-il senti en le faisant, s’il a été sincère avec lui-même, etc. J’imagine que c’est ce genre de choses que l’on peut juger lorsqu’on évoque une action. En même temps, peut-être le résultat a-t-il aussi à voir avec ce « tout », et dans ce cas le résultat est un mystère : qu’est-ce qui n’allait pas ?

Agir bien ou mal, c’est entre autres choses une question de libre arbitre, confronté à la fatalité d’un résultat qui ne saurait que le réduire. C’est un thème important de tes romans : la recherche d’une liberté pour modifier cette fatalité. Crois-tu qu’en écrivant tu puisses la trouver ?

C’est toujours la même chose : on commence en étant libre et à mesure que l’on prend des décisions on devient esclave. Ou c’est l’inverse : on commence esclave et à mesure que l’on prend des décisions on se libère. On pourrait croire que les deux choses ont lieu en même temps et ce qui se trouve des deux côtés, en tous cas, c’est le moment où quelque chose est décidé. La question, c’est qui décide, dans le sens de quel type d’organe. Celui qui décide dans l’écriture est un organe qui trouve plaisir à la tension.

Pour évoquer ton travail, il est souvent question d’avant-garde. Pourtant, ça ne semble pas le sujet. Chacun de tes livres fait montre de choix formels très définis, mais tu sembles chercher à ce qu’on les oublie. Y vois-tu une condition de l’écriture, de la lecture, des deux ?


Oui, y compris dans les livres les plus formels, comme le Martín Fierro ordenado alfabéticamente. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui reste, pas le procédé. Qu’il y ait du rythme, par exemple, qu’il y ait un sens défiguré mais qui soit quand même un sens, qu’il y ait un travail avec la mémoire. Je ne me rappelle plus qui disait que les gens ne peuvent pas ou ne veulent pas voir deux choses en même temps : s’il y a procédé, alors il y a forme, mais il ne doit pas y avoir ne serait-ce qu’un thème, pour ne rien dire du contenu, de l’écriture ou du plaisir. S’il y a de l’humour, il ne saurait rien y avoir de sombre, ni de politique, etc. Et je me rends compte que ce qui m’intéresse, c’est qu’il y ait plusieurs choses simultanément et qu’il faille les voir simultanément, comme s’il s’agissait de couches de transparence. En même temps, du moins au début, le procédé est une décision qui te libère d’une série de restrictions invisibles, car il t’emmène ailleurs. Mais lorsque le récit trouve son chemin propre, le procédé reste en arrière.

Pour continuer avec l’idée de couches de sens : sur le quatrième de la première édition argentine de Gracias, en 2011, on proposait de lire le livre comme un roman d’aventures, tandis que l’édition francophone opte pour une lecture philosophique. Les deux sont parfaitement valides et semblent se compléter. Le point de rencontre, c’est la péripétie, qui à la fois fait avancer l’histoire (la superficie, la vitesse) et complique le côté réflexif (le souterrain, la lenteur). Ce double mouvement t’intéresse-t-il, te paraît-il pertinent ?

Couches de sens, c’est bien. On pourrait aussi parler de couches de forme. La proposition de le lire comme un roman d’aventures a eu à voir avec ma préoccupation que le roman ne soit pas trop sombre. Car en ce qui me concerne, une fois terminé, ça m’a paru trop sombre. Et j’avais beau ne rien y voir de mal, j’en ressentais quand même un peu de honte. Mais quand le roman a été publié, les gens me disaient qu’ils s’amusaient et qu’ils riaient aux éclats. Pas tous, évidemment, quelques-uns le trouvaient sombre, mais beaucoup le lisaient comme quelque chose de plutôt comique. Et quand ils me disaient que c’était comique, je leur demandais : « Mais tu n’as pas trouvé ça sombre ? ». Et eux me disaient, comme si c’était sans importance : « Ah, oui, bien sûr, aussi ». Ce qui m’a plus, mais m’a également préoccupé. Ensuite, le roman a été publié en Israël, et a été lu là-bas presque allégoriquement. Allégoriquement dans un sens politique, bien sûr, mais d’une façon référentielle, quasiment comme si c’était l’allégorie d’une situation politique concrète. Et tout ce mouvement m’intéresse beaucoup, oui. J’aime que le texte donne l’impression de pivoter : lorsqu’il semble s’agir d’un roman d’aventures, c’est une allégorie ; lorsqu’il semble s’agir d’une allégorie, c’est comique ; lorsqu’il semble que c’est comique, c’est sombre ; lorsqu’il semble que c’est sombre, c’est politique. Mais si ça se trouve, ça ne le fait qu’avec moi. Ou plutôt non : selon moi, c’est surtout sombre.

