Les puzzles incomplets de Mario Bellatin

À propos de La journée de la guenon et le patient de Mario Bellatin [LC Editions 2012]




Des romans courts, voire vraiment très courts, écris dans une langue qui nous perturbe non pas par sa complexité ou son registre mais bien par sa simplicité froide, clinique, qui en deviendrait presque effrayante s'il ne s'y cachait pas en sous mains comme les bribes subliminales d'un humour en creux, ou un vague sourire moqueur de l'auteur, que le lecteur d'une certaine façon et malgré lui se sent obligé d'aller récupérer au cœur de textes où pourtant l'humour brille généralement par son absence. Des textes courts donc, qui en permanence réorganisent les pièces éparpillées d'un puzzle infini et obsessionnel, celui de l'univers poétique de l'écrivain mexicain Mario Bellatin, qui a su, tant dans son œuvre que dans son image publique, modeler et projeter sur la scène littéraire une excentricité toute personnelle comme marque de fabrique et moteur de production artistique.

Auteur prolifique s'il en est, ayant signé pas loin d'une quarantaine de livres en 25 ans de production, Bellatin a fait de la prolifération éditoriale et de la fragmentation thématique à l'intérieur même de cette prolifération son fonctionnement, jouant ainsi habilement du désir qu'il crée chez le pauvre lecteur qui s'est fait attraper à son jeu. Ses livres - qu'on pourra difficilement appeler roman si l'on s'en réfère aux critères classiques pour définir le genre - dans leur brièveté se présentent à nos yeux ébahis comme une série de fragments extraits d'un grand tout, et recourent en permanence dans leur écriture et leur construction dramaturgique à l'allusif, au creux, au manque, ce sont des textes qui ne disent pas tout, des pistes lancées qui ne trouveront pas toutes leur conclusion ou leur dénouement, comme les pièces d'un puzzle mélangées, réorganisées, mais où certains éléments manqueraient à l'appel. Du moins dans un livre donné, car peut être que dans un autre, un de ces fils s'éclairera à nouveau, sous un autre angle. Selon la légende, c'est d'un manuscrit original de plus de milles pages qu'est né un des premiers livres de Bellatin, Efecto Invernadero (1992), ouvrage qui au final ne dépasse pourtant pas les 44 pages.

La fragmentation donc, où peut être seulement l'illusion du fragment. Une écriture "essentialisée", qui à partir du moins prétend au plus. Il y a une prise de risque originelle qui chez Bellatin devient fondement du texte. Mais cette prise de risque (présenter des textes très courts, où chapitres ou portions s'apparentent à un commentaire sur un texte source que nous ne pourrons pas lire - voir par exemple Jacob le mutant) est-elle réelle ou seulement une fiction ingénieusement ourdie par l'auteur ? La littérature de Bellatin se construit à partir de l'ambiguïté. Ambiguïté de ce qui nous est raconté (ou plutôt seulement évoqué) et ambiguïté aussi voire surtout de la valeur réelle du texte. C'est le côté provocateur de l'écrivain mexicain, qui se délecte du statut délétère de la littérature aujourd'hui. Comme chez le génial et prolifique argentin César Aira, il s'agit avant tout de produire. Cette mise en avant de la notion de production voire de surproduction n'est pas seulement un commentaire sur l'état actuel de la pratique artistique - dont l'existence semble avoir de plus en plus de mal à se justifier - c'est aussi et peut-être même avant tout la mise en place d'un dispositif qui permet justement à l'auteur de produire (beaucoup, trop ?) à l'heure même ou produire - c'est à dire publier - semble absurde face au flot indistinct des milliards de livres qui encombrent les stands des librairies. Bellatin et Aira sont de ces écrivains qui écrivent après la mort de la littérature et qui s'en portent très bien. Rien de tragique là-dedans, sinon la découverte d'un grand espace ludique à parcourir, ce qui n'empêche ni la subtilité ni la profondeur mais ce qui garantis de la suffisance, de la prétention factice et du goût pour l'odieuse "belle écriture".

