Dans une épaisse forêt vierge - Sur l'oeuvre de Juan José Saer


Dans une épaisse forêt vierge

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L’argentin Juan José Saer aura patiemment élaboré une œuvre romanesque aussi généreuse dans son ambition que radicale dans sa forme, faisant d’un petit morceau de province le centre d’une réalité insaisissable qu’il ne cessera d’observer avec incrédulité et fascination.





Article écrit pour Le Matricule des anges

Il y a dans l’œuvre de Saer quelque chose de l’ordre d’un paysage immobile, comme si l’on s’arrêtait pour observer la surface miroitante d’un fleuve immense. Comme si l’on se perdait dans cette contemplation, dans ses détails toujours identiques et toujours renouvelés, en quête des rares bribes dont notre mémoire saurait ensuite garder la trace. Comme si l’espace pouvait se démultiplier dans le temps, s’y superposer. Cette immobilité est un trompe-l’œil, tout comme l’est la pampa désespérément plate qu’il décrit dans son roman Les nuages (1997). À force de s’étendre à perte de vue sous un ciel infini, elle finit par brouiller chez l’observateur toute notion de perspective.

Fils d’immigrés syriens, ce qui lui vaudra le surnom de « Turco » (« le Turc »), il nait en 1937 à Serodino, village aux alentours de la ville de Santa Fe, dans la province du même nom, à mille kilomètres au nord de Buenos Aires. Il commence à écrire dès le milieu des années 50 et publie ses premiers textes dans des périodiques où il officie également en tant que journaliste. Il enseignera ensuite l’Histoire du Cinéma à l’université de Santa Fe avant de venir à Paris en 1968, à la faveur d’une bourse. Il finira par y rester jusqu’à sa mort en 2005, s’y maintenant scrupuleusement en marge du milieu littéraire, tout en faisant des aller-retour à Rennes, où il donnait des cours de littérature latino-américaine à l’université.

Il est l’auteur d’une des œuvres les plus consistantes et homogènes des lettres argentines, intégralement traduite en français à partir de 1976. En l’espace de douze romans, cinq recueils de nouvelles, quelques essais et un livre de poésie (portant le titre ironique de L’art de raconter), il aura su construire un univers aussi autonome qu’incarné, où l’austérité formelle ne contredit pas l’élan romanesque voire un certain lyrisme. Ainsi, lui qu’on a parfois associé à l’esthétique « objective » du Nouveau Roman, a toujours souhaité, sans y parvenir, écrire un roman en vers. Autour d’une galerie stable de personnages que l’on retrouve et voit évoluer d’un livre à l’autre, il a mis en place un univers fictionnel aux limites précises, tant géographiques qu’esthétiques, marqué par l’idéal du réalisme tout en n’ignorant pas, avec humour et lucidité, les limites même de la « simulation réaliste » (son veux était d’y projeter un peu « d’intuition poétique »).

L’exigence, chez Saer, était une question éthique. Il se fera ainsi dans sa jeunesse une réputation d’empêcheur de tourner en rond, n’hésitant pas, lors de quelque événement littéraire provincial, à remettre en place l’un ou l’autre écrivain installé venu de la capitale. C’était un homme aux opinions tranchées, délibérément partiales, comme le démontrent avec plus ou moins de bonheur ses écrits théoriques et critiques. D’où le fait qu’il n’ait pu profiter de la médiatisation de ses compagnons générationnels du « boum » latino-américain (García Marquez, Vargas Llosa, Cortázar, autant d’auteurs qu’il n’appréciait guère). N’ayant jamais donné dans la couleur locale, il allait à l’encontre de ce que le public international attendait d’un écrivain latino-américain. S’il est aujourd’hui en Argentine un auteur dont l’importance égale quasiment celle de Borges, la reconnaissance aura tardé à venir ; elle ne viendra d’ailleurs qu’une fois écrites ses œuvres les plus ambitieuses, celles qui consistent la période centrale de son travail, de Cicatrices (1969), premier roman de la maturité, à Glose (1986), où les enjeux essentiels de sa poétique se nouent brillamment sous l’apparence d’une grande comédie.

