Juan José Saer - L'anniversaire


Comédie d'un réel insaisissable.

***
Juan José Saer - L'anniversaire [Flammarion, 1988 - Traduction Laure Bataillon]





L’anniversaire, c’est l’histoire de deux jeunes gens qui pendant une heure, de dix à onze heure un matin d’octobre 1961, parcourent une avenue toute droite et discutent des tenants et aboutissants d’une fête à laquelle ni l’un ni l’autre, pourtant, n’a pu assister. L’un d’eux, Angel Leto, est descendu plus tôt que prévu d’un bus qui en temps normal aurait dû le conduire jusqu’à son travail. Il ne fait qu’obéir à quelque mystérieuse impulsion l’incitant ce matin-là à parcourir à pied l’avenue San Martin, la principale de la ville ; avenue qu’un impeccable soleil printanier illumine. Il y croise bientôt le Mathématicien, de retour d’un voyage de fin d’études en Europe ; celui-ci se met à lui rapporter dans le détail la fête d’anniversaire de Washington Noriega, qu’un ami lui a récemment raconté par le menu.

L’intrigue de ce roman dense, que son auteur défini lui-même comme une comédie, s’avère donc, à première vue, des plus minimes. Mais il ne faudrait pourtant pas s’y tromper, Juan José Saer (1937-2005) étant un maitre dans l’art de faire passer la partie pour le tout ; il suffira d’ailleurs pour s’en convaincre de parcourir n’importe lequel de la vingtaine d’opus d’une œuvre romanesque fascinante et à la qualité constante qui ne jouit hélas pas en France de la reconnaissance qu’elle mérite, et ce quand bien même nous parlons du pays où son auteur a passé une bonne partie de sa vie et a écrit la plupart de ses livres. Fort heureusement, quelques rééditions semblent s’annoncer, à commencer par celle d’un très étonnant roman « historique », L’ancêtre, qui devrait retrouver très bientôt le chemin des librairies grâce aux bons soins des éditions Le Tripode (et dont nous parlerons peut-être prochainement ; L’anniversaire, quant à lui, devrait faire un come-back en 2015. En attendant, on devrait encore pouvoir se le procurer d’occasion ici ou là, ou le dégoter en bibliothèque).

Mais revenons donc à notre mâtinée ensoleillée d’octobre 1961 qui, comme nous le disions, se révèlera capable d’embrasser bien plus que ce qu’imaginerait un lecteur trop pressé (et puisque nous y sommes, disons-le d’emblée : la littérature de Saer ne s’adresse pas aux lecteurs pressés).

On retrouve dans L’anniversaire (Glosa en v.o., titre certainement plus évocateur, ironique, programmatique, bref saérien que le banal « anniversaire » d’une version française par ailleurs excellente) la même zone géographique (la ville argentine de Santa Fe et ses alentours) et les mêmes personnages y circulant, soit l’essentiel des éléments qui forment l’impressionnante comédie humaine qu’est l’œuvre toute entière de Juan José Saer. La galerie de personnages qui s’y meut est la même que le lecteur a le plaisir de suivre de livre en livre, reconstruisant ainsi peu à peu et pas forcément linéairement la biographie d'une bonne partie des membres qui la composent.
La ville de Santa Fe, dans ce roman comme dans les autres, n’a jamais droit à un nom, restant ainsi et pour toujours « la ville », c’est-à-dire un lieu générique, ou plus exactement et comme nous le disions plus haut, la partie pour le tout.
Je l’ai déjà évoqué sur ce blog dans une (longue) note consacrée à l’œuvre de l’argentin, mais peut-être pourra-t-on se permettre de le répéter ici : Santa Fe c’est la ville d’où l’auteur est originaire, et ce fait banal qui relève après tout du hasard le plus pur (il aurait très bien pu naitre ailleurs ; New York, Tombouctou…) devient pour notre écrivain le signe même de l’arbitraire absolu. Or cet arbitraire, qui semble par moment si bien rendre compte du fonctionnement d’un réel le plus souvent difficile à cerner et encore plus à définir, est une des grandes obsessions saériennes, pour ne pas dire La Grande Obsession. Des lors, la question ne se pose pas : sa fiction ne saurait se dérouler ailleurs que dans cette ville et cette région où le hasard à voulu qu’il soit né. Elle en vaut bien une autre, après tout, non ?
De la même façon, cette mâtinée d’octobre 1961 durant laquelle se déroule « l’intrigue » de L’anniversaire en vaut bien elle aussi une autre, alors pourquoi ne pas la choisir ? Et puis, pour suivre l'apostrophe de l'auteur, goguenard, dans les premières lignes du texte : « qu’est ce que ça peut faire ? ».

