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Mika Biermann – Roi.


Une antiquité à double-fond

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Mika Biermann – Roi. [Anacharsis, 2017 – 180 pages, 17 euros]





Article écrit pour Le Matricule des anges

« Elle est belle la mappemonde », s'exclame vers la fin du livre le narrateur de Roi., sixième roman de Mika Biermann. Un narrateur à l’omniscience joueuse pour qui l’antiquité est comme une carte étendue qu’il aime plier, déplier et replier à sa guise jusqu’à en faire une sorte d’origami. Un narrateur qui, dès lors, en sait trop, puisqu’il regarde ce monde quelques deux mille ans plus tard (ce qui lui permet de belles sorties de route). Et c’est bien pour cela qu’il raconte car, paradoxalement, cette distance permet qu’aucun détail ne lui échappe. Et les détails, ici, importent autant que le plan général (le monde vu du ciel, depuis lequel on zoome). Ils se font même joyeusement superfétatoires. Tout en restant fidèle à cette légèreté qui semble être sa marque de fabrique, l’Allemand n’a que faire de la véracité historique ou de la vraisemblance. Roi., s’il est, c’est entendu, une sorte de péplum, est d’abord un exercice d’équilibriste qui reconstruit une antiquité certes improbable mais qui sait se faire hautement crédible.

Ici, l’ironie volage, exercice coutumier pour Biermann, se double d'une écriture dont la finesse poétique, si elle était déjà à l'œuvre dans les livres précédents, se voit pleinement réalisée. Dès lors, tout lui est permis et la liberté créative n’est pas un vain mot. L’humour, omniprésent, se paie le luxe de n’être jamais ni racoleur ni téléphoné, alors que Biermann ne cesse de jouer à l’élastique avec les registres et qu’il fait des écarts toujours plus grands sans rien se rompre. Il faut de l’entraînement pour cela, un entraînement qu’il possède, ce qui lui permet d’offrir son livre le plus abouti. La langue y est un terrain de jeu permettant toutes les collisions, les appelant même de ses vœux. Ainsi d’une encyclopédie imaginaire que l’auteur ouvrirait à pleines mains, si l’on peut dire ; une encyclopédie nullement avare en noms de casques, d’armures, de plats, de dieux, de rituels, aussi précis que fumeux pour les lecteurs ignares que nous sommes. Des noms exotiques parce qu’anciens, d’autant plus vraisemblables qu’appartenant à une antiquité sur laquelle nous ne pouvons poser qu’un doigt hésitant. Cette abondance de détails (parfois directement sous forme d’énumérations, voire de listes) crée l’atmosphère délicieusement rococo où baigne les lieux-décors et les personnages de Roi. (qu’ils soient hommes ou dieux ; maîtres ou esclaves). Comme si nous aussi, lecteurs-haruspices, nous lisions le destin misérable, futile, des personnages dans un foie de génisse. Un foie qui n’aurait pas peur des anachronismes délicats et des incursions vernaculaires.

Il faut dire qu’elle est belle, son Étrurie Technicolor. Turpidum y est la dernière ville échappant encore (pour peu, très peu de temps) au joug de Rome la toute puissante. Comme sur ces mappemondes d’antan évoquées plus haut où la mer laisse entrevoir les monstres qui la peuplent et où les terres se voient parsemées des monuments symbolisant des villes qui sont autant de mondes autonomes et contradictoires, lieux de faits d'armes aussi légendaires qu’invérifiables, Roi. se propose de déployer une antiquité où la fiction s’immisce dans le réel jusqu’à se confondre avec lui. Une antiquité non pas tant fictionnelle que construite depuis toutes les fictions qui l’ont modelées dans et pour notre imaginaire (Quo vadis, Astérix ou Hollywood). Le trop jeune roi Larth, gringalet traumatisé par le poids aussi réel que métaphorique d’un père mort en héros pour l’éternelle gloire des batailles perdues d’avance, s’apprête à imiter cette lamentable tradition, défiant le sénateur romain venu le prier de rejoindre l’effort de guerre du grand Empire. Roi. serait ainsi un drame, c’est-à-dire, comme le savait déjà les anciens, une comédie. Dans ces pages, « la nuit reste calme et sereine malgré les facéties de l’homme en son sein. »

Claudio Morandini - Le chien, la neige, un pied


Métaphysique montagnarde

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Claudio Morandini - Le chien, la neige, un pied [Traduit de l’italien par Laura Brignon – Anarchasis, 2017]





Article écrit pour Le Matricule des anges

« Des monstres plus minéraux qu’animaux », c’est ainsi que Claudio Morandini, dans un épilogue en guise de postface, décrit les ermites des montagnes. Des êtres dépenaillés, hiératiques, que l’on peut encore parfois croiser au détour d’un chemin dans quelque vallée perdue et décidément caillouteuse des Alpes, loin de toute ambiance bucolique. Comme s’ils pouvaient, par pur mimétisme, se confondre avec la roche qui les entoure.