Écrire, pour Saer, c’est d’abord ne pas trahir l’exigence que l’écrivain se doit à lui-même ; il s’agit, toujours, de « sauvegarder sa propre spécificité ». Toute tentative de séduction facile (intrigue aguichante, personnages hauts en couleurs, etc.) lui semble une fanfaronnade. Lorsqu’il s'intéressera à certaines formes dites « de genre » (le roman policier ou historique), ce sera toujours en se jouant des règles. Il s’agit bien d’un écrivain janséniste, mais d’un jansénisme qui se veut le reflet d’une fidélité profonde au projet littéraire qu’il s’est fixé dès ses débuts.

Une radicalité en réalité paradoxale : derrière la posture intransigeante d’une écriture refusant tout pathos, faite de longues phrases rythmées par des virgules imposant leur cadence musicale, c’était bien le désir de signer une œuvre au souffle romanesque qui le poussait, ne manquant pas de se nourrir au terreau d’un certain classicisme. S’il a lu avec admiration Alain Robbe-Grillet (ils se sont d’ailleurs fréquentés), il n’en fut pas moins marqué par Faulkner et Juan Carlos Onetti, deux auteurs qui, comme lui, ont su construire de puissants univers autonomes.

Son œuvre joue d’une certaine « négativité », en réalité une méfiance envers le récit épique, cette marche forcée vers l’accomplissement d’un but dont on est en droit de questionner la validité. Dans son essai Lignes du Quichotte, le livre de Cervantes devient ainsi pour lui « le démantèlement systématique de l’épopée ». Car il n’y a d’autre épopée que celle de l’impossible épuisement d’un réel qui, sous ses airs de bloc figé, n’est qu’un perpétuel glissement. La narration, qui pour Saer est « un mode de relation de l’homme avec le monde », devient l’exercice d’une tentative de débroussaillement de cette « patrie » dans laquelle vivent tous les narrateurs : ce qu’il nomme « l’épaisse forêt vierge du réel ». Dans ce fouillis incompréhensible, dans ce paysage trop grand pour lui, l’homme s’agite, victime de ses pulsions, de ses doutes, et finit par se perdre « en fièvre et géométrie ». Nul fait d’arme à espérer. Ne reste qu’à danser « sur la musique de l’incertain ».

Ce qui n’empêche pas son œuvre d’être une mécanique d’horloger en quête de perfection. Suivre la construction d’une forme parfaitement maîtrisée n’est pas le moindre des plaisirs que peut nous offrir sa lecture. Mais son goût pour la précision du langage, pour les structures minutieusement construites, n’est pas à prendre au pied de la lettre. Ainsi du début de Glose, où la volonté de l’auteur de définir avec justesse la date des évènements s’achève sur un « qu’est-ce que ça peut faire » goguenard. Le livre, d’ailleurs, est ponctué d’interventions du narrateur qui ne cesse ironiquement de relativiser l’objectivité de ce qu’il raconte.




Partant de bases solides (ses premiers textes, écrit au seuil de la vingtaine, font preuve d’une impressionnante maturité narrative), son œuvre évoluera vers la radicalité virtuose de ses romans des années 70, où l’exhaustivité descriptive et la lenteur de l’action deviennent extrême, avant d’écrire à partir de la fin des années 80 des romans plus facile d’accès, comme L’occasion, prix Nadal 1988, qui marquera le début d’une plus large reconnaissance publique. Les espaces et les personnages qui seront ceux de toute son œuvre apparaissaient dès son premier recueil de nouvelles, publié en 1960, En la zona [« Dans la zone »]. Cette « zone » marquera les limites de son univers. Une Unité de lieu (titre de son troisième recueil de nouvelles, 1967) qui restera constante jusqu’au bout : la ville de Santa Fe et le fleuve Paraná. Il s’agit de parcourir un territoire connu, lieu de formation intellectuelle et sentimentale, afin de s’épargner l’approximation de reconstitutions douteuses dans des espaces qui ne feraient pas sens. Il s’agit encore de revendiquer certaines fréquentations, tel le poète Juan L. Ortiz, que Saer considérait comme son maître, auteur de longs poèmes mallarméens faisant de la contemplation du Paraná leur principal objet.

