Pierre Bergounioux – B-17 G


Pierre Bergounioux – B-17 G [Argol Poche, 2016]






Article écrit pour Le Matricule des anges

« Un B-17 G dans la mire d’un chasseur Focke-Wulf allemand », c’est ainsi que Pierre Michon résume dans sa postface ce bref et dense texte de Pierre Bergounioux réédité quinze ans après sa première publication. Michon ajoute : « Un récit de chasse, donc. » Et c’est bien de ça qu’il s’agit : le gros bombardier américain – son équipage, des jeunes gars du Dakota ; un certain Smith, par exemple, mitrailleur – et le véloce petit avion allemand, piloté par quelqu’un dont nous ne saurons rien. Quelqu’un hors-champ, puisque c’est depuis le cockpit du mitrailleur américain que nous assistons à ce combat entre Moby Dick et Achab. Mais aussi au cœur d’un document filmé, très bref : les secondes qui pour le B-17 précèdent la fin, filmée depuis l’avion allemand, grâce à une petite caméra couplée à la mitrailleuse. Plus qu’un hors-champ, il s’agit donc d’un œil. Dès lors, l’histoire s’écrit dans une sorte de temps « réel », un instant figé sur pellicule et volé, que l’on peut déplier comme un origami. Michon y voit un parallèle avec l’écriture - « sténographie », dit-il - comme si ce bout de réel qui s’enregistre lui-même n’appelait à rien d’autre que le développement ultérieur de ces notes à la volée. Et développer, c’est bien ce que fait Bergounioux. Ce concentré de guerre – la « mère de toutes choses », selon les Anciens, nous rappelle-t-il – est l’opportunité d’évoquer l’accélération féroce de la modernité (et quoi de mieux pour l’illustrer qu’une poignées de secondes qui suffisent à détruire un paquebot volant ?) : « Le trait saillant […] de l’expérience des huit générations qui se sont succédées depuis la fin de l’Ancien Régime, c’est que le monde a changé sous leurs yeux. » Cette « fuite précipitée, fatidique des temps de guerre » est aussi celle du monde. Et celle, d’abord, de ces p’tits gars envoyés au casse pipe, leur camaraderie mais aussi la question morale qui s’invite dans ce conflit, face au mal personnifié, le nazisme. Avec un remarquable et paradoxal sens de la digression concentrée, Bergounioux fait d’une poignée de pages un grand texte sur la guerre.

Péter Hajnóczy – La mort a chevauché hors de Perse


Péter Hajnóczy – La mort a chevauché hors de Perse [Vagabonde - 2016]



Article écrit pour Le Matricule des anges

Un homme, écrivain peut-être, mais surtout alcoolique, face à la « terrible page blanche ». Il doit écrire, le fait ou l’a fait, se raconte. À moins qu’il ne se contente de boire. Ou qu’il ne relise de vieilles pages qu’il s’apprête à jeter. Il mélange son vin à de l’eau gazeuse « aux vertus curatives ». L’homme parle de lui, des visions d’horreurs que lui provoque l’alcool (est-ce vraiment le delirium tremens, se demande-t-il, inquiet, alors que les limites du réel se brouillent). Des visions baroques et sordides, où le surréalisme, le fantasque et l’angoissant butent sur la pornographie ; des visions dans lesquelles il croise des coréens et des noirs chevauchant des motos couvertes d’ampoules en forme de balles, où il visite encore « une ville inconnue habitée autrefois par des Perses. » Mais l’homme, c’est aussi le garçon - lui-même, certainement, en plus jeune - dont l’histoire alterne avec la première. Le garçon, récemment divorcé d’une prostitué, rencontre à la piscine une jeune fille qui lui plait, mais une jeune fille autoritaire, qui ne veut pas qu’il boive ni qu’il fume; ne reste qu’à le faire au bar, en cachette. Puis il y a la tante de la jeune fille et sa mère à l’hôpital, qui le fait mentir au sujet de l’amour filial. Une famille qui semble avoir des idées très claires sur la société, les limites qu’il faut s’imposer et la discipline à suivre. La jeune fille, d’ailleurs, ne se donnera pas à n’importe qui. Ce roman publié en 1979 du hongrois Péter Hajnóczy (1942- 1981) n’est pas qu’une histoire de beuverie. À travers ce personnage double, jeune et vieux, qui le temps d’arriver aux toilettes est capable « d’oublier son nom », qui se demande s’il « ne vaudrait pas mieux se transformer en chausse pied », c’est la description d’une société désincarné, mécanique, sans affects qui semble affleurer. L’apparente impersonnalité de la prose cache une ironie subtile et pince sans rire : « Kiss me ! », lit-on sur l’emballage du papier hygiénique. L’homme de remarquer alors que ce genre d’inscriptions se lisent plutôt « sur les culottes des jeunes filles » dans les magazine de l’Ouest.

Osvaldo Baigorria - Sobre Sánchez

Sur Sobre Sánchez

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Osvaldo Baigorria - Sobre Sánchez [Buenos Aires, Mansalva, 2012]








« Un vagabond qui parle argentin, pratique les exercices ésotériques d’un mystique russe dans les rues d’une ville d’Amérique du nord. Il marche en rythme. Freine avant de traverser, même si la lumière est verte. Il se concentre, murmure quelque chose pour lui-même. Il regarde à droite, descend le bord du trottoir du pied gauche, traverse la rue et monte sur l’autre bord du droit mais, comme s’il regrettait, revient en arrière et monte de nouveau du gauche. Il met les mains dans les poches, les retire. Il respire profondément. Il reprend sa marche.
Parmi les sans abris, le bruit court qu’il s’agit d’un écrivain célèbre. Il y a quelque chose de vrai là dedans. Il a quatre romans publiés, dont deux en Europe, en espagnol et en français. Il a été traducteur et lecteur chez Seix Barral, a reçu les éloges de Severo Sarduy, Hector Bianciotti, Silvia Molloy, Julio Cortázar. Jusqu’à ce qu’un jour, il disparaisse de son lieu de travail, de résidence, pour ses amis. Beaucoup le donnent pour mort. D’autres disent qu’il fait le clochard à Madrid, Amsterdam, Paris, Rome, Milan, Caracas, Lima, Barcelone. Et d’autres qu’il traine perdu dans son propre quartier de Villa Pueyrredón, ou dans ce coin de Villa Urquiza appelé La Sibérie. »


La biographie d’un auteur que nous n'avons qu’à peine lu mérite-t-elle d’être parcourue ? À suivre les pages du remarquable Sobre Sánchez, de l’écrivain, poète et journaliste argentin Osvaldo Baigorria, il semble que oui. Un livre qui se penche sur le destin d’un autre argentin, Nestor Sánchez, auteur aujourd’hui un peu oublié dans nos contrées, mais qui connut pourtant à l’orée des années 70 les honneurs de Gallimard, qui publia deux de ses romans, traduits par Albert Bensoussan, Nous deux et Pitre de la langue.

Sánchez est l'une de ces figures à la fois romantiques et ridicules qui ne peuvent que fasciner – ou si ce n’est fasciner, pour le moins interroger. Comment se peut-il que cet écrivain dont la carrière était plus que sur de bons rails, célébré par un Cortázar au faîte de sa popularité, publié en Barcelone, traduit à Paris, ait décidé de tout plaquer pour se transformer en clochard et errer dix huit ans durant entre New York et Los Angeles, prétendant vivre corps et âme selon les préceptes mystico-sadiques de Gurdjieff ? Il convient de garder en mémoire que c’est d’une époque coïncidant avec l’apogée du fameux « boum » latino-américain dont nous parlons, où des auteurs souvent exigeants connaissaient une diffusion internationale (García Márquez, Fuentes, Vargas Llosa, pour en rester aux noms les plus évidents). Nestor Sánchez, donc, avait beau écrire une œuvre difficile, tenant d’une prose poétique capable de recréer certains rythmes propres au tango et au jazz (souvent free, il avait fréquenté Steve Lacy) dont l’auteur était friand, les conditions d’une reconnaissance d’envergure étaient données. Mais c’était compter sans le mysticisme galopant qui dévorait notre homme, son intransigeance également, sa vaine quête d’absolu (pléonasme ; une quête de ce type qui ne serait pas vaine équivaudrait à se contenter d’un absolu relatif). Les enseignements tirés par les cheveux de Gurdjieff, ce gourou ou charlatan aux incertaines origines arméniennes mort en 1949, qui eut un ascendant remarquable sur un grand nombre d’artistes et d’intellectuels (Pierre Schaeffer, René Daumal, Katherine Mansfield, etc), deviennent pour Sánchez une affaire très sérieuse.

« Les méthodes de Gurdjeff visaient à promouvoir l’auto-observation et ‘le rappel de soi’ afin que ses élèves sortent, selon lui, de leur profond sommeil et deviennent conscients de leur vrai moi. Alors seulement, ils cesseraient d’être des machines humaines. Ce concept de rappel de soi était selon lui la clé d'une vraie vie, d'une conscience réelle du vrai moi. Sans cette capacité de ‘rappel de soi’, de conscience totale et libre, un homme ne serait qu'un ensemble de réactions automatiques programmées par son éducation, ses acquis et son illusion de choix, soit une véritable ‘machine’ quelle que soit son envergure intellectuelle », nous dit Wikipedia. Nestor Sánchez tentera donc de se « rappeler à lui » en dormant sous les ponts dans le froid new yorkais, sans travail et peut-être sans papier, marchant et marchant encore, car Gurdjieff a dit qu’il convenait impérativement de marcher et marcher encore, avec si possible un caillou dans la chaussure, car de l’expérience de la douleur d’abord et du soulagement ensuite (au moment d’enlever le caillou), il y avait de grandes leçons à tirer. Sánchez deviendra peu à peu complètement obsédé par Gurdjieff. Au point que lorsque – après de longues recherches – le fils qu’il avait abandonné sans remords parvient enfin à entrer en contact avec lui, les lettres qu’ils échangent entre une Buenos Aires étouffée par la dictature et le local d’un parking de Los Angeles (ou Sánchez, faut-il croire, « réside ») ne parlent que de ça. Des lettres que le père écrit au fils de la main gauche, autre « exercice » de dépassement de soi ou d’auto-humiliation qu’impose Gurdjieff.

Sobre Sánchez
, la « biographie » d’Osvaldo Baigorria, ne s’intéresse pas tant à l’œuvre, voire à l’écrivain, qu’au personnage, au mythe, à cette impossibilité de comprendre pourquoi celui-ci en est venu à de tels extrêmes. Baigorria, d’ailleurs, admet plus d’une fois au cours du livre que les romans de Sánchez sont un peu durs à avaler. Mais c’est sans doute parce qu’ici la biographie mute pour se faire autre, évitant scrupuleusement de fatiguer les espaces d’un exercice parfois convenu. Elle se dédouble, en réalité, se faisant aussi celle de Baigorria lui-même, et ce à travers un système de notes proliférantes qui, plutôt que de s’ébaudir en bas de pages, préfèrent occuper la deuxième moitié du livre, faisant de celui-ci un artefact qu’il convient de lire avec deux marques pages. Il faut dire que la vie de Baigorria, faite d’errances, d’aventures et de travaux étranges à travers toute l’Amérique, du Sud au Nord, n’a pas grand-chose à envier à celle de Sánchez, quand bien même elle fut menée sous un signe bien différent, quoique lui aussi non exempt d’utopie. Baigorria a su vivre à fond l’expérience beatnik, hippie, communautaire, entre survie, exubérance et harmonie. Une vie périlleuse, par moments absurde, qu’il analyse d’un regard parfois violemment critique, dont il souligne les naïvetés, les culs-de-sac et les apories, mais qui ne répondait pas à l’étrange école rigoriste de la douleur auto-imposée suivie par Sánchez. Le biographe et son sujet d’étude ne sont pas les mêmes, malgré les apparents points commun de deux vies « hors normes ».

