Juan José Saer - L'ancêtre


Un réel trop grand pour l’homme

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Juan José Saer - L'ancêtre [Le Tripode, 2014 - Traduction Laure Bataillon]



Article écrit pour La voie des Indés/Mediapart

Se lancer dans la lecture de L’Ancêtre, sixième roman de l’écrivain argentin Juan José Saer (1937-2005), ce serait un peu comme partir à l’assaut d’un manuscrit très ancien, dont les feuilles jaunies renfermeraient les traces toujours vivaces d’une sagesse lointaine des plus inattendues.
Nous voici donc, dévorant, page après page, quelque incunable à haute valeur historique ajoutée, un de ces documents capables, soudain, de nous offrir une vue imprenable sur une époque barbare et reculée. Par exemple, le XVIème siècle et la conquête, sanglante s’il en est, de l’eldorado américain par les sbires de la couronne espagnole. Ce texte, pourtant, nous le lirions en sachant pertinemment que tout y est faux, ou presque. Car sous le léger vernis du document, dans les replis de l’apparent parchemin, c’est bien de fiction qu’il s’agit. Une fiction qui, assumant fièrement sa nature artificielle, nous rappelle que l’importance du « vrai » (n’en déplaise aux mauvais coucheurs) s’avère des plus relatives. Il en est donc de L’Ancêtre comme de tous les grands romans : un espace où la fiction semble capable de transcender le réel jusqu’à lui faire revêtir les atours les plus inattendus.

Le roman de Saer, publié pour la première fois en Argentine en 1982, se propose donc comme un roman « historique » (les guillemets sont importants), à ceci près que l’auteur, qui n’avait que peu d’estime pour ce genre d’exercice, n’en fait qu’à sa tête : plutôt que de broder un passé vaguement crédible à coup d’érudition mal digérée et de personnages tout droit sortis du moule à clichés, il choisit, à partir d’un fait réel dont il ne garde que l’essentiel, de construire narrativement rien moins qu’un véritable mythe originel. Un mythe capable, à y être, de se dédoubler ; deux barils pour le prix d’un : L’Ancêtre ne se contente pas de proposer un mythe fondateur pour un pays, l’Argentine, voire pour tout un continent ; à sa façon, il se présente également comme la fondation mythologique de la poétique même du corpus saerien.

Le point de départ est donc un fait réel : en l’an de grâce 1516, le navire du capitaine Juan Diaz de Solis, battant pavillon espagnol, débarque pour la première fois sur les rives du Rio de la Plata, vaste estuaire sur les abords duquel, quelques siècles plus tard, deux pays seront fondés : l’Argentine d’un côté ; l’Uruguay de l’autre. A peine le capitaine et quelques-uns de ses hommes ont-ils mis le pied à terre qu’ils se font massacrer par une tribu d’indiens cannibales. Un seul en réchappe, le mousse Francisco del Puerto, 17 ans, qui, captif, vivra avec les indiens pendant dix ans avant d’être secouru par une nouvelle expédition. Viendra alors l’heure du retour au vieux continent et une réadaptation nécessairement difficile.
Partant de cette base - hautement romanesque il est vrai – sur laquelle viendront se tramer les grandes lignes de son roman, Juan José Saer invente un récit fascinant, écrit dans une langue à la virtuosité saisissante, qui met en scène une nouvelle fois (L’Ancêtre est loin d’être un coup d’essai, son premier livre publié remontant à 1960) les obsessions qui sous-tendent toute son œuvre.

Le narrateur de L’Ancêtre n’est autre que le mousse, qui, au soir de sa vie, couche par écrit l’expérience unique qui lui a été donnée de vivre ; expérience qui non seulement l’a marqué à jamais mais qui constitue probablement le centre même de son existence. L’unique évènement en fin de compte, autour duquel tout le reste gravite et qui donne sens à sa vie toute entière, si tant est que celle-ci en ait un, de sens (ce qui chez Saer est fortement sujet à caution). Nous parlons, bien entendu, des dix années passées chez les indiens colastinés ; ceux-là même qui, lors d’une orgie aux proportions dantesques et aux excès sadiens que le texte nous décrira par le menu, se sont permis de faire subir aux ex-camarades de notre mousse un tourment en trois étapes consistant d’abord à les découper en morceaux, ensuite à les faire cuire et finalement à les manger.

