Pierre Sky – Chant-contre-Chant / Sébastien Smirou – Pierre Sky l’enchanté

 

Mélancolie cinéphile

Deux livres fonctionnant en parallèle, entre fiction et essai, se penchent sur les chansons dans les films de Nanni Moretti et plus largement sur cet étrange baume au cœur qu’est la mélodie populaire. 

 


 

 

« Un livre peut en cacher — ou en dévoiler — un autre. » Deux livres, signés de deux auteurs qu’on pourrait croire différents, publiés à quelque mois d’intervalle par le même éditeur, tendent de l’un à l’autre des ponts sensibles et réflexifs. Le premier, Chant-contre-chant, signé par un certain Pierre Sky, est un essai tout en finesse et digression sur la place du chant dans les films de Nanni Moretti ; le second, Pierre Sky l’enchanté, signé par Sébastien Smirou (psychanalyste auteur de plusieurs recueils de poésie chez POL), est une « enquête intime » à la première personne dans lequel l’auteur « brosse le portrait d’un homme de presque quarante ans » qu’il connaît pour l’avoir reçu dans son cabinet « trois fois par semaine pendant dix mois ». Un livre qu’il écrit « en miroir de son livre à lui, Pierre Sky », ce curieux essai consacré aux « fonctions de la chanson » chez Moretti. Sky aurait ainsi confié à Smirou son manuscrit – à charge pour lui de le faire publier – avant de disparaître. S’est-il donné la mort ? C’est ce que pense Smirou et c’est basé sur cette conviction qu’il se permet de trahir le pacte de confidentialité en reconstruisant ses séances avec Sky, « en restaurant les éléments endommagés par le temps et le refoulement », « en éclairant la scène de trois quarts plutôt que de face ».

            Faut-il le préciser ? Pierre Sky n’existe pas, Smirou l’a inventé – dans une mise en abîme cinéphile, il l’a affublé du nom du père du critique Serge Daney – et il est bien le seul auteur des deux livres. De même qu’il « arrive qu’une chanson parle à notre place, avec bien plus de précision quant aux émotions qui nous habitent alors, bien plus d’à-propos que nous n’en sommes capables », sans doute l’invention d’un personnage ultra-sensible (particulièrement, donc, aux chansons), presque orphelin (sa mère est internée en asile et, enfant, il s’explique son absence en échafaudant de complexes théories symboliques dans lesquelles interviennent entre autres des extra-terrestres), permet-elle à Smirou d’aborder une certaine forme de mélancolie sans se convertir en « analyste à gros sabots » (et l’observation vaut également pour le livre sur Moretti). Ainsi l’auteur « marche dans les pas » de son patient imaginaire « sur le chemin de sa disparition », tout comme le cinéaste italien raconte, dans La chambre du fils, le deuil, une fois que ladite disparition est consommée.

            Ce qui unit les deux livres – le témoignage fictif et l’essai véritable – c’est bien un fil mélancolique et son rapport à la joie, cette chose fuyante, toujours éphémère et d’autant plus précieuse. Un fil que la chanson populaire incarne mieux que personne dans son pouvoir de ritournelle obsédante et par sa capacité à toucher l’auditeur malgré ses préventions, dans tout ce qu’elle peut porter d’exaltation sentimentale, de soupape où déverser un trop-plein, mais aussi de boomerang qui revient en pleine figure, à l’exemple de ces personnages d’un des premiers films de Moretti qui « chantent ainsi l’amour dont ils connaissent l’existence sans jamais l’éprouver ».

Pierre Sky, cet homme qui se plaint « d’un mal singulier », raconte à son psychanalyste certains rêves dans lesquels s’expriment son identification avec l’italien (plus loin, il mettra littéralement en scène certaines scènes clés de ses films préférés du maître) et, dans Chant-contre-chant, écrit (ou plutôt Smirou, en ghost-writer) sur ces moments particuliers, récurrents, où les personnages de Moretti – et souvent le réalisateur lui-même, acteur central de tous ses films – se mettent à chanter par-dessus une chanson de la radio ou d’un disque.

Sky/Smirou voit dans ces scènes où deux types de voix se superposent (celles d’un disque et celles des comédiens) jusqu’à « saturer l’espace cinématographique » une forme particulière qu’il nomme donc chant-contre-chant. Un procédé qui « rend heureux par le ressouvenir en avant qu’il constitue, par l’histoire d’amour qu’il réinvente (histoire d’amour avec la chanson même) ». L’occasion d’interroger « l’essence du cinéma sonore » (ce n’est certainement pas un hasard si le cinéma parlant commence avec un film justement intitulé Le chanteur de jazz) et l’occasion, surtout – à travers cet art « populaire et élitaire », selon des propos de Daney cités par Sky/Smirou –, de revendiquer une « noblesse du populaire » que la chanson semble cristalliser.

La chanson, pour Pierre Sky, ce n’est pas une mince affaire, l’effet qu’elle a sur lui n’est pas métaphorique : « il lui suffisait pour s’effondrer de se trouver dans le viseur d’une chanson. » Le voici traversé « de part en part » par une « aiguille » qui « défaisait en un instant sa carapace de quarante ans, comme si l’ensemble n’avait jamais tenu qu’à un fil invisible ». C’est bien ce même fil délicat qui se tisse entre ces deux livres qui rendent un bel hommage à la sensibilité et aux pouvoirs du cinéma et de la chanson de la transcender.

 

Pierre Sky – Chant-contre-Chant / Sébastien Smirou – Pierre Sky l’enchanté [Marest éditeur, 2019 – 144 pages, 9 euros & 138 pages, 12 euros]