Roberto Bolaño - Bolaño por si mismo

L'écrivain et son double

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Roberto Bolaño - Bolaño por si mismo - Entrevistas escogidas [Andrés Braithwate, ed. - Ediciones Universidad Diego Portales, Santiago du Chili, 2005]






Lire Bolaño por si mismo - Entrevistas escogidas [Bolaño par lui-même - Entretiens choisis], recueil compilé par Andrés Braithwate et publié au Chili par la maison d'édition de l'université Diego Portales en 2005, c'est se trouver confronté une fois de plus à ce "grand mythologue" (Alan Pauls dixit) qu'était Roberto Bolaño. La valeur de l'écrivain penché sur l'abime, la déroute intrinsèque de toute entreprise littéraire, le poète comme détective sauvage et rimbaldien, autant de thèmes régulièrement brassés par la grande machinerie romantique du chilien que le lecteur retrouve, bien présents, tout au long de ce livre.

Ces entretiens furent pour la plupart accordés par mail à diverses publications latino-américaines et espagnoles (mais aussi françaises, puisqu'on y trouve quelques extraits d'un entretien pour Le matricule des anges) entre 1998 et 2003, soit pendant les cinq années où Bolaño put "profiter" en vie d'une reconnaissance en perpétuelle et vertigineuse expansion. Néanmoins, ce qu'il nous est donné de lire au fur et à mesure de réponses faussement minimalistes et souvent très bien écrites (comme si elle étaient une dérivation en mode mineur de la poétique qui parcourent les romans de notre auteur) s'étend au delà de cette imagerie romantique à la lisière du kitsch (un kitsch sans aucun doute consciemment manipulé par l'auteur, dans le but certainement de construire encore et toujours ce "mythe personnel" qui selon César Aira est indispensable à l'écrivain, comme une façon de mettre en place soi-même les conditions de réception de sa propre œuvre). Le lecteur, en effet, y croise aussi - voire surtout - le Bolaño polémiste, provocateur, acerbe, ironique. Notre auteur ne reconnait-il d'ailleurs pas lui-même au détour d'une des interviews que libelle et pamphlet sont des genres où il se sent comme un poisson dans l'eau ?

Comme le rappelle dans une préface éclairante l'écrivain mexicain Juan Villoro - qui fut son ami - Bolaño était un compagnon de discussion qui goûtait particulièrement l'excès, comme un jeu. On retrouve cette intelligence ludique tout au long du livre compilé par Braithwate. Les propos souvent exagérés de Bolaño ne sont donc pas à prendre pour argent content. Bolaño por si mismo, à l'instar du recueil d'articles et de textes critiques mis au point par Ignacio Echevarria Entre parenthèses, est un livre à prendre avec des pincettes, qu'il ne faudrait pas surtout pas lire au premier degré. L'interview d'écrivain est un exercice des plus codés, souvent vain, et qui ne réussit que rarement à s'émanciper de sa destiné promotionnelle. Bolaño, plus que conscient des risques de l'exercice, s'amuse à le dynamiter depuis l'intérieur. Il y romance donc sans vergogne sa biographie jusqu'à frôler l'invraisemblance, y construit l'image d'une Amérique Latine crépusculaire qui n'est pas tant celle réelle du tournant de siècle que celle de sa jeunesse mouvementé (les années 70, les dictatures sanglantes, une guérilla marxiste à la bêtise confondante - voir par exemple le fameux épisode de l'assassinat du poète salvadorien Roque Dalton par un groupuscule marxiste, auquel Bolaño fait une nouvelle fois allusion). Il y lance anathèmes et invectives, y défend mordicus ses auteurs de prédilections (Cortázar, Borges...), y trace des cartes littéraires qui ne sauraient fonctionner que vues depuis la lorgnette de sa propre œuvre, et surtout n'a jamais peur de se contredire. Semblant par moments capable de soutenir avec une même assurance une chose et son contraire, d'évidence il cherche à nous faire tomber dans le piège d'un jeu qu'il a lui-même ourdi, celui d'une rhétorique excessive où il est seul maître à bord. Prétendre par exemple tirer une quelconque théorie littéraire à partir des propos de Bolaño, ce serait tomber dans son piège. L'interview pour lui n'est pas le lieu où s'exprimerait une quelconque forme de vérité, mais plutôt celui d'une mise en scène de cette même vérité, qui serait celle que l'écrivain serait censé offrir ou fournir, vérité qui dans de telles conditions en devient inévitablement parodique, au-delà même peut-être de la volonté de l'auteur, dont on a parfois l'impression qu'il se piège à son propre jeu.

Selon Juan Villoro, la stratégie de Bolaño est celle "du solitaire qui impose sa loi". Au fil des interviews réunies dans ce livre, cette stratégie confirme autant qu'elle infirme le mythe médiatique qui peu à peu s'est construit autour de la figure du chilien. Sur-jouant jusqu'à la saturation de son passé de poète errant, beatnik, aventurier, c'est comme s'il cherchait avant tout à ce que le lecteur l'identifie à son alter-ego - l'Arturo Belano des Détectives Sauvages - ce qui ne manque pas d'être paradoxal, puisqu'il se défend à plusieurs reprises d'une association trop littérale entre lui et son personnage. On a parfois l'impression qu'il cherche consciemment le bâton pour se faire battre. Puisque toute postérité est une simplification, l'auto-mythologisation éhontément pratiquée par le chilien expatrié ne saurait aboutir à autre chose qu'à l'image caricaturale et bien pensante développée à des fins essentiellement commerciales par le marché littéraire américain, marché où Bolaño encore et toujours est le plus grand succès de librairie latino depuis Garcia Marquez.
En même temps, il semble difficile de croire que Bolaño lui-même n'ait pas été conscient des risques de l'exercice. Pour preuve, cet acharnement permanent à tourner en ridicule toute propension à la postérité. A moins bien sûr que l'on considère que si notre auteur revient si souvent sur cette question, ça ne saurait être que par ce que celle-ci l'obsède. Encore que cette ambiguïté - faire comme si l'on se moquait de la postérité tout en mettant en place, malgré soi peut-être, les conditions "idéales" pour que cette même postérité opère - au fond, est au cœur de l'œuvre romanesque du chilien : l'écrivain comme raté aux ridicules prétentions d'absolue, jamais loin du délire, de l'excès, de la folie... Comme il le rappelle dans un des entretiens, son roman La littérature nazie en Amérique ne parle pas d'autre chose. Ce n'est pas tant la dérive vers le mal qui l'intéresse que la condition risible, tragi-comique, de l'écrivain, son obstination, sa prétention démesuré, sa "pureté" qui ne saurait que dériver.