"...depuis l'accumulation du désir dans le matin ensoleillé et tranquille tandis que les corps dépecés rôtissaient sur les braises jusqu'à l’éventail de morts et d'estropiés deux ou trois jours plus tard et la reprise hésitante de la vie commune, en passant par le plaisir contradictoire de banquet, par la détermination suicidaire de l'ivresse et par le marais des accouplements multiples, étranges et obstinés, le retour de ces évènements, dans un ordre identique, était encore plus étonnant si l'on considérait qu'il ne semblait venir d'aucune préméditation, qu'aucune organisation planifiée ne les déterminait et que les jours mesurés, gris et sans joie de toute l'année menaient peu à peu les indiens, sans qu'eux-mêmes s'en rendissent compte, vers ce nœud ardent qui était leur seule fête et dont beaucoup se tiraient fort mal en point et à grand-peine, sans parler de de ceux qui y restaient englués à jamais. C'était comme s'ils dansaient sur un rythme qui les gouvernait, un rythme secret dont ils pressentaient l'existence mais qui était inabordable, incertain, absent et présent, réel mais indéterminé, comme la présence d'un dieu." (p. 94-95)

Sans jamais tomber dans l’exercice de style un peu vain, Saer propose au lecteur la recréation d’une voix invérifiable et pourtant crédible, qui ne sera pas sans évoquer les récits de voyages et autre « relation d’un séjour aux Indes » propres à l’époque. Ne jouant pas tant la carte de l’archaïsme un peu forcé que celle d’une langue au lyrisme exigeant, à la prosodie envoûtante – c’est à dire loin de tout ventriloquisme et en maintenant son style intact – Juan José Saer nous met dans la tête d’un homme qui, ayant vécu une expérience sans commune mesure, incommunicable, va tenter sa vie durant de la comprendre.
Il y aura donc, pour l’essentiel, trois périodes ou séquences dans le roman de l’Argentin : le voyage d’abord, suivi du débarquement et du séjour proprement dit chez les indiens ; ensuite, de retour en Espagne à peine âgé de vingt-cinq ans, les différentes étapes de la vie de quelqu’un qui, par la force des choses, ne saurait être qu’un paria. Il est d'abord accueilli chez les curés avant de faire fortune comme saltimbanque, interprétant dans toute l’Europe une version caricaturale de son périple, adaptée à la bêtise de son temps. A soixante ans passés, retiré de tout, le narrateur couche par écrit son interprétation – bien différente certainement de celle que tirerait la plupart de ses contemporains - du mode de vie des indiens et de leur conception du monde.

Partant d’une référence explicite à la tradition du roman d’aventure (le port, les marins, les prostituées, la grande traversée, etc.), L’Ancêtre propose un parcours qui, pour un livre d’à peine deux cent pages, s’avèrera des plus vastes et atteindra même les rives d’une méditation philosophique complexe. Cette dernière permet à l’auteur d’explorer une nouvelle fois certaines des obsessions fondamentales de toute son œuvre, leur offrant ici un éclairage nouveau, voire un ancrage mythologique grâce à la recréation minutieuse d’une cosmogonie des plus étranges, où il est moins question de divinités que d’un réel impossible à appréhender et avec lequel il faut pourtant, d’une manière ou d’une autre, composer. Et cette tribu, pour qui le mot être se dit « paraître », a une conception du monde très surprenante. Plus que de conception, sans doute faudrait-il parler d’une écrasante responsabilité, comme si l’existence même de cette incertitude absolue que l’on appelle le réel reposait sur leurs frêles épaules.