L’anniversaire tourne autour des versions multiples et bien souvent douteuses pour ne pas dire contradictoires d’un même évènement, par ailleurs banal, à savoir la fête des soixante cinq ans du poète et ancien militant péroniste Washington Noriega. Multiples versions qui sont pour Saer autant de couches dénonçant sur un mode souvent burlesque (bien plus en tout cas que dans la plupart de ses romans) une impossibilité de fait : celle de dire le réel, si ce n’est à travers de nombreuses et nécessairement incomplètes subjectivités.
Ainsi, le récit que le Mathématicien expose à Angel Leto est un récit de seconde main, puisque c’est d’un certain Bouton que le Mathématicien le tient. Or, tout semble indiquer que ledit Bouton ne soit pas des plus fiables, ce qui pose évidemment problème pour quelqu’un d’aussi obsédé par la vérité et l’exactitude que l’est le Mathématicien (capable, par exemple, dans un passage particulièrement comique du livre, de se lancer dans l’élaboration d’une équation qui serait à même et une bonne fois pour toute de définir le réel) . Il va dès lors s’agir de rétablir dans la mesure du possible une certaine forme de vérité impartiale au récit, en se basant sur ce que chacun des deux interlocuteurs (le Mathématicien et Leto) sait (ou ne sait pas) des personnes présentes lors dudit anniversaire, et ce quand bien même eux (les deux interlocuteurs) brillaient par leur absence. Une autre couche vient encore ajouter de l’incertitude au récit, à savoir celle de l’auteur qui, plus d’une fois, au détour d’une de ces longues phrases virtuoses, jamais avares de virgules, qui font le sel du style saérien, rappelle au lecteur sa présence. Enfin, l’affaire se compliquera encore un peu à mi-chemin, lorsque nos deux compères croiseront leur ami commun Tomatis, présent à la soirée d’anniversaire, qui leur proposera à son tour sa propre version des faits, version hautement sujette à caution puisque la mauvaise foi s’y dispute à la médisance la plus éhontée.

Saer propose donc un impossible : reconstituer « objectivement » des faits passés, quand bien même ceux qui prétendent à l’exercice ne sauraient aucunement se défaire de leur propre subjectivité. De cette impossibilité, bien évidement, le roman fait son beurre ; on pourrait dire qu’elle est le moteur même du livre, à tous les niveaux d’un récit complexe qui s’attarde autant sur ladite soirée d’anniversaire que sur ceux qui prétendent la reconstituer.
Chacun des trois personnages du livre - nous parlons de ceux qui sont effectivement et corporellement présent sur l’avenue San Martin lors de cette heure matinale d’octobre 1961, et non pas des invités incertains de la soirée d’anniversaire - semble arborer un profil très défini, presque caricatural par moment, comme s’ils étaient tous des personnages de fable. Outre celui qui dans le récit lui-même répond au surnom de « Mathématicien », on pourrait également parler du « Journaliste » (Carlos Tomatis) et du « Jeune Homme » (Angel Leto).
Le récit, peu à peu, grâce à de fréquentes excursions dans le passé ou le futur de chacun d’eux, va nuancer ce profil, le relativiser, en complexifier la trame.

Saer joue ici de l’ambivalence du personnage de fiction, être imparfait coincé entre la prétention au réalisme et une certaine volonté symbolique, et s’amuse à mélanger les deux tableaux dans une mise en abîme du narratif où c’est le propre auteur – celui-là même qui, comme nous l’avons dit, ne se prive pas d’intervenir très régulièrement dans le corps du texte sous la forme d’apartés ironiques – qui devient finalement le personnage principal. Juan José Saer, pourtant, est un écrivain réaliste qui s’est toujours revendiqué comme tel, parfois même jusqu’à l’obsession. S’il a recourt dans L’anniversaire et de manière aussi délibérée aux artifices de la fable et de l’intertextualité (ici plus moqueuse qu’autre chose), artifices qui sont pourtant loin d’êtres les plus fréquent dans une œuvre où la description, la répétition et une certaine forme de lenteur narrative semblent les procédés les plus récurrents, c’est bien parce qu’il se propose d’aborder la comédie. Dans le même temps, ce qui dans son œuvre est obsession du détails jusqu’à donner au lecteur l’impression d’un hyperréalisme presque étouffant (voir en particulier Nadie, Nada Nunca et Les grands paradis, deux romans majeurs des années 70, souvent considérés comme les plus « difficiles » de l’auteur), n’est en fait qu’une façon de souligner l’impossibilité même de saisir un réel qui, toujours – et fatalement - nous glisse des mains. Or, comme nous l’avons dit, l’impossibilité de saisir le réel est le sujet même de Glosa.