Tu as dit en interview que le titre faisait allusion à un remerciement du narrateur. À qui dit-il merci, à lui-même ? Ne pourrait-ce pas être les autres esclaves qui le remercient ? À considérer les évènements, on serait en droit de penser que ce sont des morts qui remercient, ou que lui remercie des morts. Il y a quelque chose d’ironique, de morbide dans le choix du titre ? Cela t’intéresse-t-il d’en faire une sorte de devinette adressée au lecteur ? Ou n’y a-t-il rien à remercier ?

C’est très bien ça : il remercie les morts. Et en même temps, pourtant, le titre continue d’être énigmatique, y compris pour moi, car je ne crois pas qu’il s’agisse seulement de ça. Si ça se trouve, c’est toutes les options : les vivants le remercient lui, les morts le remercient également, il remercie les morts (car des vivants, il n’en reste plus). Je ne crois pas que ce soit une devinette car elle est sans réponse. Sans doute parce qu’il y a là un problème, mais en même temps quelque chose semble indiquer que le titre est le bon, celui que le livre devait avoir, dans le sens que sans ce titre il serait autre. Il s’agit du coup d’une tension supplémentaire : le titre est bien, mais on ne sait pas vraiment pourquoi ; il fait quelque chose, mais on ne sait pas ce qu’il fait.


À propos de Merci, tu as fait référence au romantique allemand Heinrich von Kleist (son roman Michael Kohlhaas), également au Candide de Voltaire ; de même, tu diriges une collection de traductions. Je me demandais s’il t’importait de te distancier de la littérature argentine (qui tend parfois à l’autoréférentialité) et si les classiques ou les traductions d’auteurs peu connus étaient pour toi une façon de te faire un espace propre, avec des références moins usées ou moins dans l’air du temps, et chercher ainsi ta propre « contemporanéité », disons, depuis une certaine distance, quelque chose en fin de compte qui pourrait se considérer très argentin (ou borgésien du moins)…

Michael Kohlhaas et Candide ont été les influences directes de Merci en ce sens qu’après les avoir lu j’ai été amené à penser des choses qui m’ont poussées à écrire mon propre livre. Il y en avait d’autres avec eux, sans doute, mais c’est ces deux-là que j’avais directement en tête. Et puis celui de Kleist est mon roman favori, à ce qu’il me semble. J’aime sa rapidité, non parce qu’il se lit vite, mais parce qu’il va vite : on n’est jamais vraiment préparé à ce qui arrive, les évènements nous dépassent. Ce qui s’est converti en un type de narrateur : le narrateur dépassé par les circonstances. Dans Candide, ce qu’on trouve c’est un personnage qui passe presque ingénument par des situations terribles. Ce qui me plaît, ce n’est pas tant de me distancier que d’aller et venir. Et la littérature est idéale pour ça. Pour moi, en lisant, il n’y a pas beaucoup de différences entre des livres d’un endroit ou d’un autre ou d’une époque ou d’une autre, non que ça reviendrait au même mais qu’ils peuvent s’avérer des expériences de lecture intenses qui parviennent à m’extirper de l’endroit où je pense et sens. De toute façon, en Argentine, si on veut lire des textes de plus de cent ans, on est forcé de se déplacer. Cela donne pas mal de liberté, disons, territoriale, parce que ça t’oblige à le faire. Ensuite, il arrive aussi qu’on sente par inclinaison personnelle une contemporanéité dans des endroits étranges, et au final, dans la lecture, tout ce qui ne devient pas objet de musée devient contemporain. Alors oui, on se construit sa propre contemporanéité en allant et venant. Ensuite on écrit ce qui nous vient.