"Ils étaient, malgré leur fragilité, le soutien incertain des choses, pas plus durable, il est vrai, ni plus sûr que la flamme de la bougie au cœur de la tempête. Cette situation n'était pas le résultat d'une impression passagère mais la vérité principale du monde qui,comme une trace de torture, apposait sa marque sur leur langue et sur leurs os. Dans chaque geste qu'ils faisaient et dans chaque mots qu'ils prononçaient, c'était la persistance de toute chose qui était en jeu, et toute négligence ou toute erreur de leur part auraient suffi à la défaire" (p. 151)

Perdus au beau milieu de l’immensité (l’interminable pampa), à peine sortis si l’on peut dire de la glaise originelle, ils ne peuvent compter sur personne, si ce n’est eux-mêmes. D’où l’impossible discipline qu’ils s’imposent en permanence, tels des gardes suisses, jusqu’à ce que, ponctuel, une fois l’an, le vernis craque : vient alors le moment d’aller « faire ses courses » dans une tribu voisine et de revenir avec quelques cadavres qui constitueront la « bonne chair » d’une nouvelle orgie ; « bonne chair » qui s’avère parfois amère.

L’expérience que vit notre mousse s’avèrera riche d’enseignements. Pourtant, forcé malgré lui de vivre au sein d’une communauté qui ne saurait a priori représenter autre chose que l’altérité absolue, dont il ne comprend ni la langue ni les codes, sans la moindre perspective de pouvoir un jour rentrer chez lui, il faut bien reconnaître que cela commence plutôt mal. Or, curieusement, ces indiens sont loin d’être hostiles envers notre « héros », au contraire : leur hôte a droit à toutes les considérations, puisqu’il est le « def-ghi », c’est à dire celui à qui les indiens offrent la vie, comme compensation, peut-être, à ces autres vies qu’ils doivent sacrifier pour leurs orgies.

Sur ces prémices, le texte tisse une réflexion dense, centrée autour d’un thème récurrent chez Saer : celui d’un réel trop grand pour l’homme, et partant, de l’impossibilité de toute certitude. Si son œuvre n’a que peu à voir avec celle d’un Beckett, notre argentin partage néanmoins avec l’irlandais une très haute conscience de l’absurde et, par là, de la condition humaine dans toute sa splendeur. L’être humain qui, chez Beckett, rampe tel un Molloy décidé à se rendre coûte que coûte dans la chambre de sa mère, chez Saer, ne saurait qu’être condamné à patauger dans une fange dont, quoi qu’il fasse, il ne se défera qu’à peine, par le recours à de bien précaires artifices.
Piégés au milieu d’une complexité incompréhensible, dont ils leur semblent qu’elle pourrait un bon matin leur « tomber sur la tête », les indiens que nous dépeint L’Ancêtre font avec les moyens du bord. Ce ne sont ni des bons ni des mauvais sauvages ; notre mousse, au soir de sa vie, finira par les comprendre et sentir au fond de lui que s’il lui a été donné de vivre ne serait-ce qu’un peu, ce ne fut pas tant auprès de ses confrères espagnols, qu’auprès de ses indiens frêles et inquiets, tentant de maintenir sur pied à la force du poignet une réalité qui les dépasse et qui pourrait même se révéler pure illusion.

Publié en français pour la première fois en 1987 chez Flammarion dans une impeccable traduction de Laure Bataillon, ce chef d’œuvre était indisponible depuis des années, comme d’ailleurs la plus grande partie de l’œuvre de Juan José Saer. Une œuvre forte d’une dizaine de romans, de plusieurs recueils de nouvelles, d’essais et d’un important volume de poésie. Une œuvre, surtout, d’une cohérence stupéfiante et qui a su faire d’une même zone périphérique parcourue sans relâche texte après texte – la ville Argentine de Santa Fe et ses alentours – un nouvel espace incontournable sur la carte de la fiction mondiale. Un espace qui est déjà celui où se déroule L’Ancêtre qui, dès lors, devient le récit de sa fondation.
Louées soient donc (n’ayons pas peur des mots) les éditions Le Tripode de remettre enfin en circulation ce texte exceptionnel, et ce dans une édition des plus élégantes. Ce n’est d’ailleurs que la première pierre d’une tentative (qui, espérons-le, s’avèrera fructueuse) d’imposer enfin au lecteur français un des écrivains les plus importants de la littérature hispanophone du vingtième siècle et qui dans son pays fait aujourd’hui figure de classique, puisque déjà s’annonce pour 2015 la réédition d’une autre pierre angulaire de son œuvre, le formidable L’anniversaire.