Comédie donc, où il sera question de moustiques et de chevaux qui trébuchent ou ne trébuchent pas selon les point de vues lors d’une joute philosophique absurde ; de peinture en dripping ; de pantalon blanc qu’il ne faudrait surtout pas tâcher ; de tripotages dans les fourrés ; d’alcool ; de poésie ; d’amitié, etc. Comédie donc dans son apparence extérieure, une heure de marche racontée en temps réel et dont l’auteur, par ses interventions ironiques, contribue à accentuer la légèreté. Il y a de ce point de vue de magnifiques moments, tel celui où les deux personnages se mettent à parcourir le trottoir en marchant à l’envers. Pourtant, derrière ce rideau, celui d’une matinée ensoleillée a priori sans conséquence, guette cachée une réalité plus trouble, une lutte qui s’opère au sein même des personnages et où la clarté du jour contraste violement avec l’opacité d’un magma incertain, une fange où l’être n’arrive qu’à grand peine à faire face à lui-même. Saer, à sa façon, est un écrivain existentialiste, qui n’a d’ailleurs pas peur de faire remonter l’inquiétude métaphysique (ici plus d’une fois tourné en bourrique dans de multiples apartés) jusqu’à l’incertain limon originel. La partie pour le tout, disions-nous : L’anniversaire brosse large et le regard saérien embrasse toujours le réel dans sa totalité, la clarté comme le magma. Une certaine brutalité originelle est toujours rampante chez Saer, et l’homme selon lui, pour civilisé, élégant qu’il soit, ne saurait s’en défaire complètement.

Les trois personnages de L’anniversaire, malgré leurs airs d’archétypes de fables, n’en sont pas moins empli chacun d’une histoire personnelle, et cette histoire, l’auteur la livre au lecteur au fil des digressions, allant parfois jusqu’à la faire résonner avec celle de son pays, l’Argentine, notamment lorsqu’il est question des années de dictatures et de lutte armée marxiste. Ce petit bout de réel choisi comme cadre pour le roman (une matinée d’octobre 1961 sur l’avenue San Martin à Santa Fe) embrasse donc en son sein de multiples autres réels ; à venir quand il s’agit de la dictature et de la guérilla ; passés quand il s’agit du suicide du père de Leto ou d’un moment d’humiliation intense qui a marqué le mathématicien au fer rouge et que celui-ci nomme « L’Épisode ».

L’anniversaire, au fond, est un texte qui nous dit qu’il n’y a pas d’unité, que le réel est bien trop multiple et contradictoire pour se laisser organiser en discours cohérents ou fiables (d’où l’impossibilité de reconstituer la soirée d’anniversaire, qui au fur et à mesure qu'avance le livre se fait de plus en plus confuse), ou en beaux damiers (voir les remarques sarcastiques de l’auteur qui se moque à plaisir des prétentions rationnelles des villes du continent américain), et que même le moi est une affaire trop complexe et fragmentée pour ne pas générer de l’inquiétude (voir le rêve du mathématicien, plongé dans la contemplation frénétique de multiples représentations de lui-même jusqu’à disparaitre).

Il s’agit, comme avec la plupart des œuvres de Juan José Saer, d’un grand texte réaliste sur l'impossibilité de tout réalisme; un texte où l'absurde s'ouvre bien grand, tel un trou noir prêt à tout emporter, êtres et matières, discours, théories, sens et non-sens.
L'humour, bien présent, sarcastique, parfois grinçant, à d'autres moments plus badin, fera peut-être avaler plus facilement à certains la pilule parfois crispante d'un style au phrasé ultra-virtuose. Moins sec que Les grands paradis, moins sombre que Cicatrices ou Le tour complet, tout en restant un de ses romans les plus ambitieux, L’anniversaire constitue certainement une porte d’entrée idéale dans le corpus saérien.