Bellatin se met la plupart du temps en scène dans ses livres, où la première personne est récurrente. Et comme chez César Aira encore, c'est une pure fictionalisation de l'auteur qui s'y joue. Loin des ennuyeuse pratiques auto-fictive francophone, il s'agit d'inventer de livre en livre un "mythe personnel" (César Aira dixit), construire un double crédible et excessif de l'auteur. Dans ce but, Bellatin dispose d'un élément biographique réel parfait : il lui manque un bras. Tous ceux que se sont intéressé ne serait-ce que de loin à son travail connaissent les photos où on le voit poser armé d'une prothèse aux faux atours de capitaine crochet. À partir de cette réalité, Bellatin construit une fiction où la maladie occupe une place importante. Il ne s'agit pas de s'apitoyer sur son sort et de décrire la souffrance ou quoi que ce soit du même acabit. Bellatin préfère construire une mythologie voire une mystique autour du corps imparfait et de l'absence du bras.

Intéressons nous par exemple à la plus récente traduction française, La journée de la guenon et le patient (publié au Mexique en 2006), on y découvre un double de l'auteur comme patient à la fois d'un hôpital au statut ambigu et d'un psychanalyste assez peu conventionnel. Bellatin dans ce texte construit une fiction où maladie et écriture se rejoignent dans une métaphore de la nécessité. L'auteur se met en scène de manière ironique comme un malade, un condamné, un patient. Construisant une réflexion en abime où comme à son habitude divers éléments hétérogènes voire irréconciliables se croisent, se mêlent ou s'ignorent mutuellement (une guenon achetée dans un marché clandestin, un malade en phase "terminale", le saut dans le vide du père et la possibilité de sa mort, le psy et sa femme handicapé, la nostalgie de l'enfance, le doute sur la valeur ou le sens de l'écriture, l'achat inconsidéré d'une voiture de sport et d'un terrain...), l'auteur arme une série de symboles incertains voire parfois interchangeables, que le lecteur se voit obliger d'investir par lui-même. Comme souvent chez notre auteur, il est préférable d'avoir déjà lu du Bellatin pour apprécier pleinement ce texte. Ou pour le dire autrement, lire un livre de Bellatin c'est accepter d'avance le fait qu'il va falloir en lire d'autre, et tomber ainsi dans son piège.

Dans La journée de la guenon et le patient, il questionne d'une manière assez perverse la valeur de son écriture, cherchant à savoir où et comment elle se nourrie, postulant à la manière d'un constat d'échec qu'au fond elle n'a aucune valeur au-delà d'elle même. C'est un constat que, s'agissant d'un écrivain joueur comme Bellatin, nous ne devrions sans doute pas prendre au premier degré, même si quelque part il contient une part de vérité. Une des critiques récurrente faite à l'écrivain mexicain est celle d'écrire des textes qui une fois lus ne laissent que peu de traces chez le lecteur. Ce qui est vrai et pas vrai en même temps. Le style extrêmement froid, clinique, dépersonnalisé ainsi que le goût pour la combinatoire d'éléments totalement dépourvus de justifications narrative, s'appuyant sur une dramaturgie apocryphe ou arbitraire semble venir confirmer ce constat. Cependant, ce serait faire peu de cas de la valeur pure du texte en lui-même, sa qualité, son pouvoir de séduction. Que ressent-on nous à lire du Bellatin ? Un peu la même chose sans doute que face à certains films de Raoul Ruiz ou de David Lynch. Un mélange de fascination, d'agacement, de déroute et d'ennuis, le savant mélange impossible à cerner d'une poétique forte en action. Il y a chez Bellatin des images puissantes que l'auteur ne cherche pas à souligner, elles sont présente au même titre que le reste. Il n'y a aucune hiérarchie dans ses textes, c'est le lecteur actif (comme l'est le spectateur de Ruiz ou Lynch) qui reconstruit lui-même le puzzle. L'auteur parfois nous lâche en route et d'autre fois nous rattrape. Il faut savoir lui faire confiance.
Il y a de toute façon quelque chose du gamin capricieux chez Bellatin, qui n'en fait qu'à sa tête, pleinement confiant en la valeur de son procédé et de sa poétique.

Mario Levrero - "La novela luminosa"


L'insaisissable Esprit du réel

***
La novela luminosa - Mario Levrero [Mondadori, 2005]






[Texte initialement publié en septembre 2010 sur le Fric Frac Club.]