Ses deux premiers romans – Répons (1964) et Le tour complet (1966) – portent les traces d’une certaine angoisse existentielle. Les personnages du Tour complet sont des êtres rongés par l’impossibilité d’aimer et de vivre. Mais cette violence intérieure va s’articuler dans le récit par des mécanismes de répétitions récurrentes, par de longues descriptions de trajets dans la ville, par une observation minutieuse des variations de la lumière, une attention aux gestes… Autant de façons de signifier par des critères extérieurs un mal-être intérieur, afin de sortir la psychologie de son moule à clichés. Le roman suivant, Cicatrices, va pousser cette démarche d’un cran et proposer une fiction où tous les éléments se fondent en une expression à la fois totalisante et très spécifique (le livre est une succession de quatre monologues) de l’humain. Ce que Saer appelait « une anthropologie spéculative ».

Dans Le tour complet, un des personnages ne cesse d’agiter sa main devant son visage, un geste dont on ne saurait dire s’il est fonctionnel (éloigner les mouches) ou l’expression lasse du désespoir. Dans Cicatrices, un autre personnage semble nous apporte un éclaircissement sur l’importance d’un tel geste. C’est la séquence qu’il nomme « l’étrangement » : « Cela arrive soudain. C’est une secousse – mais ce n’est pas une secousse – brusque – mais elle n’est pas brusque – et cela arrive soudain. C’est à travers elle que je sais que je suis vivant, que cela – et aucune autre chose – est la réalité et que j’y suis contenu en entier, avec mon corps, la traversant comme un météore. […] Je lève maintenant ma main droite dans la pénombre du studio – j’ai une main droite et je me trouve dans un lieu que j’appelle mon studio – et je suis ce mouvement au moyen de mon esprit […] Suivre ce mouvement au moyen de mon esprit, tout, pas à pas, c’est l’étrangement. »

C’est donc la problématique de la conscience de soi – de soi et du monde – qui prend la forme de ces gestes vides. Une prise de conscience qui, dans Cicatrices, poussera l’un des personnages au meurtre puis au suicide, « pour que s’efface, enfin, tout ». Ce n’est donc pas un hasard qu’un écrivain dont les fictions portent des titres programmatiques ait baptisé un de ses romans L’ineffaçable. Car cet ineffaçable, c’est cette conscience de soi et du monde qui, au-delà de tout sentiment d’inadéquation, s’entête et persiste. Cette séquence de « l’étrangement » annonce aussi les développements formels radicaux qui vont être au cœur des romans Les grands paradis (1974) et Nadie Nada Nunca (1980). Le premier raconte un deuil dans un paysage de grande précarité, tandis que le deuxième évoque métaphoriquement la dictature à travers l’histoire d’un tueur de chevaux. Les deux conjuguent temps et espace dans une construction cyclique scandée par des images récurrentes.

La ville de Santa Fe est un centre immobile autour duquel tourne une même galerie de personnage, éloquente métaphore de l’amitié, qui de livre en livre va en s’étoffant, évoluant organiquement dans une constance sans faille qui fait qu’un certain Gutiérrez, entraperçu dans une nouvelle de jeunesse, deviendra le pivot de l’inachevé Grande Fugue, sarabande finale où tous les personnages et les thèmes de l’auteur reviennent pour un tour.