Karel Pecka - Passage

Kafkaïen un jour, kafkaïen toujours ?

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Karel Pecka - Passage [Cambourakis, 2013 - Traduit du tchèque par Barbora Faure]




Article écrit pour La voie des indés/Mediapart

De même qu’un écrivain argentin sera nécessairement borgésien, on attendra d’un écrivain tchèque qu’il soit par la force des choses kafkaïen, tant il est vrai qu’en ce qui concerne la question littéraire (et pas seulement celle-ci d’ailleurs), clichés et réductions approximatives nous servent trop souvent d’excuse pour mieux ranger, classer, ordonner à la va-comme-je-te-pousse. Classement des plus illusoire donc, et propice aux pires raccourcis, mais enfin, c’est ainsi que sur les belles étagères de nos bibliothèques mentales se construira un meilleur des mondes bibliophile. Les clichés ont la vie dure, certes, mais ils renferment parfois également une part de vérité. Penchons-nous par exemple sur le cas de l’écrivain pragois Karel Pecka (1928-1997) et plus particulièrement sur son réjouissant (si j’ose dire) roman Passage (1974), que les éditions Cambourakis ont eu la bonne idée de publier en v.f. et qui n’a pas reçu les honneurs qu’il méritait lors de sa sortie en février 2013.
On pourra, lors d’une veillée littéraire, avancer à peu de frais tout en sirotant avec décontraction notre camomille qu’un écrivain x est l’auteur d’une œuvre indubitablement kafkaïenne. Que nous ayons lu l’œuvre en question n’importe qu’à peine, il nous suffira de brandir tel un étendard la nationalité de son auteur pour que les regards suspicieux qui suite à notre affirmation péremptoire s’étaient tournés vers nous défroncent immédiatement leurs sourcils, ragaillardis tout à coup par l’irréfutable corrélation d’un pays et d’un style.
Un style ? L’épithète « kafkaïen », accolé et à tout et n’importe quoi – livre, film, bande-dessinées, court métrage publicitaire, lingettes multi-usages... - serait donc et par la force des choses devenu un style ? Ou pire, un genre ? Allez savoir ; une chose est sûre en tout cas : style ou pas style, genre ou pas genre, ce que l’on désigne par le terme de « kafkaïen » n’a bien souvent pas grand-chose à voir avec l’œuvre proprement dite de Kafka. Il suffira sans aller plus loin et sans prétendre à l’exhaustivité qu’il soit question dans un récit d’administration, de couloirs et d’objectifs qu’une force mystérieuse nous empêche d’atteindre, pour que, hop, ça ne fasse pas un pli : voici notre innocent récit marqué au fer rouge, « kafkaïen » un jour, « kafkaïen » toujours.

Qu’en est-il du livre de Karel Pecka ? Y est-il question d’administration ? Pas exactement, mais quelque chose de cet ordre semble bien teinter l’atmosphère quelque peu délétère du récit. Y est-il question de couloirs ? Oui, et pas qu’un peu. Y est-il question d’objectifs qu’une force mystérieuse nous empêche d’atteindre ? Certainement oui, et ce d’autant que lorsque ceux-ci (les objectifs) semblent avoir finalement été approchés, on croit découvrir qu’à l’instar des trains, ils en cachaient d’autres, parfois opposés.
Le roman de Pecka (qui vécut dans sa chair les affres de l’oppression stalinienne dans son interprétation tchèque) nous narre les mésaventures d’un certain Antonin Tvrz (« Tvrz », oui, vous avez bien lu ; personne, pas même mon petit cousin n’aurait osé taper cela avec autant d’aplomb) et de son séjour dans un certain passage praguois. Comme nous le rappelle dans sa préface l’écrivain Jean-François Vilar (qui, en bon préfacier, ne peut pas s’empêcher d’y raconter la fin du livre, ce que – promis – nous essayerons de ne pas faire ici), Pecka s’inspire pour la création de son passage d’un lieu praguois réel, le passage de la Lucerna, tout en lui offrant dans son récit des proportions propre à la fiction.
Sociologue de profession, Tvrz est un homme occupé, à l’agenda plus que rempli ; un homme, somme toute, qui n’a pas le temps de flâner. Pourtant, flâner, c’est ce qu’il va faire pendant une bonne partie du livre, se trouvant pris dans un engrenage subtil qui l’empêchera de quitter ledit passage, dont les dimensions, au fil du récit, s’avèreront labyrinthiques. Labyrinthe physique et mental d’ailleurs, comme si les multiples branches et autres couloirs qui en composent l’armature voire l’essence possédaient également l’insidieuse mobilité de tentacules capables, petit à petit, d’enserrer de leurs sales petites ventouses la volonté de notre cher Tvrz, le forçant ainsi et sans qu’il en prenne pleinement conscience à renoncer de mener à bien les diverses tâches et autres obligations auxquelles il lui semble pourtant se devoir impérieusement.