« L’identification précipitée avec l’auteur de Nous deux partit en fumée à peine me mis-je à lire ses livres. Je le fis à l’envers, du dernier au premier. Expérimentation totale, perte de l’auto-conscience dans la lecture, son de saxophone, mais de quoi parle-t-il, à la fin ? Première impression : La condición efímera semble rendre compte d’un grand irrespect universel comme pouls basique de cette écriture. Une attitude de désaccord, de dispute avec la vie telle qu’elle se présente à l’expérience (ou à l’enfance, dirait Agamben). Le désaccord est si radical qu’on préférerait abandonner la vie plutôt que se conformer. »

Pour Sánchez, comme l’affirme Baigorria, « l’écriture fut une façon d’échapper à la prison du sens ». Il s’agissait de « démanteler le roman, ouvrir les formes jusqu’à ce qu’il n’en reste rien » . Son esthétique s’inscrivait indéniablement dans l’élan moderniste de l’époque, mais d’une manière certainement plus radicale qu’un simple enjeu d’expérimentation formelle. Sánchez était un de ces êtres « entiers », excessifs, capables d’en venir aux poings pour un simple désaccord esthétique. Radical et naïf, à fleur de peau, comme on dit. Chez lui, d’une certaine façon, la vie et l’œuvre étaient amenées à se confondre d’une manière inquiétante. S’il cherchait dans la littérature à sortir de la prison du sens, il était fatal, tant tout chez lui prenait caractère d’absolu, qu’au bout d’un moment la prison ne soit plus seulement le sens mais la vie elle-même, voire – sans mauvais jeu de mots – le sens de la vie. Pour parler avec Gombrowicz – un auteur que Sánchez n’a probablement pas lu et qui ne l’aurait sans doute pas intéressé – il convenait de sortir de la prison de la Forme. Et pour parvenir à cela - l’écriture ne pouvant que finir par se montrer insuffisante -, l’enseignement devait se donner dans la vie elle-même. C’est là qu’intervient la pensée de Gurdjieff, qui lui montrera le chemin. De même que – bien qu’avec des résultats opposés – pour bien des gens de la génération de Baigorria, le chemin, c’était La Route, celle des beats, Kerouac, etc., qui là aussi semblait inciter à une primauté de la vie – de l’expérience - sur l’art. Mais les hippies, les beatniks, ce que l’on veut, étaient guidés par l’idée d’un désir tout puissant, qui devait trouver à s’assouvir sans frein, là où Sánchez – via Gurdjieff - répondait à un besoin de dénuement extrême, de restriction en tout, seul moyen d’atteindre l’éveil. Mais l’idéal de liberté hippie était lui aussi un leurre, comme le confesse Baigorria : « Avant, je pensais que le désir était ma liberté et maintenant il m’apparaît semblable au vent. Un vent qui débarque sans prévenir, qui égare, qui emporte sur des chemins stupéfiants et t'entraîne où bon lui semble. » Le désir peut-être un guide aussi équivoque que la contrainte extrême. Que faire, alors ? Que choisir ? Rien, on ne sait pas. Sobre Sánchez, même s'il fait alterner dans ses pages les éléments et les anecdotes de deux vies en quête d’un impossible dépassement, n’est pas un texte à message ; il n’a d’autre enseignement à apporter qu’une saine perplexité. D’une certaine manière, c’est un livre mélancolique.

Un livre aussi, forcément, sur ce qui reste des utopies et, s’agissant de Baigorria – une thématique qu’il a déjà exploré dans d’autres de ses livres –, sur ce qu’il peut tirer de son propre parcours, ce qu’il reste de sa propre utopie, cette construction hasardeuse, née d’intuitions et d’expériences, née aussi d’un contexte social et politique (l’Argentine étouffante, autoritaire des années 60, que l’on avait certainement envie de fuir quand on était jeune avec les cheveux un peu longs et les idées trop larges). Et il le fait ici de manière littérale, lorsqu’il se met à raconter les conditions mêmes de l’écriture du livre, dans une maison de Tigre, dans les îles du grand delta au nord de Buenos Aires. Cet espace géographique particulier, pas toujours facile à vivre, dont il décrit les vicissitudes, pourrait ainsi se faire la métaphore – très graphique lorsqu’il parle des berges qui s’effritent sous les coups de semonce de l’eau du fleuve – de l’érosion inévitable de tous les rêves de marginalité, de vie différente. Une métaphore aussi de l’impossible idéal d’une vie à l’air libre, qui met face à l’hostilité réelle du monde, là où l’utopie visait justement à se défaire de cette hostilité (une hostilité franche, quand Baigorria nous raconte comment il fut poursuivit par un ours, alors qu’il travaillait au Canada comme bucheron). D’autant que Tigre fut toujours un refuge pour marginaux, « un marécage avale-nomades » . En nous racontant ses déboires quotidiens dans un paysage d’îles soumises aux inclémences d’inondations régulières, Baigorria ramène son écriture vers l’intime, faisant aussi de Sobre Sánchez un livre sur l’impossibilité d’écrire une biographie. Le voici, lui, dans cette maison humide, se demandant pourquoi il a accepté d’écrire sur Sánchez. Car l’expérience, toujours – et d'abord celle si particulière, si radicale d’un Nestor Sánchez – est impossible à raconter. De même que la sienne – celle de l’auteur, Osvaldo Baigorria – ne peut l’être ici que de manière fragmentaire, sous la forme de ces notes qui se glissent en contrebande dans le corpus principal, soulignant ou allant à l’encontre de certains aspects de ses réflexions sur Sánchez et le sens (s’il y en a un) de ses choix de vie ; sens que Baigorria, avec finesse et lucidité, concède ne pouvoir démêler qu’à moitié. « Je rame », cette citation d’Henri Michaux revient souvent dans le livre, un leitmotiv à prendre au pied de la lettre. Ramer pour trouver du sens, ou ramer pour le reconstruire ; ramer en suivant le courant des utopies ou ramer contre celles-ci.

Ana Tot – Méca


Ana Tot – Méca [Le Cadran ligné, 2016]




Article écrit pour Le Matricule des anges

« Les choses ne sont pas comme elles sont », première phrase. À moins qu’elles le soient. Ou qu’elles soient autres et que derrière leur apparence d’être une chose qu’elles ne sont pas, elles cachent en vérité un monde de variantes qui ne cesseront de nier, et en niant, de renforcer, la réalité des choses. Il y a une logique dans tout ça. Et la logique, dans ce petit livre, importe. Quand bien même elle tient parfois du syllogisme. Une logique inquiète, qui inquiète celui qui s’inquiète et tente alors de tirer ça au clair. Beckett n’est pas loin, il rode. Comme un fantôme amical plutôt que comme une présence écrasante. La logique serait-elle dans Méca ce mot en gras, entre parenthèses, qui vient conclure chacune de ces « proses poétiques » d’une ou deux pages (si tant est qu’il s’agisse de prose, si tant est qu’il s’agisse de poésie) ; mot qui sert également de titre, et qui dès lors, plutôt que conclure, ouvre : « m’effleure », « rumination », « pouvoir », etc.

Ana Tot propose au lecteur une série de constructions mentales obsessionnelles qui tentent à chaque fois d’épuiser une matière aussi pauvre qu’inépuisable, existentielle certainement en ce sens qu’on ne cesse de s’y chercher, de s’y trouver et de s’y perdre à nouveau : « j’ai parfois besoin de me dédoubler. Je me parle alors comme si je m’adressais à un autre » ; « moi, c’est moi. Mais il arrive que quelqu’un prenne la parole à ma place ». Qui parle, ici ? Ce n’est pas clair, car celui qui parle pourrait bien dire ce qu’il aurait pu dire s’il avait dit ce qu’il voulait dire. Qu’importe, « nous avançons », « nous perdons l’équilibre et nous marchons, par la force des choses, nous faisons un pas pour nous rattraper ou bien nous tombons, ce qui revient au même ». Il y a des histoires dans ce monde sans histoire, « tandis que l’œil aveugle continue de scruter les nuances de ma vie intérieure ». Au final, il s’agit peut-être « d’en finir avec les certitudes ».


Ádám Bodor – Les oiseaux de Verhovina


De drôles d’oiseaux

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Ádám Bodor – Les oiseaux de Verhovina [Traduit du hongrois par Sophie Aude – Cambourakis, 2016]




Article écrit pour Le Matricule des anges

S’il s’agissait pour Ádám Bodor, en choisissant de raconter un village, de nous dire qui nous sommes, le tableau fait froid dans le dos. Et ce malgré l’humour (noir, forcément). Verhovina - ou Jablonska Poljana, l’un contenant l’autre dans la géographie complexe bien qu’en vase clôt du roman - est un hameau sordide de tous points de vue. Sauf pour les personnages, aussi filous que résignés à leur condition ; et plus qu’à leur condition, à leur irrémédiable disparition. On accepte la mort ici sans broncher, on sait qu’elle viendra à un moment et on l’acceptera avec le respect qui lui est dû, un respect peut-être informe, mais un respect malgré tout. Car Verhovina est un village qui semble promis à la disparition ; au fil des pages, il se dépeuple. Bientôt, il ne restera rien. Premier signe annonciateur, les oiseaux se sont fait la malle. Mais la mort est peut-être l’autre nom de « puissances lointaines », qui pour être absentes n’en sont pas moins implacables.

Dans ce paysage qu’on ne cesse de parcourir en tous sens – comme si ce monde en autarcie pouvait contenir l’univers entier, alors même que les étrangers y sont rarement bienvenus – on passe de la rue principale à une cour où tous ne cessent de s’observer les uns les autres, puis d’une gare qui n’est plus desservie aux prés d’où jaillissent neufs sources d’eaux chaudes dont l’odeur entêtante et riche en souffre empuantie jusqu’au moindre recoin du village. L’une de celle-ci rend d’ailleurs une eau impropre à tout usage, mais dont les cristaux qu’elle sécrète conservent les morts.

Les jours se suivent sous un climat pour le moins hostile. L’été y est en effet fort court et ne permet pas à un drôle de moulin congelé d’avoir le temps de se libérer de sa gangue de glace. Le reste du temps, froideur et neige sale. Comme dans tout conte qui se respecte, car il y a quelque chose de la fable ici, chacun occupe une fonction : une couturière, un brigadier, une garde-malade, un aubergiste, etc. Certains semblent même posséder de curieux pouvoirs additionnels : lire l’avenir dans les larmes ou faire ressusciter les morts, mais pas tous, ce qui crée de fatales jalousies. Du réalisme magique si l’on veut, mais qui lorgnerait plutôt vers l’absurde.