Parlons de style : le tiens a une transparence apparente, comme s’il n’y avait pas de distance entre le fait en soi et le fait de le raconter. Si quelqu’un ouvre une porte, il est écris que le type a ouvert la porte, contrairement à de nombreux romans qui ne ménagent ni les descriptions ni les métaphores pour rendre ça « littéraire ». En même temps, dans Merci, les interventions formelles (les répétitions à peine altérées, les phrases interrompues) n’ont de cesse de démentir cette supposée transparence de ton écriture. C’est quoi le style pour toi ? Comment le conçois-tu ? Tu partages le point de vue d’un César Aira quand il dit que le « beau style » peut se retourner contre la littérature ?

« Il caressa du bout irisé des doigts le bronze ondulé et phallique » vs. « Il prit la poignée ». Les deux me plaisent, à ce qu’il me semble. Peut-être le problème est-il celui du déplacement du critère de jugement. Si un livre est écrit comme dans le premier exemple, on peut supposer que ce qu’on va juger c’est la « musicalité » de la prose, l’habileté verbale, ce genre de choses. En revanche, si ça n’est pas présent, voire s’il y a un refus de ça, que va-t-on juger ? Eh bien, le talent pour construire des personnages, leurs psychologies, etc. Et si ça n’est pas présent, que va-t-on juger ? Eh bien, l’intérêt référentiel de ce qui est écrit. Et si ça n’est pas présent ? Et ainsi de suite… Le problème, c’est « le littéraire » qui est toujours paradoxal, car le littéraire se cherche en fuyant « le littéraire », voire en méprisant « le littéraire ». Parce qu’on est en quête de tensions, et « le littéraire » c’est le contraire de la tension. Je suis d’accord avec l’opinion que tu cite de Aira, bien sûr, et j’ajouterai que l’idée de littérature se retourne contre la littérature. En même temps, moi, je suis très intéressé par le rythme, que les phrases sonnent bien, etc. La question, c’est qu’est-ce que c’est « bien ». « Bien », selon moi, a partie liée avec l’incommodité et avec l’intensité. Hier justement, quelqu’un me parlait de la façon dont la prose de Pouchkine paraissait violente à ses contemporains. Goethe ne supportait pas Kleist. Je cite ces deux-là car maintenant en terme de style ils paraissent plutôt transparents – et en même temps, ils continuent de paraitre un peu violents. Mais la transparence : en général, je ne supporte pas très bien la prose qui parait écrite pour qu’on soit obligé de deviner ce qu’on est en train de nous dire. Je me dis : « S’il sait ce qu’il veut dire, pourquoi ne le dit-il pas ? ». Cela change quand le style est très extrême et qu’on découvre qu’il n’y a rien derrière, ou en tous cas que pas même l’écrivain le sait ou que c’est à force de style qu’il le fait apparaître : là, oui, ça me plaît.

Dès le titre de ton roman Qué hacer et à divers moments de Merci (« Plutôt morts qu’esclaves ! », par exemple, le slogan crié par le narrateur devenu leader), tu sembles reprendre des éléments d’une rhétorique révolutionnaire. Il y a une ironie implicite dans l’usage que tu en fais, un peu comme avec ton livre La cadena del desanimo, dans lequel sans autres commentaires tu compiles des citations extraites des quotidiens, mettant en évidence leur supercherie. Se positionner en tant que porte voix des autres – comme peuvent le faire un journaliste influent, un politicien, un leader quelconque – c’est nécessairement une tromperie ?