Prisonnier mi- consentant mi- rétif d’un passage aux multiples facettes et à la population bigarrée, Tvrz va, au fil de ses rencontres et de ses découvertes des lieux parfois interlopes que renferme le passage, abandonner une vie étouffante faite de responsabilités et d’engagements incessants. Il se fera alors, d’une manière ou d’une autre, un trou dans ce nouveau « foyer » où il lui semblera possible de vivre avec bonheur de pas grand-chose. Un trou qui, à la longue, pourrait bien s’avérer illusoirement confortable, pour ne pas dire autrement étouffant que ce qu’il croyait laisser derrière lui. Quand notre héros se rendra compte qu’il y a peut-être un prix à payer en échange de l’étrange confort qu’a fini par lui offrir le passage, les carottes commenceront sérieusement à bouillir.
Peut-être intéressera-t-il le lecteur, à ce propos, de savoir que « Tvrz » en tchèque veut dire quelque chose comme « refuge ». Voilà pour l’aspect programmatique.

Passage, au-delà de l’évidente métaphore d’un homme prétendant avec les moyens du bord échapper à la chape de plomb d’un régime totalitaire, est donc à sa façon une fable philosophique, un récit qui par touche subtile amène le lecteur à s’interroger sur ses propres représentations : le mode de vie que je mène est-il le bon ? ; le modèle que nous propose ou impose la société a-t-il quelque chose à voir avec moi ? ; etc.
Rien de nouveau sous le soleil de la fiction, me direz-vous ; il sera difficile, pourtant, de nier la pertinence des questions que pose le texte. La fable, d’ailleurs, de par sa nature même, fait appel à des formes connues (le « kafkaïen », n’en serait-il pas une ?), joue des réminiscences qu’elle crée chez le lecteur, et c’est peut-être parce qu’elle siffle par moment à notre oreille un air que nous croyons connaitre qu’elle peut se permettre de revenir avec naturel sur des questions vieilles comme le monde. La prétention « universelle » de Karel Pecka au moment d’écrire Passage est évidente à chaque page. Il ne s’agit pas d’un roman conçu comme un simple tract politique, ni d’un samizdat de plus. Il se dégage de fait – et l’on pourrait dire à ce sujet d’ailleurs qu’il s’agit là sans doute d’un des caractères définissant le « kafkaïen » - une indéniable « intemporalité » dans ce texte, et celle-ci, bien entendu en constitue la première force. L’autre aspect remarquable est que Passage, toute fable philosophique qu’il soit, n’est pas de ces livres qu’une morale (douteuse, forcément douteuse) prétendrait justifier, bien au contraire. Les marges du bien et du mal, de la bonne ligne de conduite et de la mauvaise élection sont ici perméables en permanence. D’autre part, la justification des choix et actes des uns et des autres, à commencer par Tvrz, n’arrive jamais ou alors, à l’instar de la cavalerie, trop tard. En cela, Passage, avec tous les atours du réalisme, flirte avec le fantastique.
Pecka d’ailleurs, en nous plongeant dans un passage aux dimensions presque invraisemblables, pour le moins exagérées - comme une boîte à chaussure qui vue de l’intérieur donnerait l’impression d’un palais, ou comme les yeux d’une mouche observés de beaucoup trop près - accentue cette impression d’irréalité, d’autant plus qu’il a le goût du détail, créant ainsi une irréalité à l’apparence très réaliste. A moins que cette irréalité ne soit autre que celle naissant de la perception de plus en plus étrange d’un Antonin Tvrz dont on ne sait jamais s’il agit de lui-même, s’il se laisse porter par les événements ou s’il est manipulé. Coincé entre un régime technocratique aux relents totalitaires et corrompus et les opposants du parti des Purs, dont il est un des vacillants théoriciens, et dont les visées au final ne seraient peut-être pas moins inquiétantes, il faut reconnaître que mener correctement sa barque n’est pas pour lui des plus facile.