Inévitablement donc, on pense au Yoknapatawpha de Faulkner, à la Santa María d’Onetti. Mais il ne faut voir aucune intention « mythologique » dans l’espace choisi par Saer. Santa Fe n’y apparaît que comme le lieu qui par contingence (un concept récurent dans sa poétique) lui a été échu. Ce lieu est anonyme : la ville (elle n’est jamais nommée), tandis que la Santa María d’Onetti est une sorte de Babylone de l’échec sans rémission. La ville pour Saer ne véhicule pas ce type de sous texte. Si elle occupe une fonction, c’est celle de « loco fatto per proprio dell'umana specie », pour reprendre la citation de Dante en exergue de Lieu (2000). Lieu à la fois générique dans sa banalité et très spécifique dans l’histoire de l’auteur, Santa Fe est un point particulier qui tend à l’universel. Quand il sort de cette unité de lieu, c’est toujours par des intermédiaires intertextuels, le discours d’un personnage ou un manuscrit trouvé dans un tiroir.

Les lieux, sans cesse parcourus, sont également les éléments moteurs d’une narration toujours nuancée, en quête d’infimes variations au sein de l’identique. L’avenue San Martín (théâtre unique de l’action de Glose), le bar de la galerie, la gare routière, le pont suspendu, la route côtière… Autant de passages obligés à chaque roman, autant de lieux parcourus jusqu'à la nausée (et qui font aujourd’hui l’objet de visites touristiques dans la Santa Fe réelle), comme le trajet automobile obsessionnellement répété par un des personnages de Cicatrices, qui derrière son pare-brise balayé par la pluie observe les passants comme s’ils étaient des gorilles. Ainsi, la ville, « ce damier tassé sur les rives du fleuve », est aussi le lieu de la répétition, de l’exploration et de l’errance continuelle dans le même. C’est encore le lieu où l’on discute, et l’on discute beaucoup chez Saer, afin de contrer un sentiment général d’irrationalité. Dans Glose, justement, deux personnages, Leto et le Mathématicien, tentent au cours d’une promenade de reconstruire avec précision le déroulement d’une soirée d’anniversaire à laquelle ils ne furent pas invités à partir du témoignage douteux d’un tiers. Il y sera question d’une curieuse parabole impliquant trois moustiques ou encore de l’impossible élaboration d’une équation qui définirait une fois pour toutes le réel.

Mais la ville peut aussi devenir étouffante. Comme lorsque Tomatis, un des principaux personnages récurrents de la galaxie saérienne (dans lequel on peut aussi voir un double de l’auteur), pris dans les « eaux noires » d’une dépression qui coïncide également avec les années les plus sombres de l’histoire de l’Argentine (un récit entamée dans Glose qui se poursuit dans la nouvelle La majeur et dans le roman L’ineffaçable), ne peut plus en fréquenter les rues et les bars, vaincu par l’angoisse à chaque nouvelle tentative de sortie. Ces mêmes lieux qui étaient auparavant l’habitacle du discours, souvent polémique et provocateur, deviennent les marqueurs d’une lucidité glaçante qui ne peut être domestiquée. Voici soudain que ces pis-aller que sont l’ironie et les grandes formules, pourtant ordinairement assénées au grand plaisir du lecteur à chacune des apparitions de ce personnage, deviennent insupportables.




L’autre axe fondamental du théâtre saérien, c’est le fleuve Paraná. Immense étendue d’eau, il forme un imposant réseau aux multiples îlots. Sa représentation synthétise le rapport qu’entretient Saer avec la nature et la matière. Dans son essai Le fleuve sans rives, il observe les perpétuelles mutations de l’eau au contact de la lumière ou de la terre charriée par le courant. Cette observation est celle d’une admiration incrédule face aux manifestations naturelles, une vision qui est à la fois panthéiste (hantée par un rapport « primitif » à la nature) et matérialiste : tout est matière et tout reviendra à la matière, malgré ce que pense le personnage principal de L’occasion, qui veut se persuader de la supériorité de l’esprit sur celle-ci.