Eh bien oui : nous voilà face à un livre difficile à aborder. Un livre qui au premier abord nous déconcerte passablement. Par sa forme premièrement : est-ce un journal, un roman expérimental, un assemblage de confessions ésotériques et parfois confuses, un testament, une blague ? Mais c’est par son contenu surtout, et ce particulièrement au début, que le lecteur, mi-agacé, mi-amusé, mi-franchement décontenancé se demande - alors qu’il avance encore à tâtons dans les premières pages de ce pavé - où l’auteur veut bien l’embarquer. Alors, quoi ? Des salmigondis à propos d’expériences « lumineuses », des descriptions minutieuses jusqu’à la nausée d’un quotidien pas spécifiquement palpitant, le tout dans un style qui semble tellement simple qu’on se demande inévitablement si c’est du lard, du cochon, ou allez savoir quoi d’autre encore…

Mais, voilà : à l’instar de l’auteur lui-même qui plus d’une fois interpelle son « hypothétique lecteur », patience, patience, car bientôt les contours vont s’affiner, les grandes lignes se dessiner, et notre intérêt s’affirmer. Bientôt, il ne nous sera tout simplement plus possible de le lâcher cet étrange bouquin.

Comment peut-on parler de ce qui nous dépasse ? Comment peut-on approcher par les mots - décrire, raconter, comme vous voudrez – des expériences vécues dont l’importance pour celui qui les a vécues est aussi forte que l’incapacité qu’il peut avoir à les comprendre ou les cerner, et donc en parler ? Comment construit-on un récit, et sous quelle forme, avec un matériau aussi fragile, aussi fuyant ? Jusqu’à quel point peut-on être autobiographique ? Comment dire, tout simplement, avec des mots, sur du papier, la vérité ? Mais, d’ailleurs qu’est-ce que la vérité ?

Ces questions, l’écrivain uruguayen Mario Levrero se les posent en permanence dans cette Novela luminosa publiée à titre posthume. Au cours de sa vie, l’auteur a vécu plusieurs expériences qu’il qualifie de « lumineuses », et qui ont pu modifier sa vision du monde. Des épiphanies, voire des expériences quasi mystiques. Ce qu’il offre dès lors au lecteur au long des quasi 600 pages de ce roman lumineux (et nous verrons un peu plus loin que le terme de roman est employé par l’auteur faute de mieux) c’est une quête de la vérité et par là une quête de soi-même (ou inversement). C’est aussi, on s’en doute, la narration détaillée – au jour le jour – d’un échec par anticipation. L’acceptation, douloureuse évidemment, d’une certaine impossibilité de la narration.

Voilà qui, présenté ainsi, effectivement, déconcerte. Expériences mystiques ? Lumineuses ? Mais non, ne prenez pas peur, nous ne sommes pas au rayon new age ou développement personnel. L’auteur lui-même a d’ailleurs bien conscience que les « moments lumineux » qu‘il cherche à narrer, « racontés de manière isolée, et avec le facteur aggravant des pensées qui nécessairement les accompagnent, ressembleraient très fortement à un article optimiste de Sélections du Reader’s Digest ».

Ce livre est en fait autant la narration d’une tentative littéraire impossible – exprimer en mot des expériences fortes mais aussi extrêmement personnelles et difficiles à faire sortir de soi, que la narration de la construction au jour le jour d’un roman qui ne pourra jamais naître.

La vérité que cherche Mario Levrero est avant tout celle de la littérature. Une vérité aiguë, sans artifices, douloureusement sincère, quitte à paraître ridicule ou plate à ceux qui attendent que la littérature ne leur offre que des grands airs et des phrases trop brillantes. Le style de Levrero est délibérément mineur, modeste, seule compte la quête d’une vérité qui lui soit propre, celui qui écrit doit « être » la vérité. Non pas la pauvre réalité des faits, toujours incertains, mais une autre vérité plus profonde, personnelle, la seule qui - peut-être - existe. En ce sens, Levrero est un écrivain kafkaïen : « Avant de lire Kafka, je ne savais pas que l’on pouvait dire la vérité », a-t-il d’ailleurs déclaré (1).