Partagé entre l'envie de se laisser séduire par la verve toute particulière de Bolaño et le désir contradictoire de ne pas accepter sans y regarder à deux fois le discours que produit parfois cette même verve, le lecteur de ces interviews fait l'expérience d'un certain inconfort qui au fond n'est pas sans intérêt : c'est peut-être celui de l'ambiguïté de l'écrivain comme figure publique, comme personnage que - malgré nous peut-être - nous avons envie d'admirer comme nous admirons son œuvre, mais dont nous devrions pourtant nous méfier comme de la peste. Je ne sais plus qui disait qu'il ne faut jamais rencontrer nos auteurs préférés car ils ne sont jamais à la hauteur de leur œuvre, de nos expectatives ou des deux. Bolaño dans ces interviews ne cherche pas à être plus intéressant que ses livres, mais à créer un personnage qui ressemble à ses livres sans en avoir toutefois - inévitablement - la même ampleur. Le Bolaño des interviews, pour intelligent, intéressant, surprenant, drôle, arbitraire qu'il soit, n'en reste pas moins que le simple auteur de son œuvre. Or, nous ne devrions jamais oublier - n'est ce pas - que les grandes œuvres dépassent toujours leur auteur. Même si l'on peut regretter que ce recueil n'ait pas trouvé d'éditeur en France, ce n'est finalement pas si grave, et d'ailleurs la meilleure interview du livre - celle de Monica Maristain pour l'édition mexicaine de Playboy en juillet 2003 - est bel et bien disponible en français en final du recueil Entre parenthèses.

Jorge Di Paola - Minga!


A propósito de Minga!

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Jorge Di Paola - Minga! [Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2012]






Article écrit pour Espacio Murena


¿Adónde va Pablo Von Paulus? ¿Por qué recorre sin razón aparente esos lugares perdidos de la pampa húmeda? Simplemente porque algo se quiebra en él, en su integridad de matemático obsesionado, creador de teorías que provocan el rechazo de los positivistas, cuando recibe la noticia de un trágico (y absurdo) accidente: su amigo José Curu, ha sido literalmente decapitado allá en Ipanema por una teja que volaba, la muy maldita.

Así es como arranca la extraordinaria novela de Jorge Di Paola, Minga!, originalmente publicada por Ediciones De La Flor en 1987, y ahora reeditada por Ricardo Piglia en su Serie del Recienvenido en Fondo de Cultura Económica. El evento descabellado que le sirve de disparador pronto se vuelve lo que César Aira llamó en su tiempo el “procedimiento teja”[1].

Minga! es una novela que hace del disparate algo nuevo, otro, no buscando en ello la carcajada fácil (aunque la risa es también un arte y, de todos modos, esta novela tiene más de un momento gracioso), sino la herramienta para soltar la novela directamente, sin preámbulos, hacia el campo magnético de un procedimiento fuera de sí, veloz, incontenible. Una novela proyectada en un tiempo T (la letra que es eje del libro) que más que tiempo es el gran entramado de lo simultaneo, una velocidad en tiempo real, alucinante, detalladísima. De ahí la densidad, la riqueza de una novela no tan larga en páginas. La metáfora matemática es el elemento clave de esta densidad narrativa, operando allí como sistema para el disparate, que así organizada se vuelve poética. El procedimiento, puesto al descubierto, es procesado dentro del relato bajo la forma del personaje mismo, Pablo Von Paulus, matemático.

Una densidad que, por otra parte, nos da ganas de exagerar un poquito, adelantando una afirmación acaso excesiva, ésta: la novelas ya fueron todas escritas, claro, pero faltaba una, faltaba Minga!. Ahora bien, Di Paola escribe como si esta afirmación fuera verdadera. No para hacerse pasar por un genio –faltaría más– sino porque acaso no había otro modo de escribir algo verdaderamente bueno (de todos modos, Von Paulus, su personaje, conforma una especie de metáfora del genio en tanto delirio, en tanto descarrilamiento, es decir: del genio como falla del pensamiento). Di Paola necesita de la idea del genio como exceso, como broma, como artefacto caduco para darse valor. Un valor por lo demás autosuficiente, ya que no se trata de un escritor que hizo gran cosa a favor de su propio reconocimiento, y que además publicaba muy poco. El valor radica en el acto de escribir y pensar sus textos, nada más y nada menos que eso.

Se podría decir que Di Paola es una suerte de maestro escondido, un escritor secreto, el eslabón que faltaba, leído por pocos pero por los buenos (hay algo de romántico en su figura, un romanticismo que la inteligencia extrema de sus textos desmiente y burla). Reverenciado no solamente por Aira sino también por Bizzio, por Guebel, por Fogwill, etc. (Uno de los pocos por lo demás, junto con Laiseca, que parece capacitado para hacer coincidir la antinómica pareja Piglia-Aira). Un autor de manuscritos inéditos que se leían por acá o por allá y que, en un momento, se perdían. Algunos, por suerte, se publicaron.

Con la muerte del autor, con el paso del tiempo, acaso vendrá pronto el reconocimiento de este hilo secreto, escondido, del canon. Aunque, por otro lado, no importa tanto eso del canon, lo que importa es la inventiva, la libertad, la atracción infatigable de esta novela de novelas.

Se dijo muchas veces –forzosamente, dada su biografía (Tandil, el encuentro a los veinte años con el escritor polaco)– que Di Paola era un escritor gombrowicziano. Lo era, claro, y en cierto sentido se pueden encontrar en Minga! rasgos del estilo del polaco, ciertos toques de la inmadurez en sus desfasados personajes, o en ciertas escenas, como el poder ejercido por un pie salido de una frazada sobre una mucama indefensa. Pero podemos también encontrar otros rasgos en esta novela autoconsciente, sobre todo un rasgo macedoniano. Minga! es, entre otras cosas, otro museo burlón de la novela. Hay un homenaje directo a Macedonio: un “prologo del epilogo”, que no se lee ni antes ni después de la novela, sino dentro de ella, irrumpiendo sorpresivamente en plena acción. Pero, sobre todo, en sus páginas habitan las huellas de una misma voluntad para desmoronar con alegría toda la posible vacuidad mecánica del relato y de la relación normativa autor-lector.