Ce rapport à la nature, c’est ce qui définit la vie même, ce « grand flux sans nom, sans forme et sans direction ». Il s’agit d’un principe donné pour acquis : l’absurdité d’un système basé sur la reproduction de cycles plus ou moins cohérents dont le seul but est la subsistance dans la perpétuation. Pris dans les remous de ce que faute de mieux on appelle le réel, incapables d’y discerner l’éclat d’une direction à laquelle se raccrocher, il ne nous reste qu’à contempler ce chaos, entre la fascination et l’effroi. De cette contemplation, non exempte de grâce – les jeux de lumières dans les feuillages, le ciel étoilé – ressort un sentiment puissant : ce mystère, cette incompréhension qu’évoque un monde où l’on se retrouve projeté pour une raison qui nous échappe n’est pas avare de beauté. Saer semble parfois vouloir nous faire admettre que les éléments, bien qu’hostiles et destinés à se liguer contre nous (l’orage qui fond sur le personnage de Répons, tandis qu’il erre dans la plaine), méritent le respect. Un respect craintif et méfiant, décidément païen, mais un respect malgré tout.

Dans L’ancêtre, le rituel violent des Indiens Colastinés qui s’apprêtent à dévorer leurs prisonniers au cours d’une cérémonie qui tient autant de l’orgie que de l’expiation, illustre bien ce rapport trouble. Le narrateur du plus remarquable des trois romans « historiques » de Saer est un captif, seul survivant d’une expédition de la couronne espagnole qui mouille pour la première fois aux abords du Paraná, mais il est surtout le témoin incrédule des mœurs de ces Indiens, entre furie et passivité, pris comme ils le sont dans un espace immense et indompté au sein duquel ils ont l’impression d’être « le soutien incertain des choses », un état ambivalent qui serait « la vérité principale du monde ». La nature chez Saer, incarnation de l’absurde, en est à la fois son reflet le plus attirant et le plus glaçant. Elle est la preuve continuelle de l’impossibilité d’échapper au chaos, malgré toute l’énergie qu’on peut mettre à s’en défaire.

Les Indiens de L’ancêtre sont anthropophages. Ailleurs, dans Cicatrices, un personnage insomniaque « voit » dans une rêverie hypnotique d’étranges rituels où sexualité et pouvoir se conjuguent. Une sorte d’humanité des origines d’où la pureté est absente. Tout n’y est que pulsions et peurs primaires. On pourrait encore évoquer l’importance pour certains personnages des jeux de hasard et des martingales les accompagnant, comme une impossible tentative d’organiser l’arbitraire du chaos (Saer, de fait, dut lutter toute sa vie contre sa compulsion pour le jeu). Dans Les grands paradis, ce chaos finit par prendre le contrôle du récit : le noir envahit la page. La parfaite organisation des thèmes et des leitmotivs finit par vriller. Saer, grand admirateur de la pureté des formes musicales, ne craignait pas de les forcer à revenir à la « boue primordiale ».

Nombre de ses romans se construisent autour d’un effet de « temps réel », un récit continu, tassé sur quelques jours, quelques heures. Mais cette temporalité définie cache en réalité une complexe trame d’allers et retours entre passé, présent et futur, comme c’est exemplairement le cas dans Glose. Semblant pourtant ne raconter qu’une courte promenade d’une heure, un matin de printemps de 1961, le roman se projette en avant pour raconter le destin parfois tragique des personnages. Dans L’enquête, c’est un récit à l’intérieur du récit qui permet non seulement de dédoubler la temporalité, mais aussi le lieu, puisque le personnage de Pigeon Garay, depuis la ville (Santa Fe, donc) y raconte une enquête policière se déroulant à Paris ; une enquête à laquelle Saer se permet le luxe de proposer deux résolutions distinctes, aussi crédibles l’une que l’autre. Comme un moyen de forcer les codes prévisibles du genre policier à rentrer dans sa poétique de l’incertitude des choses.