Le roman fonctionne d’abord comme une galerie de personnages. De fait, chacun des chapitres porte le nom de l’un d’eux. La narration, plutôt que linéaire, s’y fait cyclique, pour ne pas dire concentrique. La temporalité devient ainsi mystérieuse : tel événement à peine évoqué sur un ton dédaigneux par le narrateur principal – Adam, un jeune ex-délinquant venu au village en réinsertion – le sera de nouveau un peu plus loin, et finira bien par s’éclairer. Une sorte de puzzle qui contribue à l’atmosphère délétère du récit. Où sommes nous exactement ? L’extrême précision des lieux parcourus n’est que le reflet inversé de l’imprécision du reste, tout ce qui n’est pas Verhovina et en menace le fragile équilibre. Il semble que nous soyons en Roumanie, on aperçoit au loin la Transylvanie. Adam fait d’ailleurs la lecture en hongrois – langue à laquelle il ne comprend rien – à une dame qui n’y comprend rien non plus et attend depuis des années la venue d’un soi-disant soldat de cette nationalité qui viendrait l’arracher à cette morne vie.

Les épisodes s’entremêlent plutôt qu’ils ne se suivent, parfois truculents, le plus souvent glauques, tandis qu’on ne cesse de boire le même vin de prune. Il y a une tension permanente que l’indéfinition, qui est aussi celle de l’époque où se déroulent les évènements (le XXIème siècle, vraiment ?), ne cesse d’amplifier. Un monde entre ruralité et grotesque, que Bodor distille au compte goutte avec un grand sens du détail.

Sergio Aquindo & Pierre Senges – Cendre des hommes et des bulletins


Des princes détrônés

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Sergio Aquindo & Pierre Senges – Cendre des hommes et des bulletins [Le tripode, 2016]







Article écrit pour Le Matricule des anges

La cendre des hommes et des bulletins semble directement se répandre sur les six personnages mystérieux et difformes d’un tableau de Bruegel dont on ne sait pas grand-chose. Un titre, au moins, « Les mendiants », suffisamment vague pour offrir l’interprétation comme sur un plateau. Plateau dans lequel Aquindo et Senges, l’un dessinant, l’autre écrivant, viennent piocher les mains avides, y trouvant le plus riche des mets, l’imprécision. Puisqu’on ne sait pas qui sont ces gens peints sur ce petit rectangle d’un grand artiste, l’envie est grande d’en faire un peu ce qu’on veut : les voici professeurs de la Sorbonne, prophètes sur la place du marché ou commanditaires de l’œuvre. L’improbable est toujours bienvenu, à condition de l’étayer de la plus solide - et partant, fantaisiste - impression de véracité.

Senges, écrivain borgésien à ses heures, ne serait-ce que dans la retenue ironique de sa langue aux mots toujours choisis, a le goût de l’attribution erronée. En feront les frais ici quelques papes, antipapes, rois, reines et sultans. Ainsi qu’une bibliographie invérifiable. Il a aussi, naturellement, le goût de la variation. Variations doubles en l’occurrence, puisque les siennes dialoguent (un dialogue parfois poli, parfois conflictuel, parfois de sourds, qu’il revient au lecteur de compléter) avec celles, graphiques, d'Aquindo. Celui-ci, dans un noir et blanc forcément cendreux, évide, empli, coupe, découpe, place et déplace les gueux bruegéliens. Il leur attribue des objets qu’ils n’ont pas mais qu’on croisera peut-être dans ce qu’écrit Senges (une mitre, par exemple). Il les numérote comme s’il cherchait à les faire entrer dans quelque improbable classification. Il durcit le trait ou le rend vaporeux jusqu’à l’évanescence. Parfois même, l’un a un drôle d’air chinois. Pourtant, avec une remarquable fidélité, il ne s’éloigne jamais trop de sa source. Ses ébauches de mille tableaux possibles gardent une âme bruegélienne. Senges, par contre, prend le large, profitant de l’occasion qui lui est offerte de coudre un moyen âge à son goût.

De même qu’il l’avait fait avec Lichtenberg et le capitaine Achab, Senges considère le tableau comme la source de toutes les éventualités. La variation devient ainsi un art de l’expansion. D’où ces « versions de la toile » qui ponctuent le livre comme autant de retours vers la case d’un trouble départ. Mais il y a d’abord un « écho », celui de la fête des fous, première interprétation et matrice de tout le reste, occasion unique de se situer « à mi-distance entre la vérité et le mensonge ». En ce jour où le pouvoir simule son renversement pour mieux maintenir son joug le reste du temps, tout est possible, les singes récitent la messe et l’on « joue aux dés sur la sainte table, pariant la chair du christ ou la virginité de Marie à 100 contre 1 ». De la même façon, comme si la papauté n’était après tout qu’une permanente singerie, une simple erreur d’orthographe sur un bulletin fait élire un idiot à la place du favori. D’où la naissance d’un antipape et d’un livre qui se fait le « parcours des princes usurpés en direction du trône ». Car l’infortuné antipape n’est pas seul, l’accompagne une brochette de bras cassés qui tous auraient dû se faire calife à la place du calife. Philippe VII, roi de France ou Jacinta 1ère reine d’Angleterre, une sorte de turc encore, Alaeddin sans lampe magique, et même un banquier anversois ruiné.

Avec leurs « têtes d’imbéciles qui donnent l’hospitalité à toutes les mouches dont Belzebuth ne veut pas », ils parcourent l’Europe du sud au nord et du nord au sud, formant une drôle de caravane sale et fourbue. Des mendiants magnifiques en vérité, qui ne mendient rien d’autre qu’un peu de considération, celle d’êtres pris pour ce qu’ils croient être, des monarques. Il suffit après tout d’être coiffé des signes du pouvoir pour commencer aussitôt « à jongler avec les concepts ». Mais les déboires ne manquent pas. Ils auront beau essayer de convaincre ceux pour qui le pouvoir est une réalité et pas un fantasme, rien à faire : le pouvoir est ailleurs, et eux restent « collés au sol », tandis que les puissants « font les funambules ». Des silhouettes qu’il faut se contenter de voir au loin, comme le confie l’antipape dans son journal : « cheminer en majesté si loin de la terre les rend immortelles, irréfutables aussi ; leur illégitimité prend alors allure, même à nos yeux, de Vérité et de justice, la Vérité et la Justice menant grand train, sans nous regarder ».

Sergio Delgado - Al fin


Petit traité des sensations

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Sergio Delgado - Al fin [Beatriz Viterbo Editora - 2005]






Il y a des romans qui couvrent une vie entière. D’autres qui, ne se satisfaisant pas de si peu, balayent des générations, embrassant l’histoire d’une famille, d’un pays, d’un continent, d’une civilisation. Plus modestement (en apparence, du moins), il y a ceux qui choisissent de ne se concentrer que sur une semaine, un jour, une heure, un instant. Car s’il est vrai que l’univers contient tous les atomes, chaque atome contient à son tour une portion du tout. Depuis cette portion, il est loisible de déplier la carte et redessiner le monde. Cette portion offre peut-être également l’opportunité d’un regard plus modeste, plus intime.

Al fin ["Enfin", "Finalement"], second roman de l’argentin Sergio Delgado (Sante Fe, 1961), appartient à la catégorie de ceux qui font d’un simple et banal atome un univers entier, qui pour être bien délimité temporellement comme géographiquement, permet d’autant plus des échappées. Il renferme en ses pages le récit d’une seule nuit, du crépuscule à l’aube ; nuit faite d’alcool et d’amitié, de grandes discussions et de blagues potaches, de reflets de lune sur l’eau du fleuve, de contemplation, d’ennui. Mais une nuit qui pourrait bien n’être qu’un prétexte, celui de ne conter en vérité qu’une poignée de secondes cruciales autour desquelles on ne cessera de zigzaguer. Surtout, il tente une approche à la fois concentrique (de cercle en cercle on se rapproche du cœur des choses, de ce qui importe) et digressive du réel. Ou, plutôt que du réel, de la perception tronquée, fuyante, toujours remise en question, que nous en avons. S’il y a un ton qui défini le style de ce livre, ce serait celui d’une hésitation méditative, presque analytique. Les sentiments, les évènements, les variations du climat, du jour et de la nuit, sont autant d’éléments instables qu’on ne peut saisir (approximativement) qu’en se laissant porter par une rêverie qui cherche à en éclairer les nuances tout en admettant d’emblée l’échec de cette tentative. Un empirisme mélancolique, non dénué d’humour.

« Il est très difficile de travailler sur notre propre expérience. La vie, la matière la plus immédiate pour tous, est en même temps la plus incompréhensible. La description d’une minute peut demander la durée d’une journée. Et quelques mots suffisent parfois pour faire défiler des années », lit-on vers la fin d’un autre (très bon) roman de Delgado, Estela en el monte.

Puisque nous en sommes déjà aux citations, faisons donc de même et in extenso s’agissant du texte de quatrième qui, une fois n’est pas coutume, dépasse la simple volonté promotionnelle (« Achète ce livre, lecteur ! ») pour se faire objet poétique et donner sous forme de liste un résumé fiable, bien qu’elliptique, du livre :

« Un coup de fil, le tunnel sous le fleuve, les rues de la ville de Paraná, quelques poèmes, un saule, une bergère, un ex-notaire, plusieurs Renault (12, 6, 5, 4), un gramme de chlorhydrate de cocaïne, la statue de Condillac, une veillée funèbre, un anniversaire, deux fûts de bière, le fleuve Paraná, un ballon en plastique, six bouteilles de champagne, un noyé, une version de la fable du renard et du raisin, un baiser, un incendie forestier, une fin. Tout cela et quelques ingrédients de plus, combinés sous la forme comme toujours énigmatique du roman, pour faire ici, simplement, le récit d’une nuit. »


Ainsi, c’est sur un appel téléphonique que s’ouvre Al fin. Appel qui dans les premières pages semble osciller entre passé et présent. Un début aux faux airs d’indécision qui annonce un certain rapport au réel et à la mémoire que le livre – qui pour l’essentiel consiste en un grand flash back - ne cessera de développer. Le narrateur, Horacio (nom que nous n’apprendrons qu’en passant, comme si sa subjectivité de narrateur n’en avait pas besoin puisqu’elle est au cœur du récit ; une subjectivité qu’il assume jusque dans ses contradictions, les soulignant plus que les effaçant), le narrateur, disions-nous, reçoit ou évoque le coup de fil d’un vieil ami, noceur notoire dont l’énergie aussi communicative qu’autodestructive en fait le centre de fêtes interminables et concourues, et cela le ramène dix ans en arrière.