Di Paola, no obstante, es un narrador, no una especie de filosofo criollo, y Minga! nos narra con maestría la historia de un amor fracasado (o a punto de fracasar). Los guiños al lector son constantes, pero no bajo la forma de alusiones para los entendidos –lo que sería la peor tradición posmoderna– sino más bien como juego sutil para provocarlo, para empujarlo fuera de sus casillas. A tal punto que es como si, en primer termino, escribiendo esta novela, Di Paola buscara provocarse a sí mismo. Como un modo de no dejarse adormecer por su propio talento (un talento enorme, inconmensurable).

He aquí una novela que rehúsa de todo confort, sin por eso perder nunca el encanto. Porque leer estas paginas es perderse en la dulzura (a veces, muchas veces, irónica, claro) de una voz narrativa muy acogedora. Hay una enorme generosidad en esta novela, el placer certero de estar ahí, leyendo (o para el autor, escribiendo). Es un dialogo lector-autor, un dialogo a distancia. Nadie se olvide de que en todo dialogo yace implícita la sordera, pero aun así dialogo al fin y al cabo. Di Paola considera tanto al autor como al lector como otros personajes de la novela, tan perdidos como lo son Pablo Von Paulus y su amada Natacha Filipovna.

¿Perdidos realmente, autor y lector? Por supuesto que no, se trata solo de la ilusión de perderse, lo que podríamos llamar enfáticamente la “magia del relato”, volverse un Pablo Von Paulus perdido en algún Puerto Amnesia, andando hasta una Playa Qué-se-yo, huyendo precisamente de un lugar llamado Huyamos-de-Aquí.

Porque hay magia en Minga!, y no poca. En primer lugar, la magia del estilo. Si Aira se preguntaba, a propósito de Osvaldo Lamborghini, “¿como se puede escribir tan bien?”, podríamos ahora hacernos la misma pregunta con Jorge Di Paola. Lo que fascina es la capacidad para tejer (o trenzar, como lo hace este viejito solitario y tosco que hospeda al perdido Von Paulus en su casucha perdida, trenzar, pues, para seguir con una de las múltiples “metáforas” gauchescas, pampeanas, paisanas que pueblan el libro) un idioma lleno de giros sorpresivos, de léxicos variadísimos, de curvas, de líneas quebradas, de alusiones murmuradas, es decir un idioma que serpentea todo el tiempo pero que jamás (jamás) se pierde en esta especie de “gratuidad” barroca que podría tan fácilmente arruinarlo todo. “Abro Minga! al azar y leo, leo, leo. Me pasó más de una vez: si la leo entera es una novela, si leo sólo una página es poesía”, dijo Sergio Bizzio[2].

Di Paola, por más que se divierte, por más que pretende enredar al lector en sus entramadas consideraciones, nunca se vuelve confuso. Porque nunca suelta las riendas, que tiene bien apretadas en su mano segura de escritor-gaucho tocado por la gracia del relato, cuando éste ya no tiene el imperativo ni de seducir ni de provocar, puesto que provocar ya no vale la pena (si es que hubo un tiempo cuando lo valía). Di Paola quiere un lector despierto, dispuesto a jugar con él, no un lector atemorizado por los excesos de un texto sin control.

Es curioso (acaso paradójico) cómo una novela así, tan libre formalmente, tan colmada de brotes sorpresivos, de pequeños delirios, a fin de cuentas ostenta tantos signos de perfección. No que lo sea realmente, que no es lo que importa (la perfección ya nos tiene hartos), sino que en su arte extremadamente controlado y extremadamente libre a la vez, propone una esplendorosa configuración para lo micro y lo macro. Porque el lector tiene que mantenerse atento: Di Paola suelta detalles importantes, micro-informaciones, por los rincones menos esperables del relato, y esos pedazos pequeños de información, esas bromas que son bromas y no lo son, todas estas chispas conformarán al fin el gran cuadro del relato –Daniel Guebel apunta con razón que en sus relatos “todo esta a la vista”[3]–. Di Paola no se burla de un lector azorado por tanto despliegue narrativo, para nada, Di Paola lisa y llanamente confía en el lector, y es así como nace la magia del texto.

Pero, sobre todo, los personajes de Minga! son hermosos, existen en la mirada del lector. Eso, por suerte, no supone cualquier mala psicología, por supuesto, sino que Di Paola, en su dulce ironía, les deja espacio para ser. Porque, como ya dijimos, Minga! es una historia de amor, la historia asimismo del deseo como contradicción insuperable, el baile tremendo del no y del sí, del te quiero pero no te quiero, o sí te quiero pero vete de aquí. Y los protagonistas de esta historia no son las caricaturas exactas que uno, con descuido, creería que podrían ser si esta novela solo fuera una farsa. En eso, acaso, en este más-allá de la farsa, Di Paola se aleja de Gombrowicz, ese soberbio farsante de genio. Tiene una asombrosa capacidad para esbozar personajes no meramente creíbles (porque el verosímil también nos tiene hartos) sino plenamente disfrutables, puesto que no se dejan entrampar por rumbos previsibles (Di Paola bromea, en varias partes macedonianas, con este supuesto deber ser o deber comportarse de los personajes de novela). De todos modos, este libro es mucho más que una farsa o la superación de la idea de farsa, es una historia de amor con final equívoco, en una noche de perros que ladran.

En una época en la que ya no sabemos si nos quedan tantas razones para leer, esta novela viene justo a decirnos que sí, que nos quedan todavía algunas, o más bien que al carajo con las razones porque lo que importa a fin de cuentas solo es la felicidad de leer, y de reír y de conmoverse con personajes frágiles y bellos, libres todos, lectores y personajes, en el plano delirante de la ficción como forma más acabada de la vida.

Pues bien, a leer Minga! y a disponerse a merecer esta cristalina confianza que nos ofrece su autor, un secreto que ya tiene que ser compartido.

[1] http://www.ramona.org.ar/node/14881

[2] http://www.ramona.org.ar/node/14880

[3] Daniel Guebel, Mis escritores muertos, Mansalva, 2009.