Passage
au fond, s’il a un message à nous faire passer, ce serait peut-être celui-ci : que la quête de liberté est une prétention souvent vaine ou pour le moins illusoire. Celle qu’Antonin Tvrz croit gagner dans les couloirs et les recoins du passage et parmi la faune qui le peuple et à laquelle il croit être capable de s’intégrer peu à peu, à peine entraperçue lui glissera des mains. Sans doute alors sera-t-il temps pour lui de s’interroger sur la vanité de ses choix. Mais il sera trop tard.
Texte inquiétant, le roman de Pecka – moins original peut-être mais non moins saisissant qu’un autre et formidable roman tchèque récemment réédité, Les Cobayes de Ludvik Vaculik [Attila, 2013] - est un passage qui mérite certainement d’être emprunté. Quant à savoir où il mène, voilà qui tiendra du lecteur.

Hernan Ronsino - Lumbre

Capillarités mémorielles

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Hernan Ronsino - Lumbre [Eterna Cadencia, Buenos Aires, 2013]



On avait pu découvrir dans notre beau pays l’œuvre d’Hernan Ronsino (Chivilcoy, Argentine, 1975) lors de la traduction française de son court et néanmoins intense roman Glaxo, publié en 2010 aux éditions Liana Levi. Une traduction qui s’était hélas vue affublée d’un titre parfaitement ridicule, pour ne pas dire honteusement commercial : Dernier train pour Buenos Aires. Un titre qui, non seulement ne rendait pas justice au formidable roman de Ronsino, mais qui surtout induisait l’éventuel lecteur en erreur. En effet, fleurant bon le lieu commun sur l’Argentine, « terre de nostalgie et de tangos », et se voyant par dessus le marché doublé d’une photo de couverture à "l’hispanité" des plus kitch (et hors de propos qui plus est, la pratique du flamenco n’étant certainement pas la coutume la plus répandue en terre australe), ce titre français, de toute évidence, prétendait vendre autre chose que le texte qu’il lui fallait pourtant bel et bien vendre. Nulle trace, dans Glaxo, de nostalgie et autre tango, ni d’ailleurs d’aucun des clichés qui collent trop souvent à l’image d’un pays que ce roman de toute façon ne prétend certainement pas représenter. Texte anti glamour s’il en est, bien loin de tout raccourci, le roman d’Hernan Ronsino s’avérait à la lecture plutôt rêche et inconfortable. Une horlogerie fine prête à éclater à la gueule d’un lecteur qui, quelque peu pris au dépourvu par l’innocuité de la photo de couverture, ne s’y attendait sans doute pas.

Depuis est paru en Argentine le successeur direct de Glaxo, l’imposant Lumbre qui, fort de ses trois cent pages, s’offre le luxe d’être plus long que la somme de ses deux prédécesseurs (outre Glaxo, il faudra citer La descomposición, 2007, non traduit). On y retrouve tout entier ce qui déjà faisait la force de Glaxo : une écriture tendue à l’extrême qui, avare de ses mots, n’en travaille pas moins une certaine idée de la densité. Une écriture qui non seulement sait dire l’essentiel, mais qui s’avère également – voire surtout – capable d’insinuer le reste, tout aussi essentiel, tout ce qui ne peut pas, ne doit pas être dit ou reste encore à dire. Un apparent minimalisme qui ne prétend refuser ni le lyrisme ni la poésie, possédant plutôt l’art et la manière de les dépouiller de tout artifice afin de mieux en extraire la moelle et le nerf. Cependant, là où Glaxo s'avérait un récit construit sur la tension d’une violence implicite, un puzzle où tous les éléments, finalement, s’emboitaient dans une certaine explosion froide, Lumbre s’avère nettement plus posé.