Mais ce temps sursignifié n’est présent chez Saer que pour mieux confondre son irréalité. La surabondance de renseignements (l’observation exhaustive, par exemple, des différents états du rivage selon les heures du jour dans Nadie Nada Nunca) plutôt que d’assurer au lecteur un certain nombre de certitudes temporelles, concourt à l’effet inverse. Car la temporalité chez Saer possède la même fonction que la description ; l’un et l’autre en viennent à se confondre.

« Le souci de précision qui confine parfois au délire ne parvient pas à empêcher le monde d’être mouvant jusque dans ces aspects les plus matériels, et même au sein de son apparente immobilité », écrivait Robbe-Grillet en 1963. Des remarques qui s’appliquent parfaitement au travail du temps chez Saer : bien qu’avançant – ou simulant son avancé – le temps ne semble fonctionner que par cycles qui ne se croiseront pas nécessairement dans un ordre idéal ; par stagnation, par effets de loupes, et surtout par répétition. Le temps, c’est l’extérieur insaisissable, qu’on ne saurait signifier par des raccourcis ou des approximations ; c’est la nature, la matière, cela ne saurait être – malgré les apparences – le sable bien ordonné du sablier. « C’est la matière elle-même qui est à la fois solide et instable, à la fois présente et rêvée, étrangère à l’homme et sans cesse en train de s’inventer dans l’esprit de l’homme. Tout l’intérêt des pages descriptives – c’est-à-dire la place de l’homme dans ces pages – n’est donc plus dans la chose décrite, mais dans le mouvement même de la description », conclu Robbe-Grillet. On pourrait ajouter que chez Saer la description, celle des lieux et des états du réel, celle des déplacements, des trajets, toutes ces figures récurrentes de la narration, n’est que le « mouvement même » du temps.

Deux approches de la fiction gouvernent ainsi son œuvre : d’un côté, une recherche radicale de la forme, la conviction que le roman est un terrain expérimental de renouvellement des structures narratives et, de l’autre, une fascination envers la nature, les éléments. Le frottement de ces deux axes est ce qui concourt à la richesse, la complexité et la beauté de ses livres. Il conviendrait bien sûr d’y ajouter la figure fondamentale de l’amitié et le goût de suivre ses personnages au fil du temps et des romans, les histoires et les anecdotes se complétant d’un livre à l’autre, leur permettant ainsi d’être toujours incarnés. L’humour et la tragédie s’y croisent dans ce qui ressemble à la tentative d’élaboration d’une conscience du monde qui se fondrait dans le temps et l’espace, pour former une entité nouvelle et impossible : la réalité vue par ceux qui la vivent. Un portrait sans concessions de la comédie humaine et du théâtre du monde pour ce qu’il est – sublime et ridicule, drôle et tragique – exposé avec tous les atours d’une « objectivité » impossible, que seule la fiction peut nous apporter.

C’est dans Cicatrices que nous lisons dès lors une des clés pour comprendre Saer : « Il y a trois choses qui ont une réalité dans la littérature : la conscience, le langage et la forme. La littérature donne forme, à travers le langage, à des moments particuliers de la conscience. Et c’est tout. La seule forme possible est la narration parce que la substance de la conscience est le temps. »

Pedro Mairal – L’uruguayenne

Sur les deux rives du gouffre

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Pedro Mairal – L’uruguayenne [Traduit de l’espagnol (Argentine) par Delphine Valentin – Buchet Chastel, 2018]