« J’essaie de m’imaginer tel que j’étais il y a dix ans. C’était il n’y a pas si longtemps, et pourtant l’image est imprécise. C’est un être changeant que j’évoque, quelqu’un par moments complètement différent de moi (de celui que je crois être maintenant) et qui à d’autres s’avère un être attendrissant, intime, que j’aimerais abriter comme un enfant sans protection. »


Dix ans auparavant, 1989, le même ami, León, au milieu de la friture téléphonique, invite le narrateur à une soirée et prononce ou ne prononce pas un nom, selon que le narrateur l’a entendu ou n’a fait que le croire. « Fiela est là », dit-il (ou pas). Fiela, c’est une jeune fille, un peu poète, un peu perdue, dont Horacio, le narrateur, s’est énamouré la seule fois où il l’a croisé, lors d’une fête précédente. Des extraits de ses poèmes, concentrés jusqu’à la miniature phonétique, empreints d’un « désespoir passif », ponctuent le récit, comme des objets trouvés venant éclairer ou assombrir (finesse du clair-obscur) le roman. Le double doute qui s’installe (sommes-nous en 1999 – présent du narrateur – ou en 1989, époque du fameux coup de fil ; le nom de Fiela a-t-il ou n’a-t-il pas été prononcé ?) est une manière délicate, comme en marchant sur des œufs, de rentrer dans le récit, de plus en plus détaillé, de cette nuit passée par le narrateur dans la ville de Paraná avec León et ses amis. Sans jamais abandonner pour autant, loin s’en faut, le goût des digressions et des escapades hors terrains qui en font non seulement le sel mais en sont également la secrète armature.

À sa façon, dans cette structure narrative faussement hésitante (l'auteur sait très bien où il va), un suspens se crée. Peu à peu, des clés nous sont dévoilées pour comprendre les vrais enjeux - qui renvoient tant au passe qu’au futur - de cette nuit où l'on ne fait en apparence que boire et discuter d’un bout à l’autre de la ville. Dans des lieux parfois incongrus, comme la veillée mortuaire de la grand mère d’un membre du groupe d’amis ; grand mère morte à quelques jours de ses 80 ans et dont les jeunes fêtent, sous la férule de León, grand organisateur de bacchanales devant l’éternel, l’anniversaire posthume, à quelques mètres à peine de l’endroit où se réunit la famille endeuillée.

Cette approche du récit ne répond certainement pas à un désir d'effet facile et ne prétend pas non plus singer l'enquête policière. Elle chercherait plutôt à refléter dans la construction – la forme du livre – l’empirisme qui anime le narrateur, cette façon d’approcher choses et évènements pas à pas plutôt que de se ruer dessus, afin de mieux saisir les contours d’une impression, d’une émotion. On ne s’étonnera pas d’apprendre qu’Horacio s’intéresse à Condillac, un philosophe empiriste français du XVIIème siècle, auteur d’un Traité des sensations.

Si mystère à résoudre il y a dans Al fin, c'est dans la tête du narrateur, qui cherche à comprendre les effets, la valeur, les conséquences d'un simple instant, aussi crucial pour lui qu'éphémère. Un baiser de Fiela, une poignée de secondes qui deviennent une éternité de possibles avortés pour ce grand timide.

« Cette histoire est l’histoire d’un baiser, ou pour mieux dire d’un frôlement, et je crains que nous n’ayons qu’à peine commencé à la raconter. Confession maladroite et peut-être injuste à ce niveau du chemin parcouru ensemble, qui n’a pas été court », confesse le narrateur à la page 90. Avant d’ajouter : « Je dois vous dire, et vous jugerez si c’est avec raison, que la mesure d’un événement de cette nature est toujours rétive à l’observation extérieure. Il n’aura pas complètement tort celui qui avancera l’opinion qu’ici il y a beaucoup de sparadrap pour une bien petite blessure, et de fait le frôlement en question, dans son déroulé en temps réel, n’a pas dû dépasser la brassée de secondes (si je dis dix, j’exagère sûrement). Mais selon quelle mesure évaluer la justesse du sentiment ? Comme le dit bien Condillac, en de telles circonstances, des années entières se perdent dans le moment présent ».

La sensation pourrait bien être le maître mot ici, thème impossible à cerner s’il en est. La sensation du temps qui passe ou pas ; d’un baiser plus rêvé que vécu et quand même vécu ; de ce qu’on a voulu ou pas voulu pour soi ou pour les autres (le contraste des destins, entre Horacio qui vit dans la grisaille de son cabinet d’Avocat et León, qui n’en fini plus de végéter chez ses parents). Mais la sensation peut aussi cacher la présence incertaine, inquiète, d’un mal qui rode : une maladie, le sida, comme un spectre dont on ne parle qu’à demi mots, autre signe de ce que le réel – ce tout que l’on cherche à attraper sans jamais le pouvoir – a de fugitif.

"Le monde appartient aux audacieux, la vérité aux timides. Seuls nous, les timides, sommes qualifiés pour comprendre la fugacité des choses. À force de reproches et d’échecs, le présent, cours constant vers le passé et le futur, pour le timide, ne cesse jamais de montrer ses arêtes infinies, polyèdre exalté qui perd et récupère son centre instant après instant, fleur qui n’arrête jamais de fleurir et de nous offrir son plus intime et inaccessible parfum."



[Extraits traduits par votre serviteur]


Arthur Bernard – Tout est à moi, dit la poussière


Une identité en sursis

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Arthur Bernard – Tout est à moi, dit la poussière [Champ Vallon, 2016]






Article écrit pour Le Matricule des anges

Ce qui commence comme l’autofiction d’un narrateur/auteur qui se perd en pseudonymes devient la fiction de la vie réelle d’un autre. Qu’importent les rouages de cette vie vraie et fausse, puisque dès le titre la poussière nous fait savoir que tout cela lui appartient. Nul avertissement biblique, mais l’évocation plus prosaïque, plus poétique, des œuvres du temps. Il tisse son oubli et le dépose en couches sur des vieux papiers jaunis. Un temps que l’on peut réécrire, voire écrire tout court, substituant aux éléments qui nous manquent d’autres qui nous plaisent. Retourner la poussière, la rêver, la contredire plutôt que d’y retourner.

C’est bien dans des vieux papiers, ceux d’une justice et d’une France d’un autre temps, qu’Arthur Bernard trouve la matière de son roman ; matière née d’un désir d’homonymies. Un nom qui ressemble au sien, mais évoque aussi Rimbaud et Céline, bref un nom qui fait littérature. Et mythologie même, puisque le fantôme d’Ulysse, de son odyssée, traine ses guêtres tout au long du livre.

Un certain Arthur Ferdinand Bernard. Nom très vite raccourci en AFB, puisqu’ici les appellations sont malléables, toujours. L’identité n’est jamais acquise, mais une construction permanente. Tout comme le récit, fait de conjectures, d’extrapolations, de tâtonnements, de parallélismes. Condamné à mort à 18 ans en 1890 pour tentative de meurtre, la peine d’AFB sera commuée par la grâce d’un président en un séjour à la Nouvelle Calédonie. Un séjour long, voire définitif.

Très vite, l’auteur épuise les quelques documents officiels dont il dispose (procès verbaux couverts d’une graphie toute de fioritures ; signatures de fonctionnaires longues comme le bras). Quelques années seulement après avoir traversé les océans vers sa prison à ciel ouvert, on perd la trace d’AFB. Qu’en est-il ? On peut aller au plus simple, au plus court, au plus pauvre : il est victime de la vie brève des forçats. Mais l’imagination peut aussi faire son travail, celui de ce que l’auteur appelle « l’art-roman », et botter en touche en inventant autre chose que l’évidence (« Tout est possible, puisque j’ignore tout », résume le narrateur). Faire de son personnage – simple objet trouvé dans des replis administratifs obsolète – un négatif rimbaldien, un Ulysse immobile et raconter quarante ans de vie insulaire. Un mythe miniature, sans faits d’arme (« sans pedigree d’héroïsme »). AFB, tout comme le poète, est celui qui disparaît loin, en terres exotiques, à peine sorti de l’adolescence. Mais contrairement à Ulysse, personne ne l’attend plus.

AFB - que l’on nomme également par son matricule, « plus éloquent et précis que les trois prénoms de son nom entier » ; une éloquence où l’identité se dissout pour de bon - vit dans ces pages une vie plus intéressante que celle qu’il a peut-être vécue. Il est au service de familles de militaires, de fonctionnaires expatriés et se fait peu à peu une place, discrète. Un métier l’attend, celui de relieur, vaguement étudié dans sa jeunesse parisienne et populaire. Dans une précaire cabane soumise aux assauts d’un climat hostile (chaleur, humidité, bestioles), il relie en beau volumes Homère et Rimbaud (ses doubles), les protège, les contient.

Les années passent. La guerre, lointaine (pas celle de Troie, mais la grande, de 14 à 18), emporte son seul ami, grand admirateur d’Homère. Avec l’âge, AFB devient à sa façon une figure de l’île. Ainsi, lorsqu’il se prend de passion pour les cerfs-volants suite à la lecture d’un manuel dont on lui a confié la reliure, il y aura du monde pour l’aider à en construire un géant, avec lequel il pourrait bien s’envoler et disparaître, rejoignant le néant de son identité fluctuante.

Rodolfo Fogwill – Sous terre


Une guerre souterraine

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Rodolfo Fogwill – Sous terre
[Traduit de l’espagnol (Argentine) par Séverine Rosset – Denoël, 2016]




Article écrit pour Le Matricule des anges

Il y a des textes qui s’écrivent collés au réel pour mieux s’en distancier. Ainsi de Sous terre, qui sortait de presse alors que les braises de la guerre des Malouines rougissaient encore. Des soldats las d’un conflit perdu d’avance décident d’y déserter pour se planquer dans l’abri souterrain qu’ils ont construit. S’auto-dénominant « Tatous », ils organisent une petite société parallèle. Le roman s’inquiète dès lors de leur quotidien : comment s’approvisionner et survivre en milieu hostile, comment ne pas mourir de froid. Pas de récit de guerre ici, nuls faits d’armes héroïques ou désespérés, mais la constatation en direct de l’irréalité d’un conflit dépourvu de sens.

De cette mauvaise blague qui signera la fin de la dictature, Fogwill tire un premier roman concentré. Virulence et ironie servent une écriture qui possède l’intensité d’une réaction à chaud et la distanciation de celui qui ne voit dans cette guerre que la perpétuation d’un vieux rapport de classe. Car qui sont ces Tatous ? Des gamins d’à peine vingt ans, issus des faubourgs des provinces de l’Argentine, pauvres gosses qu’une junte oligarchique envoie au casse-pipe au nom d’un patriotisme auquel personne ne croit.

La langue s’y affirme comme un personnage central. Une langue vernaculaire, celle de nos Tatous égarés sur une île glaciale ; le meilleur outil pour souligner le sentiment d’inadéquation qui se dégage du conflit. Sortie du contexte naturel où elle s’exerce, leur langue est comme déplacée ; elle ne peut fonctionner qu’en autarcie, dans l'abri que se sont construits ces déserteurs. Elle se fait langue étrangère, comme si elle ne correspondait plus à quelque territoire que ce soit. Elle n’est d’ailleurs – à l’intérieur même de la communauté – pas vraiment unifiée. Dans un des dialogues décousus qui permettent à ces jeunes soldats désemparés de tromper l’attente et l’angoisse, il s’avère que chacun, selon sa province, a en référence un nom différent pour désigner l’animal qui leur sert de totem : « mulita », « peludo », etc. Manière de souligner l’impossible cohérence d’une guerre prétendument levée au nom des valeurs nationales, alors que 25 soldats réfugiés sous terre ne peuvent se mettre d’accord sur la taxinomie d’une simple bestiole.