C’est ce qui est arrivé à l’écrivain italien et ce qui l’a poussé à écrire ce roman subtil. Un drôle de type accompagné d’un chien galeux lui a jeté des cailloux pour l’éloigner. Encore qu’il soit difficile de ne pas trouver un peu superflue cette explication finale de texte. À quoi bon tout réduire à une petite anecdote, quand l’auteur démontre amplement qu’il n’en a nul besoin ? Car Le chien, la neige, un pied a d’abord l’autonomie d’une fable, dont tous les éléments sont à la fois définis et génériques : ce chien y est tous les chiens, cette neige toutes les neiges, et ce pied – quand bien même macabre, puisque c’est celui d’un mort – vaut pour tant d’autres pieds. D’ailleurs, le défunt propriétaire de ce pied n’est pas forcément celui que l’on croit ; du moins, pas celui qu’Adelmo Farandola, l’ermite de notre fable, s’imagine qu’il est. Mais il a la mémoire qui flanche et vit dans une brume où le temps s’effiloche et se retourne sur lui-même. Il n’est guère lucide, mais la lucidité, dans son monde, n’a pas cours. Passé et présent se confondent ; les temps lointains de la guerre – où il fallait fuir jusqu’au fond des grottes les plus étroites la menace des hommes armés qui prétendaient nous tuer – s’avachissent parfois de tout leur poids sur l’instant présent. Pris dans cette nature à la fois encaissée et trop grande pour l’homme, il se laisse aller au vertige : « Il a toujours aimé se pencher au-dessus des précipices et éprouver la sensation d’être soudain vidé que procure le vertige. Surtout, il aime sentit le vide qui s’ouvre devant lui écraser ses testicules, les sentir aspirées par ce gouffre d’air, par les lignes de fuite effarantes qui se précipitent vers les vallées. »

Tant ou plus que la décision de s’isoler de la rumeur du monde, l’ermite incarne un idéal d’affranchissement du temps, ou un aplanissement de celui-ci, dans une perpétuation du même, rythmé par la répétition inébranlable des saisons. Ce qui, dans un milieu austère et par nature hostile, prend une importance déterminante. Et de toutes les saisons, c’est bien entendu l’hiver qui règne en maître et assied son pouvoir, représenté par une dense couche de neige. Ainsi ne reste-t-il à Adelmo d’autre option que de se cloitrer des mois durant dans son très inconfortable chalet en grosses pierres qui, à quelques mètres près – n’était la sagesse ancienne de ceux qui le construisirent –, serait facilement emporté par une avalanche. Ce genre d’avalanche qui, précisément, fera surgir, une fois le printemps venu, ce pied sans vie, bleui de froid, émergeant de la glace. Un pied qui pourrait bien pousser notre ermite à rechercher un isolement encore plus drastique, jusqu’au point, peut-être, de non retour.

En attendant, Adelmo a rencontré un chien qui l’accompagnera tout l’hiver, enfermé avec lui entre quatre murs, partageant ses maigres et douteuses provisions, jusqu’à leur épuisement prématuré. Notre homme, c’était fatal, a fini par s’attacher à « ce bâtard ». Et lorsque le chien n’est pas là, « il sent mourir quelque chose en lui » et « l’espace de cette cuvette étroite s’étendre jusqu’à devenir un désert immense et sa personne rapetisser dans ce désert jusqu’à devenir une fourmi, un ver. » Comme dans les contes métaphysiques, l’homme et le chien ne cessent d’échanger. Leurs dialogues, vifs et concis, simulent la surdité mutuelle pour mieux s’envoyer des piques, des saillies qui font mouche. S’y résument les qualités de ce livre drôle et profond, dont la simplicité n’est qu’apparente.


Mika Biermann – Booming


Un Far-West kaléidoscopique

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Mika Biermann – Booming [Anacharsis, 2015]





Ecrit pour Le Matricule des anges

Le western a-t-il de beaux restes ? Pas sûr que Mika Biermann s’en préoccupe. Les restes – beaux ou laids - d’un genre où le cliché fait loi (à cause peut-être d’un certain Leone, qui dès les années soixante l’avait converti en parodie), il les cueille en l’état d’un air ravi pour monter sur si douteux matériau l’édifice de son Booming.