Article écrit pour Le Matricule des anges

« Étant en quelque sorte toujours coincé dans ce mardi, comme dans le film Un jour sans fin, je me le repasse, l’étudie, l’amplifie dans mon souvenir, je laisse les différents moments croître dans mon cerveau. » La trame de L’uruguayenne est a priori trop simple pour ne pas frôler le cliché : un écrivain plus ou moins raté de Buenos Aires, dont le couple est au bord de l’implosion, traverse le Río de la Plata pour aller passer la journée à Montevideo, où l’attendent à la banque des dollars et dans les rues de la ville une potentielle amoureuse. Se trouvant dans une situation économique des plus précaires, la perspective de cet argent est la seule bouée à laquelle il semble capable de s’accrocher ; une bouée d’autant plus instable qu’il s’agit d’une avance pour des livres qui restent encore à écrire. L’uruguayenne reprend donc (et renouvelle à sa façon) la figure du looser sympathique nous racontant à la première personne ce qu’il faut bien considérer comme une journée « décisive ». Décisive, la série de moments qui la composent le sera assurément, tant en elle se rejoignent les tares accumulées d’une vie mal engagée (que notre anti-héros espère bien corriger grâce à une miraculeuse pluie de dollars libres de toute taxe) et les potentielles conséquences qu’elle aura sur le futur du narrateur (forcément incertain). Ce qu’on appelle être à la croisée des chemins, un de ces moments charnière où le pire se confond avec le meilleur dans l’éventail des possibilités, ce qu’une structure narrative à la fois scrupuleusement linéaire (« en temps réel », pourrait-on dire) et digressive ne fera que souligner.

À un moment donné, le narrateur descend des escaliers en colimaçon et a l’impression que ceux-ci « plongent comme un tire-bouchon au fond de la terre ». Il faut dire qu’il a déjà quelques bières et autres joints au compteur. Mais il n’empêche, la métaphore est littérale : ce bref séjour uruguayen est une façon pour lui, qu’il le veuille ou non, d’aller au fond des choses, un fond pas forcément agréable, mais un passage obligé quand il s’agit, coûte que coûte, de refaire sa vie (avec ou sans dollars). Une journée qui, pour le narrateur, devient forcément chargée de signe, il ne saurait en être autrement quand tant d’espoirs semblent s’accumuler en si peu de temps, comme si un voyage initiatique pouvait être concentré en moins de 24 heures. Mairal, d’ailleurs, pour mieux souligner qu’un voyage n’a pas besoin d’avoir lieu aux antipodes pour s’avérer l’expérience de ce qui est autre, ne cesse de jouer le jeu des sept différences entre deux villes si proches et pourtant si dissemblables, Buenos Aires et Montevideo, comme deux sœurs jumelles qui ne le seraient que de loin. Mais le narrateur est forcé de regarder les choses de près, l’urgence de sa situation l’impose. Et ce qu’il voit en premier, c’est lui-même (« assembler des mots sur une feuille ne m’avait pas rapporté grand-chose », confesse-t-il). Mais aussi la possibilité directe (quoique peut-être d’abord fantasmée) d’une vie nouvelle, à portée de main, incarnée par cette jeune femme qu’il ne connaît en réalité qu’à peine et avec qui il a rendez-vous, une fois les dollars en « sûreté » dans un sac-banane qu’il porte au plus près du corps.

Le récit est une succession de petits épisodes qui, dans des circonstances moins pressantes, pourraient passer pour insignifiants. Mais ici, à travers le discours d’un narrateur qui fait de l’humour une arme toujours efficace contre le pathétisme, ils deviennent autant de marqueurs d’une forme de récit épique (ou tragi-comique) en mode mineur, qu’il s’agisse de louer une chambre dans l’hôtel le plus cher pour un motif absurde, de se faire tatouer le bras ou d’acheter un ukulélé pour son fils. Le narrateur de ce livre enlevé, à l’oralité aussi crédible que maîtrisée (on saluera le travail de la traductrice Delphine Valentin) semble chercher désespérément un dernier espace illusoire de liberté avant de sombrer dans un gouffre qu’il imagine prêt à l’avaler tout cru.