L’univers proposé est pourtant le même, puisque les lieux traversés, tout comme les personnages (une bonne partie d’entre eux, du moins), seront immédiatement reconnaissables au lecteur ayant déjà fatigué les opus précédents : un bourg - à moins qu’il ne s’agisse désormais d’une ville, comme se le demande à plusieurs reprises le narrateur – répondant au nom de Chivilcoy. Un bled perdu au beau milieu de la pampa humeda, quelque part dans la province de Buenos Aires. Cet endroit n’est autre donc que celui où Hernan Ronsino a vu le jour et que sa fiction a su parcourir sans ménagement (et ce même si, avec Lumbre, tout indique qu’un cycle se clôt et qu’un autre se laisse deviner). Pourtant, cet endroit n’est pas pour notre auteur l’occasion d'une douteuse mythification du lieu d’origine, ni ne lui sert d'excuse pour se faire le démagogique porte voix de quelques ploucs dont personne ne parlerait (et ce particulièrement dans un pays aussi culturellement centralisé que l’Argentine). L’auteur envisage plutôt Chivilcoy comme un territoire peuplé, voire traversé d’histoires, grandes et petites. Les trois cent pages de Lumbre, où les anecdotes pullulent, en consistent l’indubitable autant qu'éclatante démonstration.

Là où Glaxo centrait son récit sur l’évocation fragmentée d’un acte de violence, Lumbre préfère se construire autour de l’idée de mémoire, se proposant alors comme un parcours en temps réel (trois jours) qui, pour le narrateur – Federico Souza, de passage chez son père à l’occasion de la mort d’un ami de celui-ci –, servira, pourrait-on dire, comme d'un véritable « déclencheur » de souvenirs, le plongeant ainsi, malgré lui peut-être, dans une hasardeuse entreprise de reconstruction de sa propre histoire. Une histoire qui croisera celle des autres et celle de quelques « mythes » qui parcourent Chivilcoy. Des mythes qui, loin de briller de l’éclat que l’on associe trop souvent à ce mot, semblent parfois plus proches de la légende urbaine ou du racontar. Car dans ce parcours incomplet par nature - « écrit de mémoire » -, la réalité des faits est toujours incertaine, et le souvenir un objet constamment fuyant, en équilibre précaire.

On pourrait dire que la qualité première de Lumbre, c’est celle d’offrir au lecteur une « ambiance », notion floue s’il en est. Une notion, pourtant, qui saura ici, au bout de quelques pages à peine, démontrer toute sa pertinence. Le lecteur, s’y voyant plongé, en ressortira comme qui dirait mouillé. Les rues du bourg, la galerie de personnages et de lieux qui le peuplent, le climat, la lumière, le passage du temps, la nature jamais loin, jamais proche non plus… Autant d’éléments qui contribuent ici magistralement à constituer aux yeux du lecteur cette « ambiance », faisant d’un bled nommé Chivilcoy un lieu palpable et qui pourtant n’est jamais tout à fait objectif.

Il n’y a dans ce livre – contrairement à Glaxo – ni mystère à éclaircir ni secret à divulguer. Ou disons plutôt que dans Lumbre ceux-ci tendent à proliférer et, partant, à en perdre une certaine netteté ; netteté qui serait celle de l’objet au centre de toutes les attentions. L’objet, ici, est mobile, multiple et le centre incertain. L’attention y est un état, elle aussi traversée par une « ambiance ».

Si dans Lumbre le lecteur croit encore entrevoir un puzzle qui peu à peu prendrait forme, il s’agira pourtant d’un puzzle plus éclaté, plus capricieux - à l’instar du fonctionnement incertain de la mémoire - que celui qu’offrait Glaxo. Nous parlons ici, bien entendu, d’une impression d'éclatement et de caprice, celle que prétend nous insuffler un texte qui, lui, ne se perd pas, et ce quand bien même il n’oublie pas qu’à force de capillarité, les chemins ne mènent pas tous quelque part.