Ce style ‘mineur’, néanmoins, n’est pas pour autant une absence de style, mais la recherche permanente de la plus grande exactitude dans le grand et infernal flux vague et opaque des mots. Ainsi, cette quête de précision aboutit chez Levrero à une écriture fluide, évidente, très simple d’accès. Les grandes phrases et les variations savantes sur la langue repasseront plus tard. Ici, l’écriture cherche l’économie ; non pas le minimalisme ou la réduction, mais la manière la plus juste de dire ce qui doit l’être. D’où un certain inconfort quand on entre dans ce livre : tout cela paraît trop simple, presque pauvre. Et pourtant …


Mais avant d’aller plus loin, quelques mots sur la forme du livre. Si l’on jette un œil à la table des matières, on remarque tout de suite une étrange disparité entre la taille du prologue et celle du roman lui-même. En effet, le prologue s’étend sur plus de 450 pages tandis que la novela luminosa elle-même n'en dépasse qu’à peine la centaine. Cette forme surprenante, cette inversion des rapports ne sera pas sans rappeler la forme d’un autre grand roman rioplatense : le Musée du roman de l’éternelle de l’argentin Macedonio Fernandez (2), où les deux tiers du livre sont constitués d’une bonne soixantaine de préfaces, et où la taille du roman lui-même est là aussi bien inférieure au corpus qui est censé l’introduire. D’ailleurs la forme n’est pas le seul des points communs entre Macedonio et Levrero. La quête d’absolu, le désir d’une reconquête du monde et de soi (surtout de soi dans le cas de Levrero) par le spirituel sont à l’œuvre chez l’un et l’autre. Une recherche du devenir pourrait-on dire. En effet, aussi bien cette novela lumineuse que le musée macédonien offre au lecteur une œuvre en devenir, une œuvre possible, qui croîtra peu à peu dans l’esprit du lecteur pris au jeu de cette imminence infinie. Mais là où Macedonio cherchait une remise en cause du roman (Le Musée est sous titré « Premier bon roman »), Levrero cherche lui la meilleure façon – ou la seule possible - d’approcher ce qu’il veut raconter. En permanence il semble au point de tout abandonner face à ce qu’il suppose être la faiblesse de son écriture, ou sa propre faiblesse, les deux étant inévitablement liées.

L’auteur commente en permanence ce qu’il est en train d’écrire, et ce autant pour la forme que pour le fond. Le prologue est un journal s’étendant sur une année, mais voilà : « un journal n’est pas un roman ; très souvent s’y ouvrent des lignes argumentales qui ensuite ne continuent pas, et certaines d’entre elles trouvent difficilement une conclusion nette ». L’auteur est à la fois amusé, fasciné et effrayé par le système qu’il met en place. Peut-il vraiment croire - ou faire croire - qu’en écrivant un journal honnête (c’est-à-dire qui ne trahit pas ou ne transforme pas le réel) en naîtra ce qu’il appelle un roman, une forme viable, suffisamment close pour être transmissible à un « hypothétique lecteur » ? Ce risque, Levrero l’assume, et nous voilà donc embarqué pour un an dans la vie quotidienne de Mario Levrero ; dans la vie de quelqu’un qui en permanence tente de comprendre – « interroge », comme on dit dans Art Press – sa vie et lui-même. Et peu à peu, lui aussi semble construire « une exposition ou un musée d’histoires sans conclusions », une visite guidée dans un univers qui effectivement semblera tracer parfois des lignes contradictoires et peut-être quelques culs-de-sac, encore que… D’une certaine manière, malgré ses airs et ses manières, Levrero semble bien accorder une grande confiance à ce qu’il appelle son daimon, son esprit, son inspiration, bref il sait qu’il retombera d’une manière ou d’une autre sur ses pieds.

Le style de Levrero néanmoins est fort éloigné de la complexité ‘baroque’ d’un Macedonio Fernandez. La complexité chez lui est en creux, elle pourrait fort bien d’ailleurs passer inaperçue. Car de quoi parle ce prologue intitulé Diario de le beca (Journal de la bourse) ? De la vie quotidienne d’un « vieux de merde, un personnage de Beckett » comme il s’y définit lui-même. Un an dans la vie d’un type de soixante ans qui ne sort presque jamais de son appartement du centre de Montevideo, et qui grâce à une bourse Guggenheim se voit offert l’opportunité de remettre en chantier un projet vieux de 16 ans et qu’il n’avait jusqu’ici jamais pu finir : le récit impossible de certaines expériences qui ne sauraient êtres réduites aux pauvres mots, toujours traîtres, toujours pauvres, toujours approximatifs. Ce prologue-journal est avant tout le récit d’une approche, d’une mise en condition. À travers l’exposition exhaustive de ses petits ou grand travers, ses déboires quotidiens et ses grandes ou petites victoires sur lui-même, Levrero cherche à se sauver. Ce sauvetage n’est pas une rédemption christique, mais la démarche parfois hésitante d’un convalescent qui tente de remettre en route son être « authentique », qui peu a peu s’est trouvé altéré. Dépasser « l’angoisse diffuse » pour atteindre une « oisiveté » propice au soi. Et se retrouver soi-même, c’est retrouver éventuellement les conditions qui permettraient d’achever enfin le récit des expériences lumineuses si chères à l’auteur. Car il y a certains sujets qu’on ne peut traiter à la légère. La nécessité de les narrer est aussi inflexible que la nécessité de les narrer bien. Dans une très drôle auto interview, il définit ainsi son rapport au labeur littéraire :