Les Malouines devient un territoire sans identité ; insulaire par sa géographie, mais aussi parce qu’il se convertit en lieu qu’il faut s’approprier coûte que coûte. Il convient d'y récréer d’autres limites. Ces nouvelles frontières, qui tentent de définir un monde vivable, ce sont les espaces que parcourent les Tatous, ceux de la survie. Leur terrier, qu’il faut sans cesse améliorer ; mais aussi les missions à l’extérieur pour le ravitaillement ou pour s’assurer du soutient des anglais (moyennant une aide logistique pour saper un peu plus une armée argentine déjà exsangue) et de certains membres des troupes argentines (moyennant le troc de denrées diverses). Un monde où seule compte une opposition binaire : ceux qui savent se démerder et les autres. Les Tatous sont loin d’être politisés. S’ils décident de se cacher, ce n’est pas par conviction pacifiste ou franche opposition à la dictature, mais parce que la nécessité les a forcé à opérer un renversement des valeurs habituelles : les lâches ne sont plus ceux qui désertent, mais bien ceux qui restent à « combattre ». La réalité du régime politique de leur pays, de toute façon, paraît bien floue. Ainsi du nombre des victimes de la dictature, 30 000 selon l’un, 15 000 ou 5000 pour l’autre ; personne au fond ne semblant croire à la réalité de ces disparus. Leur conscience politique se construit à mesure que se développent les stratégies de survie.

Sous terre
ne cesse de déguiser la fiction en reportage vérité. Le texte passe ainsi du statut de roman à celui de témoignage recueilli par un douteux double de l’auteur. Un récit de seconde voire de troisième main, une subjectivité qui modifie l’exposition des faits. Ce qui n’empêche pas Fogwill de ne pas avoir mis les pieds sur l'île durant le conflit, quand bien même il clamera avoir tout écrit très vite, avant la fin des hostilités. Il ne s'agit pas d'effectuer un travail d'investigation, mais de réagir avec les outils de la fiction, voire de la farce. Une farce tragique, aux puissants effets de réel.

Edgar Bayley - Vie & mémoire du docteur Pi

La grande clarté de l’ambiguïté

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Edgar Bayley - Vie & mémoire du docteur Pi
[Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jean-Marie Saint-Lu – Editions Do, 2016]





Article publié dans Le Matricule des anges


À la lecture de la trentaine de courts « récits » (dans le sens le plus libre du terme) qui composent ce recueil, on ne s’étonnera pas de savoir que l’argentin Edgar Bayley (1909-1990) fut d’abord poète. Un poète conscient de son propre travail et plus généralement des enjeux du genre, puisqu’il fut également un critique conséquent. On retrouve dans son seul livre de fiction une densité d’images propre à la poésie ; une densité à même de construire un système autonome, hermétique, perméable aux accidents et aux intuitions du moment. Un monde « où se combinent la finesse, l’audace, l’imagination, la clarté immédiate et l’ambiguïté ». Une capacité de concentrer en quelques pages, quelques paragraphes, quelques lignes parfois, des éléments antinomiques, des métaphores saugrenues, des ébauches de récits qu’il revient au lecteur de compléter.

Si tant la fiction traditionnelle que la poésie sont des pourvoyeurs d’images, celles-ci ne se présentent pas au lecteur de la même façon. La fiction a besoin du temps, de la description, de l’enchaînement logique et hiérarchisé pour les faire naître, tandis que la poésie présente souvent la capacité de les créer instantanément, comme s’il s’agissait d’objets trouvés. C’est bien cette dernière option qui règne ici, faisant du titre – Vie et mémoire du docteur Pi – une sorte d’allusion ironique à tout ce que le livre n’est pas. D’une certaine manière d’ailleurs, et c’est une des grandes réussites de ce volume inclassable, il est plus facile de dire ce qu’il n’est pas que ce qu’il est, comme un objet qui ne se matérialiserait qu’à travers des contours en négatif.

Bayley se délecte dans l’élaboration d’un univers qui – quand bien même conté au passé – tient du présent perpétuel, suivant ainsi la logique des rêves (l’auteur a fréquenté les grands représentants de l’école surréaliste argentine). Quelle mémoire saurait dès lors fonctionner dans un monde de récits qui semblent flotter dans un éther autonome, faisant fis tant d’un passé invérifiable que d’un futur incertain ? Le personnage du docteur Pi, que l’on retrouve d’une pièce à l’autre (« pièce » dans un sens presque plastique), a le don de se réincarner en permanence en un même personnage inamovible. L’idée d’une vie plutôt qu’une vie véritable, comme s’il était l’archétype d’un quelque chose qui ne cesse de nous échapper. Parfois protagoniste lorsqu’il rate le dernier train, monte dans un hélicoptère ou attend seul dans sa chambre qu’on vienne le tuer, il n’est à d’autres moments qu’un spectateur débouchant par inadvertance dans la vie d’autrui, ce qui ne l’empêche pas de se permettre alors de tordre le cours déjà sinueux des choses.

« Qui ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? » : autant de questions qui n’ont pas cours dans ces pages. « L’Archibras » remet « l’enveloppe convenue » au docteur à un coin de rue bien identifié de Buenos Aires. Pie doit rejoindre au plus vite un « certain immeuble de l’avenue du Congrès » ; plutôt qu’en taxi, le voici qui se déplace en tandem. Une « jeune brunette » (les brunettes ne cessent d’apparaître dans ce livre, au plus grand plaisir de Pi) s’y trouve assise. Ils pédalent et « tout à coup, le tandem se met à voler ». Ailleurs, une autre brunette contribue au « miracle de l’ampoule ». Ailleurs encore, Pi est en retard à son rendez-vous car il a connu « quelques difficultés en descendant de la montagne. Avalanches, marchands insistants, un serpent et une jambe cassée ». Autant de romans d’aventures miniaturisés où la plupart des éléments justifiant les rebondissements auraient été scrupuleusement escamotés.

Hanns Zischler - La fille aux papiers d’agrumes


Un apprentissage délicat

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Hanns Zischler - La fille aux papiers d’agrumes [Traduit de l’allemand par Jean Torrent – Bourgois, 2016]





Article écrit pour Le Matricule des anges

La fille aux papiers d’agrumes se construit discrètement, presque délicatement, autour d’un centre fragile. Une métaphore prête à s’envoler à la première brise (pas de grandes bourrasques ici, même si les cicatrices de l’histoire ont laissé leur marque) : celle de ces papiers d’agrumes que collectionne la jeune Elsa. Colorés, attirants, presque allégoriques, ils scandent les noms de lieux exotiques qui vus d’Allemagne fleurent bon le bain de soleil (un soleil sicilien, espagnol). Des langues mystérieuses s’y égrènent autour de figures mythologiques, telle cette centauresse à trompette qui orne la couverture, muse secrète d’un récit impressionniste qui préfère suggérer plutôt qu’asséner.

C’est d’abord une affaire de regard, d’où ces descriptions minimalistes et rêveuses du réel : « L’air frais pénétrant de la nuit. Dans son ample balancement, le croissant de la lune s’est arrêté à l’aplomb de Vénus. Des nuages passent en filant devant le satellite, une écharpe après l’autre. À peine pris, déjà l’astre leur a échappé ». C’est Elsa qui regarde le monde nouveau et pas très confortable où elle évolue. Elle a dû quitter avec son père sa Dresde natale pour une petite ville de Bavière, Marstein. Là-bas est restée sa mère, morte de maladie (et non lors du bombardement de 1945 ; l’histoire est là, mais jamais écrasante, ce qui irait à l’encontre d’un texte qui travaille la profondeur avec l’élégance de la légèreté). Nous sommes, selon ce que l’auteur nous laisse entrevoir par la bande – tout se présente au lecteur sans précipitation ni insistance – à la fin des années 50 et Elsa a la vie devant elle. C’est donc à un roman d’initiation qu’on nous convie, fragmentaire, d’un court chapitre à l’autre. Autant de vignettes où appréhender un monde qui se laisse deviner plus qu’il ne s’énonce. Un roman métaphorique qui ne fait pas du lyrisme son étendard.

Les épisodes se succèdent, se mélangent, se croisent : le trajet buissonnier jusqu’à l’école ; un vieux professeur, M. Kapuste, qui tient lieu de guide bon enfant ; les montagnes étouffantes qui entourent la petite ville ; l’amitié qui dérive en amour ; la radio américaine et Eddie Cochran ; un voyage en ballon ; le kiosque à musique où M. Weiss joue du piano et Elsa, qui l’écoute, « ne pouvait s’empêcher de penser à des feuilles qui volètent encore, indécises, jusqu’à terre, alors que le vent est déjà tombé ». Autant de petits riens qui font des grands touts, décrits dans un style sans apprêts, à la poésie contenue. Une discrétion dans l’écriture dont – nous dit avec justesse J.C. Bailly dans sa postface – « les papiers d’agrumes sont en quelque sorte les modèles, et si le livre est écrit dans leur sillage, c’est aussi parce qu’il y a dans leur existence, leur légèreté et la franchise de leur imagerie une sorte d’esthétique de la précaution ».

C’est bien avec précaution qu’avance Elsa. Littéralement, d’ailleurs, puisqu’elle souffre d’un mal de hanches. Mais cette précaution n’empêche pas les découvertes, l’apprentissage. Elsa est une jeune fille vaillante qui, tel Robinson Crusoé dont elle lit les aventures, doit s’approprier un réel nouveau qui lui demande de se définir, de tracer des frontières mobiles où circuler, afin de contourner de potentielles hostilités. Les papiers d’agrumes, protagonistes essentiels mais discrets, réapparaissent régulièrement, à des moments clés. Entre les mains d’un adulte peu sensible, ils ne sont que déchet à froisser ; éparpillés sur le lit, ils sont les compagnons de la découverte de la sexualité. Ainsi, Elsa avance vers l’âge adulte.

Entretien avec César Aira


Éloge d’une littérature détendue.

Entretien avec César Aira – Propos recueillis et traduits par Guillaume Contré – Buenos Aires, février 2016.


Dans un entretien généreux, César Aira se dévoile tel qu’en lui même : fantasque et subtil, passant de l’évocation de ses débuts à sa conception de la littérature. Tranquille, souriant, il laisse entrapercevoir d’une digression à l’autre comment fonctionne sa puissante machine à fictions.