Mariano Siskind - Comme on part, comme on reste


Le lieu et l'identité

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Mariano Siskind - Comme on part, comme on reste [Traduit par Frédéric Gross-Quelen - La dernière goutte, 2012]






Ce premier roman de l’argentin Mariano Siskind propose au lecteur une double histoire, d’un côté celle d’un homme – Meyer – et de son désastre amoureux ; de l’autre celle d’un quartier de Buenos Aires, el Abasto. Double histoire qui au fond n’est peut-être pas si double, ou qui serait plutôt celle d’un personnage à deux faces. Car le véritable sujet du livre pourrait par exemple être celui de l’impossible construction d’une identité. Dans tous les cas, le titre original du roman semble choisir son camp, puisqu’en v.o. il s’intitule Historia del Abasto. Mais sans doute avons-nous le droit d’y voir une forme de distanciation légèrement ironique, comme si ce titre – qui pris au premier degré pourrait évoquer un de ces pénibles livres emplis de souvenirs plus ou moins banals autour de l’histoire d’un quartier, écrits par quelque retraité historien amateur – était à prendre avec des pincettes. À la lecture, il est évident qu’en lui-même ce quartier populaire portègne n’intéresse pas plus que ça l’auteur. Ce qui semble motiver son choix, ce serait plutôt d’utiliser un espace géographique bien défini et de s’en servir comme d’un contenant où faire se confronter plusieurs versions de l’identité : géographique, économique, sociale, sentimentale…

Meyer, donc, est un type médiocre qui vivote d’emplois merdiques et qui va perdre un grand amour, qu’il verra s’éloigner irrémédiablement de lui. Trame banale s’il en est qui ici sert de prétexte à la construction d’un récit éclaté, multiforme, non linéaire, et qui par ce biais retrouve à sa façon une nouvelle pertinence. Comme on part, comme on reste n’est pas un énième bouquin geignard sur l’amour perdu, loin s’en faut. C’est un livre, comme nous l’avons dit, sur l’identité, glissante, fuyante, toujours prête à s’effondrer. Meyer perd un amour, mais quel est-il cet amour ? Réel ou fantasmé ? Le personnage de la femme qu’il aime et qui ne l’aime pas oscille en tout cas entre une actrice plus ou moins ratée sur laquelle il projette la fantaisie d’une passion qui n’a jamais et n’aura jamais lieu et une femme qu’il a épousé et qui très vite à compris qu’elle avait commis une irrémédiable erreur. Comme on peut le voir, dans ce livre, l’identité n’est pas fixe, elle est plutôt un jeu de miroir propre à la fiction, et on pourrait d’ailleurs dire que Historia del Abasto est avant tout un récit à tiroirs, une sorte de machine à fiction qui se sert d'un quartier comme d'un pourvoyeur d’histoires.

Chacune des parties du livre est très différente. Entre les deux versions du cinglant échec amoureux de Meyer (avec son actrice, avec sa femme), ce sont plusieurs variations sur la vie du quartier qui s’ébauchent. Histoires de clochards, de fratrie familiale, autant d’identités disséminées dans un texte formellement multi-facette, qui dans sa structure même (narration traditionnelle ; témoignages ; scènes dialoguées ; scénarios de films..) fractionne l’identité.

Siskind revendique le quartier comme un personnage, ou plus exactement, comme une construction arbitraire : « L’Abasto de mon Histoire de l’Abasto est un collage de quelques uns de mes espaces fictionnels préférés : les vingt et uns pâtés de maisons de la rue San Martin dans la Santa Fe de Juan José Saer, le Newark de Philip Roth, l’île Kowloon du Hong Kong de Wong Kar Wai, le New Yorkistan de Saul Steinberg, l’intersection des rues Iripanga et Avenida Sao Joao dans un des Sao Paulo de Caetano Veloso, la rue Honduras de l’Evaristo Carriego de Borges et le Bajo Belgrano des premiers romans de Martin Kohan », affirme l’auteur dans une interview. Ne pas croire pourtant qu’un tel name-dropping sous-entendrait que le roman qui nous occupe serait un autre de ces exercices littéraires ultra-référentiels un peu vain. Non. Il s’agit plutôt là de revendiquer la fonction que peut occuper un espace géographique bien délimité dans la construction d’une fiction. Et de revendiquer à y être la réappropriation – la réinvention – d’un espace réel aux seules fins littéraires. Les cinq parties du roman – plus ou moins autonomes – sont donc comme autant de moyens de composer, décomposer et recomposer un même espace et pourquoi pas aussi une même identité : celle de Meyer qui, même quand il n’est pas protagoniste, est présent en filigrane. C’est lui, après tout qui nous raconte (invente ?) les différentes histoires de l’Abasto, celles de ces clochards plus ou moins métaphysiques, celles de ces deux frères et de leur relation complexe. Mais ce même personnage semble se dédoubler, devenant un postier confident qui finit par phagocyter la fantaisie amoureuse du propre Meyer ; devenant cet immigré péruvien qui connaît mieux le quartier et ses histoires que les natifs, etc…

Comme on part, comme on reste dit un titre français qui avec sa symétrie un peu automatique me semble moins intéressant et trop dirigiste par rapport à l’apparente neutralité de l’original. Pourtant, au-delà de mon chipotage, il s’agit bien de cela aussi : savoir si un lieu peut construire une identité, l’identité d’une fiction et l’identité d’un homme. Meyer pour qui son quartier est tout, ou qui joue à croire que son quartier est tout, c’est-à-dire lui, finira pourtant par en partir direction Brooklyn. Si Mariano Siskind utilise la fictionnalisation d’un quartier réel comme déclencheur d’un projet littéraire, c’est un peu la même chose pour son personnage. L’Abasto de Meyer semble n’exister finalement que dans sa tête et dans sa compulsion maniaque (car le personnage est maniaque) à s’articuler lui-même et à creuser compulsivement son propre malheur en fonction du quartier. L’Abasto est pour lui une fiction comme l’est la femme qu’il aime ou croit aimer et après laquelle il court jusqu’à Brooklyn (ne se transforme-t-elle pas dans la deuxième partie en Marilyn Monroe, comme pour mieux montrer à quel point selon Meyer le cinéphile l’amour est un fantasme plus qu’une possibilité pratique). Partir à l’autre bout du continent pour se rendre compte que rien ne change, que la fiction se reconstruit partout, presque à l’identique.

Partir, rester, le roman de Mariano Siskind nous parle peut-être de la fuite dans la fiction comme d’une obsession toujours recommencée, toujours identique. Qu’il soit à Buenos Aires ou à New York, Meyer ne changera pas, il préférera se construire encore et toujours sa fiction géographique plutôt que d’affronter le réel.