Bon, il y a deux choses dans la question : la tromperie et la représentation. Et l’ironie. Pourrait-on dire que la seule façon de représenter sans tromper c’est de rendre explicite la distance ? Je ne sais pas, c’est possible. En tous cas, l’ironie est une forme de distance. Il y a une chanson que joue Marc Ribot, un guitariste que j’aime beaucoup, une chanson cubaine qui s’appelle « La vida es un sueño ». Les paroles sont terribles, très tristes. On a demandé à Ribot pourquoi il la jouait et la chantait de cette façon, avec distance, et il a dit qu’il ne pouvait pas la jouer sans, mais qu’en même temps il espérait que quelque chose resterait de la chanson et des paroles, en sus de l’ironie, parce que lui était ému par la chanson : qu’on puisse voir les deux choses à la fois, la distance et les paroles. Il se passe un peu la même chose pour moi. Il est possible, de fait, que la distance donne plus de force aux paroles, que l’ironie rende une phrase plus littérale et plus intense : vouloir dire quelque chose et ne pas pouvoir le dire sans distance, mais le dire, finalement. Quand le personnage dit « plutôt morts qu’esclaves » il est prit par la rhétorique de la situation : la phrase lui semble appropriée et vrai, mais c’est comme si ce n’était pas lui qui la disait, mais la situation, ce qui génère de la distance en lui. C’est aussi quelque chose qui arrive tout le temps à tout le monde dans divers contextes. La cadena del desanimo, c’est différent, car il s’agit de citations qui se superposent et débattent entres-elles. Là, oui, il y a de la distance pure, à ceci près que ces voix constituent mon contexte politique, et au final l’effet n’est pas tant de distance que d’écrasement, autant dire l’opposé : quelque chose qui nous colle au corps. Ce qui fait qu’on peut penser : comment serais-je écrasé s’il n’y avait pas de distance ? Et la réponse, c’est effectivement qu’en général entre nous et ces phrases des journaux il n’y a pas de distance.

Parlons de désir, à mon sens un thème assez présent dans tes romans. Tes personnages masculins paraissent parfois complètement attrapés dans les filets du désir, jusqu’à l’absurde ou au ridicule. En même temps, les femmes semblent prendre la chose avec plus de calme, plus consciemment, pour le dire d’une certaine façon. Y compris comme un outil de manipulation (je pense à la servante Ninive dans son rapport avec le narrateur de Merci). Y aurait-il ici aussi une dialectique entre l’incontrôlé qui rend esclave et une capacité à dépasser ce qui nous conditionne ?

Ce doit être parce que les protagonistes sont masculins. Peut-être que s’ils étaient féminins ce serait l’inverse. Le désir est un pouvoir qui leur donne le tournis car tout leur donne le tournis : le pouvoir, le contexte en lui-même. C’est ce que je disais auparavant de Michael Kohlhaas : ils ne sont pas préparés au sort qui leur est réservé, et tous les égare et les dépasse, mais malgré cela ils continuent de l’avant. C’est une forme de réalisme, en un certain sens. Et du coup oui, il doit y avoir une dialectique, mais qui ne se résout pas.

L’île de Merci est un lieu à la fois concret et fantaisiste ; quand bien même l’époque n’est pas définie, on peut penser à des anachronismes. Allant plus loin, dans ton troisième roman, La libertad total, tu proposes un monde qui échappe à toutes coordonnées. S’agirait-il d’une nécessité de la fable (si tant est que tu écrive des fables) ? As-tu une prétention à l’universalisme ?


Je crois que si j’avais pensé à être universel, j’aurais essayé d’être plus concret et référentiel : « peindre son village », comme on dit. Et c’est le contraire que je fais, à moins que le village ne soit moi. Ce que je peux dire, c’est que mettre des choses que je connais déjà m’incommode : j’ai l’impression de devoir les décrire avec fidélité, car je les imagine avant de les écrire. Et savoir qu’elles ne résulteront pas identiques m’ôte l’envie de le faire. Par contre, en ne mettant rien qui fasse directement référence à quelque chose d’externe, j’imagine au fur et à mesure de l’écriture, ce qui m’est plus stimulant. J’aime les fables et les allégories, mais je n’aime pas qu’elles tendent vers quelque enseignement spécifique. Je crois que ça, l’allégorie sans enseignement, je l’ai directement pris de Kafka. Qu’il n’y en ait pas crée une tension : on lit comme s’il allait nous être donné et on ne nous le donne pas ; on se retrouve à tourner en rond, perdu, comme les personnages eux-mêmes.

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Pablo Katchadjian - Merci
[Traduction de l'espagnol (Argentine) Guillaume Contré; Editions Vies Parallèles, Bruxelles, 2015]