Philippe Annocque – Seule la nuit tombe dans ses bras


Les mots pour le dire

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Philippe Annocque – Seule la nuit tombe dans ses bras [Quidam, 2018]







Article écrit pour Le Matricule des anges


L’amour est-il une réalité, ou ne s’agit-il que d’une idée ? Une sorte d’aventure que l’on se construirait dans la tête, moins directement palpable, mais tout aussi puissante ou amère ? Quelque chose qui serait à la fois beau, émouvant, angoissant, curieux et incertain, mais également un peu désenchanté. Ou surtout désenchanté : l’expression d’une forme très contemporaine de la solitude, « comme le rêve si vivace au réveil ne laisse une heure après guère plus qu’une impression triste ou langoureuse dont on a oublié la cause ». Herbert Kahn, certainement, penche pour la deuxième option, celle de l’amour comme expérience mentale. Il faut dire qu’Herbert Kahn est écrivain et que dans ses jeunes années, lorsqu’il étudiait la philo, il a lu Austin, l’auteur de Quand dire, c’est faire. Herbert Kahn fait donc partie de ses êtres qui sont plus à l’aise avec les mots qu’avec d’autres aspects de la réalité. Ou qui, du moins, aimeraient par moment faire ployer cette réalité par le pouvoir desdits mots. Ce qui fait de lui le candidat idéal pour une histoire d’amour qui ne serait justement vécue qu’en mots (avec quand même quelques photos pour corser le tout), comme une sorte de réalité à la fois tautologiquement réelle et poétiquement (ou tragiquement) fugace. Une histoire vécue, dans tous les cas, sur cette incarnation moderne du pire – et plus rarement du meilleur – de l’art épistolaire qui porte le nom barbare de « tchat ».

Herbert Kahn, qui fait sa promo sur Facebook afin de booster les ventes pas toujours folichonnes de ses livres, fait la connaissance sur ce réseau social d’une certaine Coline. Commence entre eux un échange qui prend rapidement une tournure plus intense lorsque celle-ci envoie un selfie de ses seins, puis de parties plus intimes encore. Pourtant, ce n’est pas d’une vulgaire histoire de fesses virtuelles qu’il s’agit, mais de quelque chose de sentimentalement plus ambigu. Et plus dangereux, aussi : cette fusion des corps qui n’aura pas lieu dans les faits, n’en est pas moins évoquée, suggérée, décrite à la vitesse du tchat (et le tchat se doit d’aller vite, c’est dans sa nature, à la fois spontanée et factice). Il y aura donc – en mots, certes, mais quand même – des fellations, des cunnilingus, des pénétrations. Ce qui ne fait pas du roman de Philippe Annocque un livre érotique, loin de là. Ce n’est d’ailleurs pas un roman de Philippe Annocque, mais d’Herbert Kahn, qui « a déjà joué le rôle du héros, quand il était plus jeune, dans un précédent roman » du même Annocque ; Herbert Kahn, qui « lui-même n’était qu’écriture, ne pouvait exister que par l’écriture ». On pourrait dire que ce roman plus romantique qu’érotique, cette histoire d’un amour qui n’est pas vraiment réalisé mais fait mal quand même, est aussi une réflexion sur la littérature, sur sa capacité à multiplier les mondes, « comme une cellule qui se divise en fait deux ». Car Herbert Kahn, « lui qui s’est toujours dédoublé, qui s’est toujours regardé faire », se retrouve à vivre le « cliché éculé » de la double vie, ou plutôt le frisson d’une double vie possible : il y a, d’un côté, sa vie d’homme marié et de père de famille, et de l’autre cette soudaine relation passionnée et passionnelle avec une certaine Coline jamais vue autrement qu’en photo (mais quelles photos !). On se quitte et se rabiboche en direct sur Facebook, on peut même s’y « bloquer », tout y est terriblement vrai. Comme si le pouvoir des mots n’était pas qu’une illusion, ou comme s’ils étaient au contraire l’illusion parfaite ; si parfaite qu’elle fait encore plus mal que si elle était réelle. Herbert Kahn, l’écrivain apocryphe inventé par Philippe Annocque dans sa double vie d’écrivain, le confesse ainsi, à propos d’un de ses statuts Facebook écrit et publié sur le réseau social comme une bouteille à la mer adressée à cette Coline qui, soudainement, ne lui répond plus : « Les mots y avaient pris la forme qu’il fallait pour dire ce qu’il ressentait et il n’y avait qu’aux mots qu’il pût se fier puisqu’il n’y avait pour lui que les mots. »