Alberto Laiseca - Aventures d'un romancier atonal


L'aventure du roman

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Alberto Laiseca - Aventures d'un romancier atonal [Traduction Antonio Werli, Attila 2013]






J'ai déjà parlé sur ce blog d'Alberto Laiseca, un écrivain qui parmi mes chers argentins est sans aucun doute l'un de mes préférés. Auteur à l'imagination exacerbée, à la culture encyclopédique, doté d'un sens du délire et de l'humour de très haut vol, son œuvre aussi pléthorique que remarquable n'était jusqu'ici pas disponible en français, ce que je ne manquais pas de regretter dans ma note sur son roman Su turno.

Or, il arrive que les choses bougent. Ces jours-ci (le 6 juin pour être précis) la première traduction française d'un roman du maître fait son apparition dans les librairies : Aventures d'un romancier atonal, traduit par Antonio Werli du Fric Frac Club, dans une édition élégante et originale à l'enseigne Attila.

Il s'agit du deuxième roman publié par Laiseca, en 1982. C'est aussi une très belle façon de découvrir son univers singulier, puisque le livre, construit en deux parties distinctes, raconte à la fois une épopée belliqueuse qui d'une certaine façon serait un peu comme une introduction (une mise en bouche, un résumé...) au grand œuvre laiséquien - les 1300 pages et des bananes de Los Sorias - et l'aventure même de l'écriture de ladite épopée, soit le "roman atonal" du titre, roman qui de bien des points de vues ressemble étrangement à ce pavé énorme qu'est Los sorias, un des chef d'œuvres de la littérature hispanophone du XXème siècle.

Aventures d'un romancier atonal est donc un livre qui en à peine 130 pages nous offre un condensé de l'ars poetica d'Alberto Laiseca, nous proposant aussi une espèce de "guide de lecture" de l'œuvre de l'écrivain moustachu, et ce à travers une "fictionalisation" des conditions d'écriture même - épiques - de ladite œuvre. Loin de l'exercice auto-référentiel, il s'agirait plutôt ici de se préparer à ce qui viendra après (car évidemment cette publication ne fera sens - à l'instar de ce que je disais il y a quelques temps à propos de la première traduction française d'un autre auteur qui m'est cher, l'uruguayen Mario Levrero - que si d'autres traductions suivent, ce qui j'espère sera le cas). Ce court texte est tout simplement une invitation à entrer de plein pied dans une "cosmovision" - pour reprendre une terminologie de l'auteur - des plus riches. Et qui dit "cosmovision" dit "inventeur d'univers", "créateur de mondes", bref sous entend qu'il s'agit là d'un écrivain qui a du souffle, qui demande donc au lecteur l'effort d'aller vers lui. Inutile de s'inquiéter pourtant, car l'effort consenti (point trop ardu à considérer l'aménité pour ne pas dire la générosité, certes délirante, de l'auteur) se voit bien vite récompensé. Au-delà de ses provocations stylistiques, de sa langue faussement incontrôlée, l'œuvre de Laiseca est un prodige d'humour, de fantaisie, ce qui ne l'empêche pas d'y aborder sans chichis la violence, le mal, le pouvoir, ses excès.

Une des grandes particularités de Laiseca, c'est son style. De ce point de vue, et pour avoir lu ces aventures en v.o. et en v.f., je dirais qu'Antonio Werli s'en est plutôt bien sorti, ce qui n'était pas gagné ; plus d'une fois la langue hirsute de notre homme - capable de passer d'un style soutenu fleurant bon le siècle d'or à l'apparent n'importe quoi (un n'importe quoi hilarant, faut-il le préciser) - semble être un implacable défi à notre rigide syntaxe. Pourtant, la version que nous en propose aujourd'hui les éditions Attila sait retrouver l'esprit, la folie du style Laiseca. Même si - bien évidemment - une traduction n'est jamais (ou alors très rarement) complètement satisfaisante et que d'une certaine façon l'imperfection est consubstantielle à l'art de la traduction littéraire, je dirais que cette première version francophone du maitre est des plus méritantes. J'espère qu'elle trouvera bon accueil auprès des lecteurs pour qu'on en reste pas là.

Je ne dirais pas beaucoup plus sur le livre pour l'instant, les éditions Attila ayant eu l'idée, pour soutenir la sortie du livre et faire connaitre l'univers incroyable d'Alberto Laiseca, de lui consacrer un blog, auquel votre serviteur à l'honneur de participer. Vous y trouverez au fil des jours des traductions de critiques sur les divers romans de l'auteur, des contributions originales, des interviews, une bibliographie exhaustive et autres friandises. Je vous invite d'ores et déjà à vous y rendre, en attendant que le livre fasse son apparition sur les stands des bonnes librairies (et peut-être même des mauvaises). C'est ici.

Louis Wolfson - Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir mémorial à Manhattan


Littérature + Maladie = Littérature

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Louis Wolfson - Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir mémorial à Manhattan [Attila, 2012]




Texte halluciné et hallucinant, dont la lecture ne laisse pas indemne, texte excessif méprisant toute convention, texte qui provoque, qui heurte et qui appuie là où ça fait mal tout en ayant l’air de ne pas y toucher…

On pourrait continuer un petit moment comme ça, enchaînant de manière plus ou moins automatique les formules toutes faites. Et pourtant. Comment le dire autrement ? Quand le cirque médiatique nous vend de l’exceptionnel et du sensationnel à tout propos s'agissant de textes qui la plupart du temps n'en valent pas la peine, il arrive quelquefois que des formules qui à force d’avoir été utilisées à tort et à travers en sont devenues terriblement creuses redeviennent utiles. C’est qu’il y a certains textes qui justifient vraiment toutes les formules à l’emporte-pièce qu’on voudra bien leur appliquer.