Article écrit pour Le Matricule des anges

Les bars font partie intégrante du « mythe personnel » - pour reprendre une de ses formules - que César Aira s’est construit au fil du temps. L’essentiel de son œuvre y a été écrit, au stylo plume, d’une calligraphie patiente, dans des petits carnets qu’il soigne avec un soin fétichiste. Il m’en montrera d’ailleurs un, flambant neuf, ramené de l’Uruguay voisin. C’est donc naturellement dans un bar qu’il me donnera rendez-vous. Ce qui, sans vouloir jeter le cheveu de la couleur locale dans la soupe littéraire, n’est que justice dans une ville comme Buenos Aires, où les bars accueillants et spacieux ne manquent pas – à la différence de ceux parisiens, où on a toujours l’impression d’être assis à la table du voisin. Un privilège dû à ma condition d’étranger, puisque cela fait des années qu’il refuse tout contact avec la presse argentine. Loin des coteries germanopratines de certains de nos auteurs renommés, mais loin également des quartiers touristiques portègnes aux odeurs de tango réchauffé, Aira préfère les bars anonymes et populaires, tel celui où nous nous sommes retrouvés, quelque part sur l’interminable avenue Rivadavia, qui coupe la capitale par le milieu, comme une raie bien tracée. C’est le quartier de Caballito, qui jouxte celui de Flores, cher à notre auteur, non loin d’un parc célèbre pour ses bouquinistes. La chaleur humide est digne d’un mois de février austral, les manches sont courtes et l’auteur est fidèle à lui-même, souriant et nonchalant, égrenant les anecdotes d’une voix posée, toujours prêt à rire à l’évocation de certains de ses livres, comme s’il s’agissait des bons tours d’un enfant joueur. La conversation, d’une digression à l’autre, toujours amène, dessine un portrait en creux, ludique et subtil, d’un écrivain fantaisiste qui est d’abord un grand lecteur. Chez lui, tout occasion est bonne pour faire de la littérature.

- Votre ami d’enfance, le poète Arturo Carrera, cite dans une conférence une lettre de vous, très jeune, où s’annonce déjà votre programme esthétique : écrire beaucoup, avec une imagination débordante et véloce. « Le secret, c’est de ne rien relire », affirmiez-vous alors…
- Arturo et moi, on était inséparables à Pringles. Il est parti à Buenos Aires en 1966 et moi l’année suivante. Tandis que j’étais encore à Pringles, on s’écrivait. Deux fois par semaine, quelque chose comme ça. Et ce qu’il y avait d’enthousiasmant, au delà du contact entre amis, c’était de pratiquer le style, non ? Écrire et avoir un lecteur. Du coup, on s’écrivait des lettres interminables. Je me rappelle qu’Arturo, parfois, m’en envoyait cousues avec des fils de couleurs et que moi je ne faisais qu’écrire, dans un style exubérant, d’une exubérance juvénile, tout ce qui me passait par la tête. Et de temps en temps, à ma grande honte, Arturo les ressorts… Durant cette première année, il a fait la connaissance d’Alejandra Pizarnik, que j’ai connue ensuite et qui a été un de mes modèles, avec Osvaldo Lamborghini. Des modèles à l’ancienne, pas comme maintenant, où les modèles n’ont plus vraiment de sens, il y a trop d’exposition, le mystère s’est un peu perdu. Alejandra lui a ouvert les portes du monde littéraire. Il a aussi publié son premier livre, à 18 ans. Elle lui en avait fait changer le titre.

- Vous, vous avez mis beaucoup plus de temps, même si votre bibliographie officielle commence en 1975, avec Moreira, alors que dans les faits c’est Ema la captive en 1981.

- Ce qu’il y a, c’est que Moreira est paru bien après avoir été imprimé. Suite au coup d’état de 76, l’éditeur est parti, chez sa fille ou en Uruguay, pour ne revenir qu’en 1981. Entretemps, Ema était paru. Les exemplaires de Moreira étaient dans une cave, ne manquait que la couverture. À son retour, l’éditeur, Achaval, l’a imprimé et collé et le livre est sorti. Ce qui fait que c’est mon premier livre sans l’être.

- À le lire, ça se voit que c’est le premier. Le texte va dans tous les sens, on passe des gauchos aux citations de Lacan en français… Ema est nettement plus abouti…
- Oui, c’est trop juvénile (rires). J’écrivais beaucoup depuis mes dix-huit ans, un roman après l’autre. Je les donnais à des amis, ou parfois à personne et continuais d’écrire. C’est un peu à l’initiative d’un autre écrivain, Fogwill, que l’opportunité s’est présentée, lorsqu’une université privée a lancé une maison d’édition. Un poète s’en occupait, qui avait carte blanche sans compromis commercial parce que l’argent ne manquait pas. Il publiait tout ce qui lui plaisait. Fogwill lui a apporté deux de mes romans, dont Ema, et il a voulu publier les deux. Entretemps, une amie qui s’occupait d’une collection de jeunes auteurs m’a demandé quelque chose et je lui ai donné l’autre, La luz argentina. Ce qui fait qu’en à peine plus d’un an, j’ai publié trois livres. C’est comme ça que j’ai commencé et à partir de ce moment s’est formé un groupe de lecteurs, d’admirateurs. Je me suis senti comme idéalisé, je n’avais pas besoin de plus de succès, ce groupe d’amis me suffisait. J’ai perdu toute ambition de ce côté là. J’ai me suis contenté de continuer à écrire. Je crois que ç’a été positif de passer ainsi dix ans sans publier. Ça m’a permis d’apprendre, de m’améliorer.

- Vous ne trouviez pas ça suffisamment bon pour publier, ou…

- J’aurais peut-être pu le faire plus tôt. Quand je suis parti pour Buenos Aires, à 18 ans, j’avais écrit l’année d’avant un roman que j’ai apporté à un écrivain important de l’époque, Abelardo Arias. Alors que nous étions toujours à Pringles, une revue de la capitale, Estilo, avait lancé un concours de poésie et nouvelles. Arturo et moi on a envoyé quelque chose et on a gagné le premier prix de chaque catégorie. Et Arias était dans le jury. Plus tard, il m’a envoyé un de ses livres, avec une dédicace : « pour le jeune César Aira – j’avais 17 ans – qui, s’il persiste dans sa vocation, deviendra un écrivain reconnu » (rires). Alors je lui ai apporté mon roman, qui lui a semblé publiable. Mais, je ne sais pas pourquoi, je n’ai rien fait. Ma vie aurait pu être entièrement différente, qui sait ? Au final, ce n’est qu’à 32 ans que j’ai publié. J’étais déjà mature.


- Justement, dans un de vos livres – La vida nueva - vous racontez les péripéties éditoriales de votre premier livre fantôme, qui devient la métaphore d’une « vie nouvelle », celle d’écrivain, qui pourrait ne jamais avoir lieu…
- Achaval avait décidé, non pas de le publier dans la maison où il travaillait, mais de le faire lui-même. Je restais sans nouvelle longtemps, puis il m’appelait, me disant « rappelle-moi la semaine prochaine, j’aurais les épreuves », et moi je laissais passer trois mois… L’amie qui nous avait présenté s’énervait, « vous êtes vraiment fait l’un pour l’autre… » (rires). Dans La vida nueva, j’ai poussé ça à l’infini, le livre ne paraît jamais.

- Vous parlez d’absence d’ambition, et pourtant en 1983 vous écrivez Canto Castrato, votre roman le plus long, le plus traditionnel aussi, qui se déroule dans l’Italie des castras…

- J’étais en relation avec un éditeur de best-sellers qui ne faisait que des livres du genre romans historiques. J’ai fait quelques traductions pour eux et à ce moment-là ils ont publié un roman d’Estela Canto, la fiancé de Borges, dans le style des best-sellers américains, écrit sous pseudonyme, Evelyn je ne sais plus quoi. Et comme je traduisais ce genre de chose et voyais comment ça fonctionnait, j’ai décidé d’en écrire un, pour voir, que j’allais signer d’un pseudonyme. J’avais déjà en tête le nom d’une soi-disante dame californienne... Ça a plus à l’éditeur, qui m’a convaincu de le publier sous mon nom. Mais au final, ce n’est pas un vrai best-seller, ceux-ci s’écrivent sérieusement, il faut être en contact avec ce type de public. Moi, j’y ai mis beaucoup d’ironie, du coup… Cependant, le livre a été traduit, lu et commenté.

- José Bianco, de la fameuse revue SUR de Victoria Ocampo, un ami de Borges et Bioy Casares, l’a présenté…

- Les éditeurs avaient décidé d’un grand lancement, ils m’ont forcé à assister à des repas avec libraires, critiques et journalistes, puis il y a eu la présentation dans un grand théâtre. Bianco, très vieux, était l’ami de l’éditeur. Il a écrit un très beau texte. Moi j’avais pensé à mon ami Enrique Pezzoni, de Sudamericana, un éditeur important pour qui je traduisais. Mais il a refusé en disant : « il faut que ce soit Bianco, ce sera comme si le vieux maître passait le relai au jeune maître » (rires).

- Comment vous êtes vous mis à la traduction ?

- Ç’a été très jeune, à 20 ans. J’ai commencé très tôt car je lisais bien l’anglais, le français… C’était l’époque – fin 60, début 70 – où la sociologie, la politique étaient à la mode. Il y avait un éditeur très important, Paídos, qui publiait beaucoup de choses comme ça, des collections de psychanalyse, anthropologie… Selon leur publicité, ils publiaient un livre par jour, 30 par mois. Ils avaient constamment besoin de traducteurs. J’ai répondu à une annonce. Ils m’ont fait passer un test. Je devais m’asseoir à un bureau avec une de ces vieilles machines à écrire et traduire deux pages. Un livre d’un psychologue américain, je crois, Carl Rogers. Ils m’ont dit : « Prenez votre temps, deux heures, trois ou plus. Là, vous avez un dictionnaire ». Je me suis assis et zou, j’avais fini en dix minutes. C’est là où j’ai découvert que j’avais un don pour ça. C’était facile, j’avais une bonne rédaction, ça rendait bien. Le jour suivant, j’y suis retourné et ils m’ont dit que c’était « trop » bien, à cause du style, il faut dire que mon truc ce n’était pas Carl Rodgers, mais Lautréamont… (rires). Ils m’ont passé un livre, de ceux qui se traduisent en six mois, et je l’ai fait en 15 jours. Du coup, d’une traduction à l’autre, je me suis mis à gagner ma vie. Je vivais seul, je dépensais peu. Du coup, j’ai laissé tombé la faculté puisque je pouvais vivre des traductions. Et comme je les faisais vite, j’avais le reste de la journée pour moi, pour lire, écrire, aller au ciné. J’ai travaillé pour tous les éditeurs argentins pendant 30 ans, jusqu’à ce que, vers les 50 et quelques, mes propres livres me rapportent quelque chose.

- Mais vous le faites toujours de temps à autre…
- Oui, des choses que je choisis, Potocki, Ackerley, Stevenson, dernièrement De Chirico. Parfois des livres pas très bons, comme cette biographie de Lennon, à la demande d’une amie pour un gros éditeur espagnol.

- Foenkinos ?

- Oui, c’est très mauvais. L’éditrice m’a dit « tu es parvenu au miracle que ça paraisse bien écrit » (rires).

- Vous avez la réputation de traduire sans dictionnaire...

- Ce qu’il y a, c’est que c’était un travail alimentaire et je ne faisais que des best-sellers. Du coup, quand il y avait un truc que je ne comprenais pas, j’inventais.



- Il y a une influence des traductions sur votre écriture ?

