Roberto Arlt – Un crime presque parfait


Énigmes passées à l’acide

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Roberto Arlt – Un crime presque parfait [Traduit de l’argentin par Aurélie Bartolo et Margot Nguyen Béraud - Éditons Centpages, 2018]





Article écrit pour Le Matricule des anges

Le lecteur français commence à bien connaître Roberto Arlt, l’autre grand écrivain argentin, sorte de pendant d’un Borges dont il se situait esthétiquement aux antipodes tout en lui servant de complément idéal. Les rééditions de ses grands romans y auront contribué, ainsi que les traductions tardives de ses impeccables eaux-fortes, chroniques journalistiques aussi libres et inventives qu’ironiques et pointues. Il manquait encore au tableau les courtes nouvelles policières qu’il écrivit à la fin des années trente pour divers journaux et revues populaires (dont El hogar, où, ce n’est peut-être pas un hasard, collaborait également Borges).

Arlt, on le sait, représente l’irruption dans les lettres australes du monde des bas-fonds de Buenos Aires, de cette langue vernaculaire que la littérature officielle regardait avec mépris. Une langue qui était aussi le miroir d’une alors récente vague d’immigration devant changer durablement le profil de la capitale argentine et l’identité même du pays. Une question qui est d’ailleurs présente dans ce très beau (comme toujours chez Centpages) petit recueil, excellemment traduit par Aurélie Bartolo et Margot Nguyen Béraud, à travers, justement, une de ses eaux-fortes, venant conclure le livre sous la forme d’un bonus track de luxe. Dans ce texte intitulé « Ce n’est pas ma faute », Arlt ironise avec la gouaille que ses lecteurs lui connaissent (et qu’il semble partager avec un autre grand auteur de chroniques journalistiques aussi intelligentes que drôles, l’irlandais Flann O’Brien) sur les malentendus divers que ne cesse de produire dans sa vie quotidienne le fait de porter un patronyme tel que le sien, une voyelle et trois consones, qu’il prononce, dit-il, « en insistant bien sur le L. » Ce qui le pousse à s’interroger sur ses origines allemandes ou prussiennes : « Quelle horreur a bien pu commettre cet ancêtre lointain pour qu’on l’appelle Arlt ? ».

On retrouve ce même humour, cette même façon à la fois ironique, provocatrice et nonchalante d’aborder les choses dans les sept nouvelles qui composent le reste du recueil. Arlt, comme le rappelle à juste titre la préface des traductrices, écrivait ses livres « à l’acide nitrique ». Le récit policier est donc pour lui l’occasion de jouer avec les attentes du genre, imaginant des intrigues surprenantes et toujours inventives, sans jamais se défaire d’une attention soutenue au détail, puisque c’est bien là que le diable se niche. À lire ces nouvelles, toujours courtes et enlevées, jamais banale, on a l’impression qu’il pouvait concevoir et résoudre un mystère aussi farfelu que crédible en deux coups de cuillère à pot : la littérature, chez Arlt, n’est pas affaire de besogneux, à d’autres les stériles douleurs de l’accouchement de textes bien peignés. L’argentin, lui, de toute évidence, écrit aussi vite qu’il pense et le fait avec un brio sans faillir, tout en ne tombant jamais dans une virtuosité qu’il ne manque évidemment pas de posséder. Comme le souligne la préface, en moins de vingt ans, il « s’est aventuré sur presque la totalité des terrains que l’écriture lui donnait à explorer ». Sa facilité innée (à laquelle contribua dans une bonne mesure son peu de respect des conventions) lui aura certainement permis de faire feu de tout bois avec une jubilation qui ne saurait que gagner le lecteur.

Comme nous le suggérions, ce qui importe ici, au-delà des intrigues toujours extrêmement bien trouvées (un homme commet un meurtre en recouvrant ses dents d’une fausse pellicule dorée pour tromper la police ; un autre invente une technique parfaite d’arnaque à l’assurance ; un tueur à gages est trahi par un singe amateur de chapeaux ; un curieux bâton dans une Sumatra à la Salgari sème le trouble chez les amateurs de sciences occultes…), c’est le goût du détail, le ton, son art du commentaire aussi juste que sardonique glissé entre deux remarques a priori anodines. C’est bien là ce qui fait la différence avec le tout venant du feuilleton : Arlt nous offre à la fois le frisson du mystère et celui d’une intelligence aiguë à laquelle il nous propose de prendre part.