En voici un exemple et pas des moindres : Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir mémorial à Manhattan (ouf !), livre écrit en français au début des années 1980 par l’américain Louis Wolfson, que les toujours impeccables éditions Attila ont eu l’excellente idée de rééditer l’année dernière. L’hallucination – ou pour employer un mot peut-être moins ampoulé, l’expérience – commence ici par la découverte d’une langue inédite. Si l’écrivain est celui qui écrit comme si sa langue maternelle était une langue étrangère, Wolfson, lui, préfère « simplifier » l’équation : il écrit directement dans une langue étrangère. Wolfson chamboule notre belle langue de Molière si tristounette et rigide comme bien peu en auraient le courage, la volonté ou le talent. Mais c’est que chez Wolfson ce rapport totalement neuf à la langue remonte loin en arrière dans sa propre biographie. Notre homme est polyglotte, serpentant avec aisance entre français, allemand, russe, hébreu… Cette apparente facilité trouve racine chez lui dans un rejet profond de sa propre langue, l’anglais, qu’il semble ne pouvoir supporter qu’à doses homéopathiques. Ce rejet, né d’un traumatisme, s’explique aussi par la personnalité complexe et instable de Wolfson, qui - malgré (ou à cause) de sa prodigieuse intelligence - est schizophrène. Un peu parano aussi. Il est l’auteur d’un premier livre dont je ne dirais pas grand-chose ne l’ayant pas lu, Le schizo et les langues, publié par Gallimard en 1970, où il relate semble-t-il son expérience avec les langues et sa méthode unique d’apprentissage d’idiomes divers à partir d’une mutation de l’anglais. Le livre – faudrait-il vraiment s’en étonner – reçut un accueil exceptionnel de la part de l’intelligentsia française, préfacé par Deleuze, loué par Foucault, etc…

Ma mère…, est donc écrit dans un français aussi peu académique qu’on l’imagine à considérer les antécédents du bonhomme. Constructions syntaxiques quelques peu alambiquées pour former des phrases d’équilibriste ; utilisation permanente ou quasi permanente du passé simple ; pronoms ou adjectifs bizarrement placés ; etc… Loin d’être illisible (on rentre dans le « jeu » au bout de la deuxième ou troisième page), cette langue au contraire n’est que poésie, parfaitement assumée d’ailleurs. Ce français surprenant n’est certainement pas le produit plus ou moins branque d’une maladresse à l’heure d’écrire dans une langue qui n’est pas la sienne. Au contraire, on se rend vite compte à quel point Wolfson se fiche comme de l’an quarante de la correction et de la belle langue. Il maintient 300 pages durant le cap de cette écriture qui n’appartient qu’à lui, qui semble être seule à même de rapporter une expérience dont l’essence ne survivrait pas si elle devait passer par la moulinette d’un français plus conventionnel.

Au delà de la langue, de quoi parle ce livre ? Comme son titre l’indique, il narre par le menu - nullement avare en détails, voire maladivement obsédé par le détail - la déchéance de la mère de l’auteur, victime terminale du cancer. Celle-ci a laissé une sorte de journal où elle a annoté au jour le jour toutes les opérations subies, les rayons, la chimiothérapie, les médicaments, les rendez-vous à l’hôpital, etc… À partir de ce « canevas », Wolfson tisse le récit de la façon dont il a vécu – à travers le « fantôme » d’une mère de plus en plus cadavérique – cette longue et terrible descente vers une mort qui se fait chaque jour plus inéluctable. Soit, pour le lecteur, un an et demi dans la tête de Louis Wolfson qui, entre deux entrées du « journal » de sa mère, parle essentiellement de lui et de sa perception du monde.

J’entends déjà d’ici les commentaires : on ne doit pas rire à toutes les pages avec un bouquin pareil. Et pourtant… Le livre n’est pas exactement drôle, non. Mais il n’est pas non plus sordide. Tragique, oui, sans doute, mais parfois on rit aussi, quand même. C’est que Wolfson, se cachant en partie derrière son « personnage » de schizophrène maniaque du détail, approche le réel à travers une forme de pudeur toute personnelle qui prend l’apparence d’un miroir déformant, comme un voile d’étrangeté jeté sur l’expérience très douloureuse qui lui est donnée de vivre. Wolfson d’ailleurs, même s’il n’est pas avare de détails sur l’évolution de la maladie, aborde la plupart du temps les événements de biais. Quand il pratique l’attaque frontale, c’est avant tout pour vitupérer contre l’humanité (Wolfson est parano et surtout terriblement misanthrope), qui selon lui ne mériterait qu’une chose : la destruction pure et simple sous le feu atomique. Le reste du temps, il pratique une forme de mépris des plus exacerbés, en premier lieu contre les membres du corps médical, docteurs, infirmières, leur maîtrise sujette à caution des techniques adéquates pour lutter contre l’avancée du cancer… Entre autres choses, le livre de Wolfson est une attaque en règle contre la médecine et les hôpitaux, un univers que l’auteur a du mal à voir autrement que comme âpre au gain, manipulateur, menteur, tartuffe. Car sous une carapace insensible, Wolfson est évidemment touché en profondeur par ce qui arrive à sa mère ; il a beau se lancer dans une lecture frénétique de tous les ouvrages sur le cancer qui lui tombent sous la main (jamais en anglais bien sûr, mais en français, en allemand…), il se rend bien compte qu’il est impuissant et que les médecins – cette bande de filous – le sont aussi.

Il y a bien entendu, en filigrane tout au long du texte, la relation ambiguë qu’entretient Wolfson avec sa mère, chez laquelle il vit encore à plus de quarante ans. Déclaré inapte au travail, vivant en partie d’une allocation de l’état qu’il se charge consciencieusement de dilapider aux courses de chevaux (d’où un certain nombres de pages ahurissantes consacrées aux martingales délirantes qu’il ébauche ; à ses aventures lors d'épiques trajets de bus jusqu’à des champs de courses perdus en quelques banlieues new-yorkaises mal desservies), c’est semble-t-il à sa mère qu’il doit plusieurs internements, électrochocs compris. Mais ce rapport, qu’on devine oscillant entre dépendance et rejet, n’est jamais clairement exposé (contrairement aux permanentes expositions détaillées de multiples aspects à priori sans importances du quotidien). C’est une forme de pudeur qui s’exprime là, mais c’est aussi que l’enjeu du livre, n’en déplaise aux lacaniens de tous poils (le premier livre de Wolfson, Le schizo et les langues, avait été publié dans la collection « connaissance de l’inconscient ») n’est pas psychanalytique. On ne le lit pas poussé par la malsaine curiosité de rentrer dans la caboche d’un « fou ». D’abord parce que Wolfson est tout sauf fou, et surtout parce que ce que l’auteur nous propose ici c’est une expérience en premier lieu littéraire. Il ne propose pas – c’est heureux – de compatir avec lui sur son drame. La compassion, de toute façon, ne fait probablement pas partie de son vocabulaire. Il suffira de constater comme tout le monde ici en prend pour son grade : juifs (Wolfson est juif, mais ne semble porter ni l’idée de la judéité, ni Israël, ni le sionisme dans son cœur), noirs, médecins, commerçants, postiers… Il n’y va pas de main morte, au risque de choquer les biens pensant qui auraient le malheur de passer par là, ne comprenant pas la logique de Wolfson, certainement pas raciste, incapable plutôt de pardonner la moindre faiblesse à qui que ce soit. D’autre part, mis de côté par la société, sans doute avons-nous affaire à un être ayant du mal à considérer bénévolement ce que l’organisation sociale implique de « rôles » dans les faits et gestes de chacun. Entier, à fleur de peau, très voire trop lucide, schizophrène, l’identité pour Wolfson est un terrain aussi glissant que piégé. Il ne peut se construire qu'en opposition à tout.