"Je ne suis pas un écrivain de fin de semaine. Écrire, ce n’est pas s’asseoir pour écrire ; ça c’est la dernière étape, peut-être dispensable. L’indispensable, non plus pour écrire, mais pour être réellement vivant, c’est le temps d’oisiveté. À travers l’oisiveté, il est possible de s’harmoniser avec son propre esprit, ou du moins lui offrir un peu de l’attention qu’il mérite. Je ne suis pas un écrivain professionnel, je ne me propose pas de remplir telle ou telle quantité de feuillets, et je ne veux ni ne peux écrire sans la présence de l’esprit, sans inspiration." (3)

L’esprit dont il est question est pour l’auteur, on l’aura bien compris, le sien propre. Levrero, donc, est un mystique, mais ce mysticisme ne correspond à aucun dogme, c’est plutôt celui de quelqu’un qui peu à peu s’est ouvert à certains aspects de la réalité qui au-delà du quotidien visible font sens. La réalité offre parfois des brèches qui permettent d’aller voir plus loin : ainsi de l’observation quotidienne et des descriptions minutieuses du corps d’un pigeon mort aperçu à la fenêtre ; de l’étrange comportement d’une veuve pigeon à son chevet ; ainsi de l’observation des fourmis ou d’une communication « télépathique » avec son libraire. Ainsi du décodage rigoureux des rêves et des actes de chaque jour.

C’est dans le quotidien le plus banal que s’inscrit le lumineux, que le monde peut s’ouvrir. Il y a un lien évident entre microcosme et macrocosme. Le plus anodin est révélateur. Dieu parlait à Philip K. Dick à travers un paquet de corn-flakes, Levrero se comprend lui-même par l’intermédiaire du cadavre d’un pigeon, par tous les petits et à priori pauvres objets de chaque jour, qui sont une porte ouverte vers notre inconscient. L’inconscient d’ailleurs « sait et peut faire de nombreuses choses que notre pauvre ‘je’ conscient n’imagine même pas possibles ». Voilà une forme de magie qui intéresse Levrero, mais seulement « si nous comprenons la magie comme une technique parfaitement explicable ». Voilà donc une autre définition, sans doute plus modeste, mais aussi probablement plus sincère, du réalisme magique. « Il y a quelque chose dans la réalité qui, quand cela semble irréel, fascine », ajoute t’il, observant le ciel de l’aube.


Le mysticisme chez Levrero est une quête de l’esprit à l’intérieur de soi. « Le monde de l’intérieur est la route inévitable pour arriver vraiment au monde extérieur » dit justement Julio Cortázar quelque part dans Le tour du jour en quatre-vingts mondes. « Ressentir comment ‘l’esprit de l’esprit’ (el espíritu de la mente) se lie à ‘l’esprit du corps’ et qu’alors ils ne peuvent plus se séparer” répond Levrero, citant le Tao Te-King.

Cherchez, retrouver l’unité, pour être fidèle à soi-même et à la réalité du monde. Le monde comme totalité, interne et externe. Essayer donc de voir le réel au-delà du banal tout en restant dans ses limites, refuser que les coïncidences ne soient que des coïncidences, chercher une dimension supplémentaire, autant de thèmes que l’on retrouve aussi chez Cortázar. Mais, contrairement à l’auteur de Bestiaires, ici rien n’est de l’ordre du fantastique. Le mysticisme de Levrero, l’intérêt qu’il porte au paranormal ou aux relations télépathiques, est un intérêt pour les signes, qu’il traque, partout, tout le temps. En cela, il rejoint Cortázar et certaines de ses intuitions autour des relations entre les êtres et leur environnement. À la différence toutefois, que c’est d’abord et avant tout (voire uniquement) en lui-même qu’il les cherche, puisque la mission qu’il se propose en premier lieu c’est de retrouver « cette agréable petite chaleur du self ». Cette mystique d’une vérité totale doit se jouer dans une communication « d’âme à âme » entre l’auteur et le lecteur. Où l’on comprend l’impérieux besoin de vérité qu’implique la pratique littéraire pour Levrero. On ne saurait mentir au lecteur sans trahir le pacte, le rapport de confiance construit entre l’un et l’autre.