- Non. Ou peut-être que oui. Parce que l’éditeur demande que ce soit bien écrit, au sens de correctement écrit, qu’il n’y ait pas besoin d’un correcteur. Ce genre de prose a fini par devenir normale chez moi. J’écris toujours dans une prose lise, plate, correcte. Mais ça convient à ce que je fais. Il y a peu, au Brésil, on m’a justement posé la question : pourquoi je ne travaille pas avec les jeux de mots, les calembours, des choses baroques à la Lezama Lima… Et non. Ce que je fais doit être plat, car le genre d’invention et d’imaginaire que je pratique est très complexe, étrange, du coup je dois bien l’expliquer. La comparaison qui m’est venue, c’est avec Dali. Il lui venait à l’esprit des choses très bizarres, comme ses éléphants à pattes de moustiques, ses montres molles… Pour faire ce genre de choses – surprenantes – on a besoin d’un technique complètement académique. Si on commence à gros coups de pinceaux, tout se mélange, les plans de l’invention et de l’exécution se confondent. Alors, puisque mon truc c’est de faire quelque chose de bizarre, qui lorgne vers l’irrationnel, je me dois à la clarté. Je pense aussi à un autre aspect, après avoir lu tous ces américains, c’est que là-bas, les manuscrits passent par plusieurs mains, ils ont des editors qui ont beaucoup de métier du point de vue du récit, ils savent comment une scène… Par exemple, un best-seller d’un auteur alors très lu, un certain Sanders, un roman, ils étaient si pressés de le faire publier qu’ils envoyaient directement le manuscrit, avec les corrections de l’éditeur parfois. Et moi je voyais qu’un paragraphe de la page 14 était déplacé à la page 74, et ça fonctionnait bien mieux. Une vraie leçon de technique narrative. Je ne sais pas si ça m’a servi, peut-être que oui, c’est le genre de trucs qu’on assimile. En Argentine, c’est différent, il n’y a pas d’éditeurs, les manuscrits sortent tels quels. On ne me change même pas une virgule. Ce que je fais, c’est me servir du récit conventionnel pour faire du non conventionnel.

- Vous travaillez souvent par couches narratives…

- Oui, dans un de mes romans le personnage est à la fois dans la réalité et dans une telenovela. Ou cet autre, avec un berger ukrainien. C’est un film ; à un moment on voit qu’il porte une Rolex, et le narrateur, qui regarde le film, y voit un anachronisme, une erreur, mais non, après je trouve comment l’expliquer (rires)… Je construis parfois mes livres comme ça, je renverse les choses, puis je les renverse encore…

- Vous ne vous perdez pas en chemin ?

- Non, car ça reste sous contrôle. Peut-être parce que, contrairement à ce que pense la plupart des gens vu le nombre de livre que je publie, j’avance lentement, très lentement, jamais plus d’une page par jour, et cette page je la pense phrase après phrase. Maintenant, je me suis rendu compte, et ça doit être une frustration commune des écrivains envers la critique et les lecteurs, même ceux fervents, qu’ils ne comprennent pas, ou qu’ils… Parce qu’à force d’écrire comme ça, si lentement, en pensant à tout, je mets quelque chose dans chacune de mes phrases, une petite blague, un truc qui m’est venu, quelque chose qui la retourne. Et ensuite je m’aperçois que la lecture se fait globalement, sur l’ensemble du livre, et qu’alors on me dit « c’est très bien ». Mais non, ce qui est bien, c’est ça (rires). Evidemment, je ne peux pas exiger qu’on me dise cette phrase est très bien, cette ligne, cette autre et cette autre… Je suis injuste envers mes lecteurs. Ce serait comme de leur demander à tous de ne lire qu’une phrase par jour, lentement…

- Le temps est justement un thème important dans votre œuvre, comment faire pour l’occuper.

- Oui, j’ai trop de temps à disposition. Que faire du temps ? C’est un vrai problème chez moi, ne pas trop savoir qu’en faire, on ne peut pas non plus lire toute la journée. Je lis plusieurs heures par jour, mais il arrive un moment où… En plus de ce mécanisme qui consiste à partir d’une idée bizarre, une petite folie irrationnelle, j’ai toujours besoin de quelque chose qui se rapporte à moi, à mes problèmes. Pas forcément mes problèmes, mais quelque chose de personnel… C’est pour ça qu’apparaît dans mes livres la question de l’usage du temps, « l’emploi du temps », comme le titre du roman de Butor.

- Le traducteur français d’Ema la captive évoque justement dans une note introductive l’influence de l’ennui, propice à la fantaisie, sur une enfance passée dans une petite ville de province telle que Pringles où vous avez grandi…
- Oui, c’est une chose toujours présente en moi, le fait d’avoir du temps.

- Mais vous n’avez pas manqué de projet pour l’occuper, ce temps, comme par exemple cet énorme dictionnaire des écrivains latino-américains, de plus de 600 pages…
- Ç’a été l’affaire d’une année entière. Je l’ai proposé à une éditrice qui avait inaugurée sa maison avec un titre de moi, La robe rose, en 1984. Elle voulait des projets. Ça faisait un moment que j’avais en tête l’idée d’une compilation de mes lectures d’auteurs latinos, mais son idée était plus ambitieuse, les écrivains du monde entier. Mais là je lui ai dit que non… Du coup, la littérature latino-américaine des origines, XVIème, XVIIème, jusqu’aux auteurs nés avant 1940. C’est quelque chose que je pouvais faire, j’avais déjà beaucoup lu. Elle a accepté. J’avais une avance de 6000 dollars, soit 500 par mois, ce qui à l’époque était suffisant pour vivre, pendant un an. J’ai commencé le premier janvier, et là oui, je travaillais 10 heures par jour. Je lisais, lisais, prenais des notes, visitais les bibliothèques. Une année très heureuse, à faire un travail que j’aurais pu faire à l’université, j’aurais pu être un bon chercheur… Je n’ai pas pu finir le 31 décembre comme je me l’étais proposé, il m’en manquait un peu, alors j’ai pris trois mois de plus, sans solde, jusqu’au 31 mars de l’année suivante.


- C’est un dictionnaire très subjectif…
- Oui, peut-être n’aurais-je pas été un bon chercheur de ce point de vue. Faire des recherches, accumuler les faits, ça me plait. Ce qui a perdu de sa saveur, aujourd’hui, avec les ordinateurs, plus besoin d’aller chercher les livres. On m’a proposé d’actualiser le dictionnaire, mais à quoi bon, Google fournira plus d’informations que je ne pourrai jamais le faire. Il va être réédité au Chili, mais tel quel, comme un monument ramené du passé, ce qui compte c’est les lectures qu’il a eu.

- À propos d’auteurs, dans Nouvelles impressions du Petit Maroc, vous n’êtes pas tendre avec Julien Gracq, un auteur intouchable en France…
- C’était ma bête noire. De lui, je n’ai lu que son fameux Rivage des Syrtes. C’est cette chose à laquelle j’ai toujours essayé d’échapper, l’élégance. Jamais je n’ai pensé tomber là dedans, me mettre à écrire élégamment. Mais bon, je ne crois pas qu’il ait grand-chose à voir avec moi, le pauvre. Ce n’est pas sa faute, je me suis acharné sur lui. Je me rappelle que d’une façon ou d’une autre ça a circulé et qu’une fois, en parlant au téléphone avec Severo Sarduy, qui était mon éditeur chez Gallimard, je lui ai demandé des nouvelles d’une traduction d’un de mes livres et il m’a répondu, « oui, c’est très bien, j’ai déjà lu quelques chapitres, on dirait du Gracq » (rires).

- Ce genre d’écritures où le style s’impose comme un objet à révérer…

- Le meilleur style, c’est de ne pas en avoir. Si on se met à le chercher, ça va sonner faux, ça doit sortir naturellement. C’est quasiment posthume, ce n’est pas quelque chose qu’on peut voir, ça doit être aussi naturel que marcher ou parler.

- C’est un peu ce que disait Paul Léautaud, sur lequel vous avez écrit, qui préférait Stendhal à Flaubert.
- Oui, Stendhal était le maître. Les italiens ont un beau mot pour ça, la sprezzatura, la spontanéité, l’élégante nonchalance.

- On célèbre votre œuvre aux Etats-Unis, Patti Smith fait votre éloge, vous avez reçu le prix Caillois, tout cela vous importe-t-il ?
- Au risque de passer pour un mercenaire ou un phénicien, ce qui m’importe là-dedans, c’est l’argent. Parce que pour moi, le plaisir d’écrire, ce que Stendhal appelait « le dense et profond plaisir d’écrire », se suffit à lui-même, non ? Je considère qu’en ayant ça, j’ai déjà tout. Je n’ai pas besoin de lecteurs ou de prix. Maintenant, s’il y a de l’argent… Hier j’ai reçu un virement en provenance de Chine. Là-bas, j’ai un groupe d’admirateur qui est en train de me publier et paie très bien.

- Justement, vous avez fait part de votre étonnement devant le fait que des étrangers vous lisent…
- Une fois, pour faire l’intéressant, j’ai dit que c’était le règne du malentendu. On comprendra autre chose, si loin du contexte argentin. J’écris pour les connaisseurs, pour des lecteurs qui sont mes amis. Je les connais, je sais ce qu’ils vont lire et comprendre. Ce que lisent les étrangers change. Mais le malentendu est toujours enrichissant, non ? C’est pourquoi j’ai dit que la lecture va du sur-entendu – l’écrivain en sait plus qu’il n’en dit, il en sait trop – au malentendu, sans passer par l’entendu. L’entendu, ce serait le parler commun, communicatif, informatif, journalistique. Comprendre quelque chose. En revanche, s’il y a du malentendu, du sur-entendu, on passe au-dessus de la communication normale, non ? Ça, c’est la littérature.

- C’est pour ça que certains passages strictement informatifs de vos livres, comme le début d’Un épisode dans la vie du peintre voyageur, sont écrits dans un style neutre, de dictionnaire quasiment.
- Oui, sans doute.


- Suivez-vous le choix de vos titres à l’étranger ? D’un pays à l’autre ce ne sont pas les mêmes, ce qui modifie la lecture de votre œuvre globale…
- Je donne entière liberté à mon agent allemand. Aux Etats-Unis et maintenant en Chine, il y a des éditeurs qui ont lus tous mes livres et choisissent. J’ai remarqué que ce qui se traduit en anglais l’est ensuite ailleurs, au Danemark… En France, chez André Dimanche, c’est Michel Laffon, le traducteur, qui choisissait, dans une ligne « Tintin », qu’il adorait. Je suis justement en train d’écrire quelque chose, des ébauches, et je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de femmes dans ces récits, comme dans Tintin - sauf la Castafiore. Du coup, je me suis dit : « bon, écrivons quelques romans sans femmes, pour voir ». Dans La vida nueva, lors d’une de mes conversations téléphoniques avec Achaval, celui-ci me dit « un écrivain doit publier, ce n’est pas possible autrement ». Je cite alors comme contre-exemple Emily Dickinson et il me répond, « ah, si on se met à parler de femmes, c’est autre chose… » (rires).