Il y aurait tant à dire sur ce livre que cela excède les capacités d’accueil de ce blog. Pour finir, j’aimerais néanmoins le mettre en relation avec un autre livre également publié chez Attila, qui semble-t-il n’a pas reçu l’accueil qu’il méritait. Je veux parler du puissant Le désert et sa semence de Jorge Baron Bizza (Attila 2011 - traduction Robert & Denis Amutio), dans lequel on retrouve une même structure autobiographique, celle d’un auteur au chevet de sa mère – dans le cas de Baron Bizza, ce n’est pas le cancer mais l’interminable hospitalisation pour la reconstruction d’un visage défiguré à l’acide – et une approche similaire des liens complexes fils-mère, une même forme de pudeur face au récit de la douleur, etc. Il y aurait sans doute un intéressant travail à faire autour d'une lecture conjointe de ces deux livres.


Diego Trelles Paz - Bioy

Le grand roman sur la violence

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Diego Trelles Paz - Bioy [Destino, Madrid, 2012]





Sur ce blog où il est régulièrement question de littérature latino-américaine, on aura peut-être remarqué que je ne parle que rarement d’œuvres à l'ambition ouvertement politique. Voilà qui semblera paradoxal si l’on considère l’image que donne cette littérature en France. Du moins, si on la juge à l'aune de ce qui y est publié. Je ne prétend pas dire par là qu’au pays de Molière la littérature latino apparaîtrait comme étant nécessairement politique, mais que ce que l’on y traduit - quand il ne s’agit pas d’énièmes et poussifs épigones du réalisme magique – ce sont bien souvent des romans qui répondent d'un peu trop près à notre bonne vieille mauvaise conscience occidentale : des livres qui parlent de méchants dictateurs, de disparus, de torture, bref de l’histoire convulsive du sous-continent. Si je ne me penche pas très souvent sur ce genre de livres (avec tout de même quelques exceptions - voir par exemple le roman plutôt réussi du péruvien Calderon Fajardo), c’est avant tout parce qu’il me semble d’une part que la littérature latino-américaine est bien plus riche que ce à quoi on prétend la réduire et d’autre part que trop souvent les romans qui s’attachent à l’histoire et à la violence propre à l’Amérique Latine ressemblent d'une manière un peu trop docile à ce que le marché éditorial international attend d’eux. Dès livres prévisibles, consensuels (voire par exemple, ce que je disais d'un auteur comme Martin Kohan).
Histoire de changer un peu, je vais donc parler aujourd’hui d’un livre qui par bien des aspects est politique et qui - sans être en soit un roman historique - s’attarde sur certains épisodes de l’histoire récente de son pays, le Pérou.

Avec Bioy, son deuxième roman, le jeune écrivain Diego Trelles Paz (1977) s’est lancé dans un projet ambitieux, empli d’une certaine prétention totalisante, qui chercherait à aborder comme un tout la violence péruvienne. S’attardant à la fois sur la guerre civile qui a ravagé le pays dans les années quatre-vingt, époque troublée d’une guérilla sanglante entre l’état et les marxistes du Sentier Lumineux et sur la réalité contemporaine d’une violence liée aux cartels de la drogue, à la misère et à la corruption, son roman est une longue fresque convulsive et tendu, qui mêle avec talent plusieurs voix, dans une sorte de polyphonie qui chercherait à présenter le réel et l’histoire depuis autant d'angles et de points de vue sans fort heureusement tomber dans le piège d’un jugement ou d’une prise de position. Les faits, de toute façon, parlent d'eux-mêmes.
À la fois très riche stylistiquement et très sec, nerveux, c’est un livre qui attrape son lecteur, un texte étouffant, effrayant, duquel l’auteur aimerait sans aucun doute que l’on ne sorte pas indemne (sauf qu'il s'agit là de quelque chose que seul le lecteur peut "décider", certainement pas l'auteur, sous peine de démagogie).

Il y a dans Bioy un grand talent pour plonger en plein dans la réalité de cette fameuse et bien malgré nous fascinante banalité du mal, cette inexplicable et pourtant, hélas, ô combien humaine capacité, quand les conditions sont données, à transformer un simple fonctionnaire, un simple soldat, lieutenant, capitaine, etc, en tortionnaire qui exécutera des ordres infâmes sans se poser de questions, voire en y prenant plaisir, en ayant l’impression peut-être de s’y réaliser. On croisera donc ici des personnages abjects, militaires qui torturent et violent allègrement des « subversifs ». On s’attardera sur leur folie, mais aussi sur leur banalité, des types qui passent la journée dans un cave humide, dans l’odeur de merde et de chair brûlé, des types qui écrasent leurs clopes sur le corps méconnaissable d’une jeune marxiste défigurée, à l’article de la mort, après tant d’heures de torture et tant de coups, des types qui le soir rentrent chez eux, prennent le repas en famille et vont raconter une histoire à leurs enfants.
On observera aussi les choses depuis l'angle opposé, celui du militantisme marxiste et du fanatisme terroriste de Sentier Lumineux, évitant ainsi de dresser un panorama binaire entre "bons" et "méchants". On y croisera encore, puisque le roman est construit en aller-retour entre les années 80 et les années 2000, la réalité des gangs, du trafic et du crime d’une Lima contemporaine ou quasi contemporaine, une Lima convulsive, sale, pauvrissime, où à tous les niveaux de la société règne l’impunité et la corruption.
On y suit le parcours d’un policier infiltré auprès d’un criminel effrayant - le dénommé Bioy qui donne son titre au roman. Ce que l’auteur nous raconte là, c’est une réalité crue et cynique où les rapports entre forces de l’ordre et banditisme sont des plus ambigus. Les frontières d’un monde à l’autre sont très fines voire inexistantes, et le personnage du policier infiltré, qui vit dans une peur constante, en est la parfaite illustration. Ne se convertit-il pas lui-même – malgré lui sans doute – en tueur, en junkie ? A force de ne pas vouloir être démasqué, n’en devient-il pas aussi abject que ceux qui font légitimement partie de ce monde de voleurs, tueurs, proxénètes, trafiquants, qu’il prétend infiltrer ? À force de vouloir s’y fondre, ne finit-il pas par commettre des actes plus que répréhensibles ? Est-il vraiment du bon côté de la barrière ? Et y a-t-il d’ailleurs une barrière ? La police est tellement corrompue, souvent de mèche d’une façon où d’une autre avec la pègre, qu’il en devient difficile de comprendre pourquoi exactement il est infiltré. Ce personnage au fond ne sait plus très bien quel est le but de sa mission s’il y en a un, mais il est déjà trop tard, son mimétisme l’implique jusqu’au cou.