Ce Diario de la beca est aussi le journal d’un homme qui prend conscience – ou accepte au fur et à mesure – son entrée dans la vieillesse. Le livre d’ailleurs a été achevé 2 ans avant sa mort, en août 2004, et publié de manière posthume en 2008. Je ne veux pas dire par là que ce livre soit morbide, loin s’en faut. Levrero, qui a été feuilletoniste, scénariste de bandes dessinées, rédacteur en chef de revues diverses, a un art consommé de désamorcer l’angoisse, de maquiller – ou plus justement d’enrober, d’enjoliver - les failles par une sorte de légèreté, et souvent d’humour (beaucoup, beaucoup d’humour !), avec en permanence une approche des choses par la bande qui évacue instantanément toute grandiloquence ou apitoiement sur soi. Mais c’est quand même une acceptation de l’irréversible, un livre sur les ravages du temps, un adieu au passé, ou une tentative de le comprendre, d’en faire une synthèse : « tout ce passé est aussi un cryptogramme que je dois déchiffrer ». Plus d’une fois, il se décrit comme un vieux délabré, se comparant ici aux personnages de Beckett, ou ailleurs au Juan Carlos Onetti des dernières années, ne quittant jamais son lit. Et face à d’éventuelle accusation de narcissisme, Levrero répond : « je ne dois pas oublier que là où il n’y a pas de narcissisme, il n’y a pas d’art possible, ni d’artistes ».

Ce prologue ou journal est tout simplement l’introduction indispensable que fournit l’auteur au lecteur pour qu’il puisse approcher la Novela luminosa en elle-même. Il n’est finalement pas plus narcissique que fonctionnel. Levrero doit se présenter, se décrire, se définir. Ces 450 pages qui nous plongent dans le quotidien d’un type terriblement insupportable, mais aussi terriblement attachant, sont le sas, la porte d’entrée vers ces expériences lumineuses qu’il espère pouvoir nous narrer. À travers ces confessions d’un type obsédé par son ordinateur, ses maladies, ses femmes (et il y aurait un article entier à écrire sur le rôle des femmes dans ce livre), à travers ses commentaires de lecture (Burroughs, Maugham, Rosa Chacel, Bukowski, Beckett, Bernhard, mais aussi et surtout les romans policiers) ou ses commentaires hilarants sur l’opéra, les sopranos et les symphonies de Beethoven, l’auteur s’ouvre, se donne. Avec dureté, mais aussi avec – nous l’avons dit – énormément d’humour.


Et finalement, cette fameuse novela, quand enfin nous y arrivons, quand finalement nous quittons à contrecœur la vie quotidienne de Mario Levrero, que nous dit-elle ? Il serait difficile – impossible - d’en résumer, ou seulement d’en esquisser, l’argument. D’ailleurs, n’en doutons pas, le voyage vers cette novela est largement aussi intéressant que la novela en elle-même. Mais dans ces dernières pages du bouquin, l’auteur, que nous connaissons maintenant parfaitement, peut approfondir le matériel autobiographique et se risquer sans fard sur des terrains émotionnels et personnels d’une grande lucidité, et ce avec une plus visible liberté dans la construction du texte. Il ose y aborder certaines de ses expériences mystiques, sa quête de l’Esprit (en rapport avec un rocher, un feu rouge et avec des femmes, encore des femmes, surtout des femmes) sans qu’on le prenne pour un fou, ou s’il en est un, de fou, c’est un fou assumé, socialement actif. Il y a ici quelques très belles pages sur la place du marginal dans la société. Parmi tant d’autres choses, cette Novela luminosa est un plaidoyer pour le fou, entendu comme celui qui décide d’assumer son originalité, sa liberté ou sa tentative de liberté, tout en restant dans la cité, dans la vie sociale, le fou au service des autres.