Lumbre, au fond, est une pérégrination, un territoire parcouru par la lecture, où les histoires, multiples, se tissent et détissent, s’entrecroisent, se laissant deviner, mystérieuses, avant de se dévoiler, plus tard et plus loin, là où on ne les attendait pas, là où on ne les attendait plus. La mémoire comme machine capricieuse et l’association d’idée définissent le fonctionnement narratif du texte et son avancée parfois concentrique.

Chivilcoy, pour Hernan Ronsino – en bon héritier de Juan José Saer – c’est un peu la partie pour le tout, un lieu x qui aurait très bien pu être un autre et qui sert de prétexte à l’exploration de la comédie humaine qu’il renferme. Tout comme Saer le fit avec la ville de Santa Fe et ses alentours, Ronsino travaille ici le territoire de la province, la périphérie d’un pays périphérique. Pourtant, contrairement à l’auteur de L’ancêtre et de L'anniversaire, la carte qu’il abat n’est pas exactement celle de l’universalisme. Là où Saer s’appropriait un territoire ultra spécifique et très marqué par son histoire personnelle pour en faire une « zone » purement fictionnelle qui pour le lecteur s’apparente bien vite au Yoknapatawpha County de Faulkner ou à la Santa Maria d’Onetti, lui faisant ainsi oublier la ville réelle de Santa Fe, Hernan Ronsino, lui, faisant montre d’une sensibilité plus « modeste » - plus contemporaine, sans doute – maintient de ce point de vue un profil plus bas, plus national aussi, faisant de Chivilcoy un lieu qui – traversé par la fiction – s’inscrit d’abord et avant tout dans la réalité argentine et dans les symboles et mythologies afférant. Dans une certaine idée de la province également, ne prétendant ni la grandir, ni la réduire. Peut-être retrouve-t-on là ce que nous appelions plus haut une « ambiance ».

L’argument même de Lumbre illustre notre propos : Federico Souza, après douze ans d’absence, ne se retrouve-t-il pas lui-même à nouveau plongé dans cette « ambiance » que d’une certaine façon il croyait avoir laissé derrière lui et qu’il ne pourra pas s’empêcher de chercher à reconstituer ?

Le bourg de Chivilcoy, finalement, pour Hernan Ronsino, serait peut-être ça : un lieu provincial plus ou moins médiocre, plus ou moins ennuyeux, plus ou moins pauvre ; un lieu « sans histoire » comme on dit, et qui pourtant ne s’épuiserait pas dans cette brève énumération, loin s’en faut. Car ce bourg est traversé par des évènements, des symboles qui en font un endroit où plusieurs éléments de l’histoire argentine s’articulent : les indiens (le nom de la ville) ; une certaine utopie politique qui en fit au dix-neuvième siècle un village « modèle » ; sans oublier le passage d’un écrivain encore anonyme, Julio Cortázar (ici rebaptisé - réveillant ainsi un vieux pseudonyme de l'écrivain - Julio Denis), qui y signera le scénario d’un film dont il ne subsiste aujourd’hui plus la moindre copie. Ce film, dans Lumbre, devient un personnage de plus et pourquoi pas une sorte de « miroir » du roman lui-même, un frère fantôme, s’agissant d’une œuvre qui à sa façon symbolise et met en scène le bourg de Chivilcoy.

Je parlais il y a peu d’un premier roman chilien – Camanchaca de Diego Zúñiga – qui, par son style faussement minimaliste et sa manière subtile et sans artifices d’aborder le réel et la mémoire, présente certainement des familiarités de vues avec un texte tel que Lumbre. Tant Diego Zúñiga comme Hernan Ronsino, de part et d’autre de la cordillère, représentent en tout cas une perspective nouvelle, contemporaine, pour la littérature latino-américaine – dans son versant « réaliste », du moins – une perspective qui n’a pas grand chose à voir avec celle de la plupart des écrivains latinos qui ont encore trop souvent pignon sur rue et sur étals de libraires. Si le roman de Zúñiga devrait connaître prochainement une publication française, il serait souhaitable qu'il en soit de même pour celui de Ronsino.