« Une porte s’ouvre sur le désert » et le lecteur se retrouve face à un roman d’aventures au Far West qui se fait fort de ne jamais retomber sur le pied attendu. « On aura tout vu » est-il ensuite annoncé ; non, « presque tout », s’empresse-t-on d’ajouter.

Le couple de héros, au profil légèrement cervantin (un grand maigre un peu exalté, un petit gros inquiet et terre à terre), traine ses guêtres dans la poussière et la sècheresse vers le Booming en question, obscure localité où – ne cesse-t-on de les prévenir – « il n’y a rien ». Rien ? Pas si sûr : il y aurait là-bas la fiancée de Pato Conchi (le petit gros, mexicain d’opérette, en vérité colombien), nommée comme il se doit Conchita, enlevé par le vil Kid Padoon. Son comparse et ami, le peintre anglais Lee Lightouch (le grand maigre), bien du genre à n’écouter que son cœur, l’accompagnera donc à la rescousse de la jeune femme.

Bien entendu, puisqu’il ne saurait en être autrement, les choses vont prendre pour nos deux héros une tournure inattendue et les embuches se multiplier. Mika Biermann, cependant - ce n’est pas le moindre de ses mérites - va très vite dépasser le simple jeu de clins d’œil et faire de la nature même du cliché – par essence figé dans le temps – un des moteurs narratifs les plus féconds de son livre. L’ouest de Booming, en effet, s’avèrera d’un carton pâte littéral : tout y est pris dans une stase, comme si le temps ne s’écoulait plus. Cela commence par un indien dont « à l’œil nu, les cheveux ressemblaient à de vrais cheveux, la peau à de la vraie peau » et qui « au toucher, avait la dureté de la pierre ». Inamovible, il est condamné à scruter éternellement la pampa qui s’étend devant lui, son légendaire regard d’aigle soudain pétrifié, tandis que les brins d’herbes sont devenus tranchants comme des lames et que l’eau de la rivière, épaisse et lourde, semble ne plus couler dans son lit. Nos deux amis contemplent perplexes ce décor en mangeant leurs fayots.

On dit parfois, pour évoquer certains lieux particulièrement reculés, que le temps s’y est arrêté. Le bled que Biermann a choisi pour son récit n’échappe pas à la règle. Au contraire, il l’amplifie. Lorsqu’ils débarquent enfin dans les rues de la petite ville, c’est pour découvrir que tout y est pris dans cette même gangue, celle d’une vidéo que l’on aurait mis en pause et dont on pourrait observer l’image sous tous les angles en s’y baladant. Dans la grande rue, un duel : la balle, figé en l’air, n’a toujours pas rejointe sa victime. Au saloon, on boit une bière pour toute l’éternité ; ailleurs, un cheval n’en finira jamais de mourir.

Le puzzle narratif va en se compliquant et la balade se fait moins paisible, puisque le temps reprendra son cours, plus ou moins rapide selon les moments. La balle (métaphore évidente du suspense comme concept à tordre et retordre à plaisir) se rapprochera inexorablement de sa victime, tandis que nos héros rencontreront des personnages qui pourraient bien être leurs doubles. Certains morts peu fréquentables se relèveront dans leurs cercueils et les temporalités se mélangeront allègrement comme autant de possibles qu’il n’y aurait nulle raison d’ignorer. Booming, l’air de rien, est un roman expérimental qui se permet le luxe de réussir haut la main son expérimentation. Alors que le caprice semble régner (celui de l’auteur, qui se réjouit du jouet qu’il a entre les mains) rien n’y est gratuit, rien n’y pèse.

L’éditeur parle – à raison – d’un western quantique ; les linéarités narratives se multiplient, ce qui n’empêche pas le récit de maintenir une tranquille fluidité, une certaine nonchalance, qui n’est bien sûr qu’apparente. « Lightouch », un tel choix de patronyme pour l’un des personnages ne semble de ce point de vue pas anodin, tant cette « légèreté de touche » apparaît comme une des qualités premières du roman.

De même que ses deux personnages sont étrangers, Biermann est allemand. Mais s’ils ont eux parfois l’air de touristes qui se demandent quand même un peu ce qu’ils font là, ce n’est certainement pas le cas de l’auteur quant à l’immersion dans une langue française qu’il maîtrise sans heurts et sans virtuosités inutiles, se permettant d’y inclure quelques expressions qui fleurent bon son Marseille d’adoption, un de ces multiples petits décalages dont le livre n’est pas avare.