C’est sans doute sur ce thème qu’il approche de plain-pied, ou de la façon la plus sensible, sa mystique, une mystique du quotidien, une forme de religiosité animiste où les objets autant que les corps aspirent à une complétude sans doute inatteignable, mais qui pour l’auteur est un moyen de donner plus de poids ou plus de poésie au réel. De rendre le réel « réel » : palpable, vivable. Levrero est tout simplement un utopiste, qui nous semblerait presque naïf d’ailleurs par moments, s’il n’était évident qu’il est parfaitement conscient de cette possible naïveté, et qu’il semble bien l’appeler de ses vœux. Car voilà : Levrero finit par l’avouer, oui il est catholique, oui, c’est bien possible qu’il soit catholique, mais il est aussi franchement dubitatif, le dogme est parfois un peu dur à avaler ! Ah, ce qu’il aimerait être comme ce prêtre qu’il rencontre, le bien nommé Candido, pour qui tout cela est parole d’évangile…

Au fond, cette dernière section du livre est un peu comme une coda, une coda qui fût écrite avant le corpus principal (pour l’essentiel en 1984, mais de nombreuses fois révisées, alors que le journal s’étend d’août 2000 à août 2001), c’est-à-dire qui fut écrite non pas comme une coda mais comme un texte autonome. Mais l’auteur savait avec raison que ce texte nécessitait une présentation, une introduction. Et cette introduction est l’œuvre tout autant que l’œuvre proprement dite. Voilà un constat d’échec flagrant, mais quel beau, quel passionnant échec !

Entendons-nous bien : il n’est pas nécessaire d’avoir la foi pour trouver ce livre digne d’intérêt. En ce qui me concerne, bien que ne pouvant pas voir un curé en peinture, je trouve que l’aventure mystique en forme de quête d’absolu (pléonasme) qui se développe dans ce livre peut toucher n’importe qui par sa force, sa lucidité et sa générosité (autant de termes galvaudés, oui, oui, mais qu'importe…). Peut-être sera-t-il bienvenu néanmoins de laisser quelques préjugés au vestiaire, mais pas d’inquiétude, au fil du bouquin Levrero se chargera lui-même de nous dévêtir. Il ne nous convertira pas (enfin peut-être certain, qui sait…), d’abord parce qu’à chaque fois que son écriture dérive vers ce qu’il nomme « pamphlet » en bon individualiste, il ne le supporte pas, et d’autre part tout bêtement parce que ce n’est pas son propos. Son propos est uniquement d’approcher une certaine vérité qui lui serait propre, et non pas – surtout pas – d’assener le moindre message à qui que ce soit. L’écriture est une tentative de communication entre un auteur et un lecteur, et cette communication n’implique pas un quelconque pouvoir ou supériorité de l’auteur sur le lecteur. Levrero propose, nous disposons. À chacun de prendre conscience de sa propre réalité ou de sa propre vérité, ce qui sans doute reviens au même.

Pour l’heure quasi parfait inconnu en France, Mario Levrero semble peu à peu gagner une large reconnaissance dans le monde hispanophone, alors que, durant sa vie, il n’était connu que de quelques happy-few en Uruguay et en Argentine. Cette Novela Luminosa, ainsi que quelques autres de ces textes importants a été publiée en Espagne, et même rééditée en collection de poche. Cette reconnaissance tardive semble être le sort réservé à ces écrivains uruguayens que la critique a qualifiés de « raros ». Cette dénomination – forcément réductrice - désigne un ensemble d’écrivains qui dans leur coin, à l’abri des modes, tranquillement estompés par l’ombre imposante de Buenos Aires, ont construit peu à peu un univers et un style, s’obstinant à ne rentrer dans aucun des courants majeurs de leur temps. Le cas le plus connu en France est celui de Felizberto Hernandez dont les Œuvres complètes furent publiées en 1997 au Seuil. Il serait aujourd’hui immensément souhaitable que l’œuvre de Levrero puisse à son tour se frayer un chemin dans l’hexagone. Nous verrons.


Notes :

1 : Cité par Ignacio Echevarria dans son article « Los pájaros de Levrero ».

2 : Traduction française de Jean-Claude Masson, coll. La nouvelle croix du sud, Gallimard 1993.

3 : Entrevista imaginaria con Mario Levrero, por Mario Levrero