- Ce qui nous amène à parler de l’influence de la bande-dessinée sur votre travail, surtout les comics américains…

- Il m’est resté quelque chose de ma passion infantile, adolescente pour Superman, le vieux Superman, ou La petite Lulu. Ensuite, ça s’est renouvelé grâce à Michel qui m’a fait connaître Tintin lors de sa première visite à Buenos Aires. Il s’est précipité dans une librairie à peine a-t-il su que je ne l’avais pas lu et m’a offert trois albums choisis avec soin. Le soir même, il m’a appelé pour savoir ce que j’en avais pensé. Je lui ai répondu « génial ». L’élégance narrative d’Hergé est sans comparaison. Une merveille. Et la ligne claire, comme la ligne claire de ma prose. Je me suis rendu compte que Tintin est comme une sorte de bulle vide qui permet aux choses d’avoir lieu. D’ailleurs, le mot « tintin » en français, « c’est tintin », ça veut dire ne rien faire…

- Certains de vos personnages ne sont pas différents... Dans vos livres récents, vous semblez avoir abandonné ces fins abruptes ou apocalyptiques qui caractérisaient des romans comme Le congrès de Littérature par exemple...
- Je crois que j’ai plus de conscience professionnelle. Avant, c’était un peu de la provocation, non ? Je fais ce que je veux et que m’importe le reste. Maintenant, j’ai envie de faire les choses bien, je réécris même la fin. Je cherche une conclusion anti climax, comme s’il ne se passait rien. Mon premier roman, Ema, s’achève d’une façon où tout semble se dissoudre. Je crois que je reviens à ce genre de choses. Un de mes derniers livres, El santo [Le saint], finit sur une conversation.

- Il y a une évolution de votre écriture, l’aspect comique, véloce, de bd, comme dans Le prospectus, est moins présent, c’est presque proustien parfois…

- Une fois, j’avais déjà la soixantaine, j’ai dit à un ami : « À l’âge que j’ai, ce à quoi on peut aspirer de mieux en littérature, c’est de parvenir à une élégante mélancolie ». Ensuite, après avoir lu un de mes romans récents, il m’a dit : « tu y es parvenu ». Il n’y a plus cette sorte d’euphorie qui vient avec l’invention, c’est un peu plus éteint, ce qui n’empêche pas qu’on puisse quand même réussir quelque chose de bon. C’est plus tranquille.

- Votre littérature, quand bien même elle n’y paraît pas toujours, serait donc en permanence autobiographique…

- J’en ai besoin, c’est comme une ancre, non ? Pour lui donner un sens. Sinon, je pourrais avoir l’impression d’être en train de faire, je ne sais pas, des mots croisés, un exercice. Il y a toujours quelque chose de moi, pas forcément autobiographique, mais quelque chose, un ami, une référence… En faisant des inversions, parfois. Par exemple, ma fille vient d’avoir un enfant et l’accouchement s’est passé dans les conditions d’aujourd’hui, où tout est stérilisé, dans une clinique très moderne. Du coup, j’ai eu la tentation d’écrire sur une femme qui va avoir un enfant, mais dans la misère, on lui arrache le bébé dans des conditions atroces, elle finit par se traîner dans un coin, vidée de son sang (rires)


- La critique argentine vous a parfois reproché un manque d’engagement politique. Je me rappelle un article à propos de Le manège, qui évoque les bidonvilles de Buenos Aires, on vous y reprochait de prendre ça à la légère…
- Oui, le personnage s’appelle Maxi. C’est quelqu’un que j’avais connu dans un gymnase où j’allais, un être adorable, immense, qui avait l’âge mental d’un enfant de huit ans. Un truc qui me dérange, c’est quand la critique va vers l’appareil idéologique. C’est comme si le critique se niait à lui-même le droit de jouir de la fable, du conte, le plaisir du récit et de l’invention. Je me rappelle par exemple une critique très longue, de deux pages, dans une revue politique d’un de mes romans, qui se passe dans un festival de ciné. Dans la critique il était question de l’esthétique du cinéma moderne, de comment celui-ci prenait modèle sur la société… Alors que mon livre, ce n’est que l’histoire d’un homme accompagné de sa mère encombrante, des films de science fiction qu’il réalise… Certains de mes romans ne permettent pas ça. La princesse printemps, par exemple, on aura beau chercher… Je me souviens qu’à Lyon, lors d’une rencontre avec des étudiants - le livre venait de se traduire - une jeune fille m’a dit que ce qu’elle avait aimé le plus, c’était comment marchait le personnage de l’arbre de noël. Comment fait-on pour marcher quand on n’a qu’un tronc. J’étais enchanté par cette lecture, elle avait pris les choses de manière aussi enfantine que moi.

- Cette ambiance de conte de fée est très présente dans votre œuvre…

- Je crois que c’est une revendication de la créativité enfantine. J’ai eu pendant dix ans une nièce, jusqu’à ce qu’elle grandisse, et ç’a été dix ans de bonheur, je jouais avec elle tous les matins et elle inventait des jeux merveilleux. Elle faisait des tas avec les chaussures de ses barbies et me demandait ensuite d’en choisir une (rires). L’invention des enfants, surtout les plus jeunes, c’est ce que je veux faire, transposé au roman.

- Vous parlez parfois d’une nostalgie de ce format, le roman, une nostalgie du contexte où l’on pouvait encore en écrire. Vous aimez les romans policiers…

- En réalité, je me suis mis à écrire des longs récits que j’ai qualifiés de romans, mais ça n’en a jamais vraiment été. Je crois que le roman est un genre périmé, « dépassé ». Le roman s’est consumé avec le XIXème siècle, tout ce qui est venu après est soit anachronique, soit du post-roman. On ne peut pas dire que Proust ou Kafka ou Joyce aient écrit de véritables romans, il s’agit d’une déviation vers d’autres formes. Le format roman s’est retrouvé confiné au monde du divertissement, de la littérature commerciale. Là, oui, on trouve d’authentiques romans, mais qui n’ont pas de valeur en tant que littérature. Le roman policier… Ça me fait penser à une idée qui m’est venue, celle d’un livre aux pages transparentes, parfaitement transparentes. Inutile de l’ouvrir, on voit tout du début à la fin. Ce serait le contraire d’un policier, où il faut attendre d’arriver à la fin. Bon, c’est une idée un peu idiote…

- Ou cette autre, que vous évoquiez dans un essai, celle d’un roman policer où le détective a tout résolu dès les premières lignes. Que faire alors des 200 pages qui restent ?
- J’en avais également imaginé un autre, je ne sais plus si je l’ai mis dans un de mes livres, où il y aurait une nonne suspecte, et le titre serait La nonne assassine (rires). Un peu ce qu’on appelle maintenant spoiler. Je me souviens que ma fille adolescente lisait très enthousiaste Jane Eyre de Charlotte Brontë, où il y a ce personnage, Rodchester, et à table j’avais dit : « ah, Rodchester, il est déjà aveugle ? ». « Non, papa ! ». C’est devenu chez nous comme un spoiler mythique.

- Parce qu’à l’adolescence, on ne lit pas pour la forme mais pour la trame. Un peu comme les séries, qui renouvèlent ce plaisir du feuilleton, que va-t-il se passer, etc…
- Le roman policier c’est exactement ça, savoir qui l’a fait, les anglais appelle ça « whodunit ».

- Ce qui justifie la lecture du livre entier, alors que certains romans parfois, quand on a compris l’enjeu formel, on ne sait pas s’il faut continuer…
- C’est le problème de l’avant-garde, le recours au procédé, après quatre pages on sait déjà de quoi il retourne. L’extension est tout un problème pour moi, j’aimerais écrire un roman d’une certaine taille, de 200 pages, mais ça tourne court avant. C’est ce que je disais, le fait de travailler beaucoup chaque page. Il finit par y avoir dans ce que j’écris une tension, une densité qui font que j’en reste à 80 pages, au prix de beaucoup d’efforts. Ce que le roman policier a de bon, c’est l’honnêteté, le fair play. On ne doit pas tricher. Ou même quand on triche, comme le fameux Roger Ackroyd d’Agatha Christie, c’est quelque chose d’ingénieux, non ?


- Vous avez cette théorie selon laquelle, quand bien même on cherche de nouvelles formes, ce sont toujours les valeurs traditionnelles qui gagnent à la fin…
- C’est la différence entre art et artisanat. L’artisanat, il faut le faire bien. Cette théorie, je la répète souvent, mais maintenant je ne suis plus si convaincu. Quoi qu’il en soit, les vieilles valeurs de lisibilité, d’intérêt, sont toujours en vigueur, non ? Ce qui fait que j’ai toujours essayé de maintenir un équilibre entre le vieux et le neuf. Parce que John Cage, Duchamp, etc, très bien, mais un bon vieux polar… J’essaie donc en quelque sorte de concilier les opposés, faire un roman policier où il se passe des choses qui obéissent à une logique distincte. Un peu à la Escher, où la logique est étrange mais cohérente. J’essaie à ma façon de maintenir une lisibilité, comme s’il s’agissait d’un roman classique, à la Balzac.

- Vos débuts de romans sont ainsi, souvent, répondant au contrat de lecture « traditionnel ». Ce n’est que bien avancé dans le récit que ça se met à dérailler…
- Ce qui compte, c’est de bien définir la situation. Un matin, sur une avenue, le vendeur de journaux dans son kiosque, et ensuite seulement va pouvoir apparaître le robot-nonne géant… Un truc qui a toujours été important pour moi, c’est la visibilité. Le fait de mettre un détail en trop, inutile au récit, des détails circonstanciels, mais qui servent à construire le regard, l’image de ce qui est en train d’avoir lieu. À partir de là, je peux continuer à travailler. J’exagère un peu parfois, dans la quantité de détails, de couleurs. Mais la question, c’est qu’on visualise bien ce que je suis en train de construire, d’imaginer. Et si le début est bien fait, le délire peut ensuite apparaître. On ne peut pas commencer directement par là, sinon il y a un risque de rejet. Ce sont des choses que je fais intuitivement.

- Vous parlez d’intuition, vous ne faites pas de plans préalables…

- Je construis les choses tandis que j’avance. Puis, une fois terminé, je regarde l’ensemble et il se passe une chose qui m’a toujours étonnée, à savoir que j’écris ce qui me passe par la tête, ce qui vient, et que c’est finalement comme si la littérature, une divinité bienveillante, descendait et arrangeait tout. Parce que le livre s’écrit petit à petit, sans trop penser, ou en répondant à une motivation aussi prosaïque que celle de lui donner un minimum d’extension. Du coup, j’écris n’importe quoi pour rallonger et à la fin, non, tout prend sens… La littérature est bienveillante. Et cruelle aussi, avec ceux qui voudraient écrire, qui s’efforcent et n’y parviennent pas.

- Bien que vos récits ne soient jamais très longs, vous ne vous inscrivez pas dans la forte tradition latino-américaine de la nouvelle…

- La nouvelle, en Argentine, a été définie par Cortázar, et j’ai toujours trouvé qu’elle avait trop l’obligation d’être bonne. La nouvelle tient trop du concours de nouvelles, il lui faut être meilleure que celle de l’autre. Alors les défenseurs, les évangélistes de la nouvelle, qui disent que dès la première phrase tout doit être là… Non, non, je préfère quelque chose de plus détendu, le roman, ou plutôt le récit libre, qui n’est pas obligé d’avoir une fin fermée. En anglais existe le mot « tale », plus ouvert, qui me convient.