Trelles Paz développe par ailleurs une intrigue plutôt classique de vengeance (un fils qui cherche à venger sa mère, ex-militante marxiste victime du terrorisme d’état), ce qui lui permet de mettre en place au cœur de son livre et sans trop en faire une forme de "suspense" de roman policier, à la petite différence toutefois que ce suspense n'est qu'un des aspects d'un récit non-linéaire. Cette histoire de vengeance - qui court d’abord en sous-main avant de prendre plus d’ampleur au court du roman, au risque d’ailleurs d’en appauvrir un peu la subtilité - est bien sûr pour l’auteur une façon d’approcher sans en parler directement la question de l’impunité, de la mémoire, de la justice. Question difficile, et qui risque de basculer à tout moment dans le sentimentalisme, l’enfonçage de porte ouverte, l’indignation facile, etc. Fort heureusement, Trelles Paz ne tombe pas dans le piège et réussi à maintenir à flot tant la complexité de son récit que celle du réel, même si un lecteur chipoteur dans mon genre ne peut s’empêcher de trouver que certains fils narratifs sont un peu trop prévisibles.

Là où le roman est le plus réussi, c’est dans sa capacité à aborder plusieurs niveaux de langue, allant du lyrisme au minimalisme, en passant par tous les états du parler vernaculaire. Dans la grande tradition du roman total, il y multiplie les voix, y développe l’intrigue par fragments, comme s’il s’agissait d’une compilation de témoignages, de sources et de documents les plus divers. L’auteur a été comparé par la critique espagnole à Roberto Bolaño, comparaison qui au delà du prestige qu'elle projette n’en est pas moins casse gueule, pour ne pas dire un peu hors de propos. Il ne s’agit pas d’émettre un jugement de valeur qui serait défavorable à Trellez Paz, mais plutôt de se demander s’il est vraiment pertinent de penser qu’il puisse y avoir un héritage possible à prendre chez Bolaño. Comme il a déjà été dit plus d’une fois (voir par exemple les propos de Sergio Chejfec sur ce même blog il y a quelque temps), on aura du mal à considérer Bolaño – pour magistrale que soit son œuvre – comme un auteur qui ouvrirait de nouvelles perspectives. Au contraire, il s’agirait plutôt d’un écrivain qui ferme brillamment une époque, celle du fameux « boum ». Un auteur qui d’autre part, sur la question de la violence en Amérique Latine a écrit 2666, un sommet qui fera encore longtemps autorité. J’aurais donc en ce qui me concerne du mal à déceler un héritage réel de Bolaño chez Trelles Paz. Cela dit, il n’en reste pas moins que certains passages du livre – je pense particulièrement à ceux qui sont directement construits comme une succession de témoignages racontant en creux l'histoire – font penser d’un point de vue technique aux Détectives sauvages. Mais la comparaison s’arrête là, Trelles Paz a sa propre voix.
On trouvera par contre d'autres réminiscences ou hommages à tout un pan de la littérature latino, de Borges à Fernando Vallejo en passant par Onetti, Vargas Llosa, Sabato, etc... Autant d'auteurs plus que consacrés, faisant de cet exercice intertextuel quelque chose de parfaitement (trop ?) balisé pour le lecteur occidental. Mais l'intertextualité passe aussi - et c'est là où elle est la plus intéressante - par un recourt à des formes de discours plus contemporaine, comme par exemple ces entrées de blog qui vers la moitié du livre apportent un peu d'humour nécessaire à un texte essentiellement noir pour ne pas dire sordide.

Tous les éléments qui font la qualité du livre de Trelles Paz sont un peu aussi ceux qui en définissent les limites. Il y a dans l’aisance stylistique, la complexité de ces multiples trames imbriquées les unes dans les autres, le jeu de registre, la multitude de personnages, l'intertextualité, etc, quelque chose qu’un lecteur dans mon genre ne peut s’empêcher de trouver un peu démonstratif, volontaire. C’est un peu comme si à tout moment l’auteur cherchait à nous dire « attention, vous être en train de lire un grand roman, ambitieux, complexe, pas une broutille du tout venant littéraire ». Il ne faudrait dès lors pas s’étonner que ce jeune auteur qui n’a pas encore quarante ans soit déjà publié en Espagne chez un gros éditeur (quand il y a tant d’auteur latino fondamentaux qui ne le sont pas ou seulement à peine), et il n’y aurait rien d’étonnant non plus à ce qu’il soit bien vite traduit en français (quand il y a tant d’auteurs latinos fondamentaux qui etc...). Sous bien des aspects, Bioy est un roman qui correspond à ce que le marché attend d’un auteur latino américain. Mais c'est aussi un roman qui sait dépasser cette attente pour aller plus loin. Malgré les quelques petites réserves émises par le pinailleur que je suis, il s'agit là d'un bon livre, qui évite la plupart des pièges dans lesquels il aurait pu tomber. Je ne saurais dire si nous sortons indemne ou pas de sa lecture, mais le lire est en tout cas une expérience.
J’ajouterai quand même que je trouve regrettable que dans la dernière partie du roman l’auteur ait cherché peut-être pas à fermer, mais au moins à clarifier certaines des pistes lancées tout au long d’un roman à l’intrigue complexe et bien construite. C'est regrettable, car il me semble qu’il éclaire des choses qui s'étaient déjà éclairées d’elles-mêmes, le livre devenant dans ces moments-là redondant. Encore une fois, comment ne pas considérer que cela en atténue un peu la subtilité.

Quoi qu'il en soit, ce roman ambitieux, riche, mérite largement le détour et plane à des kilomètres au-dessus de la moyenne des livres "sur" la violence. C'est aussi la découverte de la voix d'un auteur indéniablement prometteur, dont on suivra avec curiosité et intérêt la progression.