Muriel Spark – Demoiselles aux moyens modestes

 Jeunes femmes au bord de la crise existentielle

Réédition d’une des grandes réussites de l’Écossaise Muriel Spark, ironiste subtile dans la meilleure tradition des lettres d’outre-Manche.

 


 

 

De 1957 à 2004, Muriel Spark a publié 22 romans ramassés, non dépourvus d’humour noir, dans lesquels une galerie de personnages extravagants (les uns naïfs ou exaltés, les autres manipulateurs) interagit dans une trame narrative dense et complexe dont la logique secrète, parfois dramatique, se révèle peu à peu, lorsque les pièces de son puzzle commencent à s’emboîter. Spark ne s’encombrait pas de psychologie et son œuvre entière est un prodigieux effort de dégraissage du roman. Sur un mode sarcastique, en digne héritière d’écrivains comme Ivy Compton-Burnett ou Evelyn Waugh, elle a construit une œuvre de moraliste sans morale explicite, où les faits parlent d’eux-mêmes. À l’instar de Waugh, d’ailleurs, elle s’est convertie au catholicisme (un évènement qu’elle considérait fondateur pour son travail d’écrivain), et ce sont donc les motivations cachées derrière les actes des uns et des autres qui l’intéressent. Des motivations qui restent, bien entendu, ambigües, mais n’en répondent pas moins le plus souvent à la traditionnelle liste des péchés capitaux (luxure, jalousie, avarice, etc.). Le diable est souvent dans les détails chez Spark et les personnages diaboliques n’y manquent pas, même si l’on peut parfois les confondre avec des anges.

            La réédition de Demoiselles aux moyens modestes, excellent cru de 1963, vient à point pour nous rappeler les prodiges d’efficacité et de concision pince sans rire dont elle était capable (même si l’on regrettera que la traduction un peu datée ne rende pas complètement justice à son économie stylistique imparable). « Jadis, en 1945, tous les gens bien étaient pauvres, à quelques exceptions près ». Dès la première ligne, le ton est donné : raconter le passé récent comme s’il s’agissait d’une période lointaine, presque mythologique, ce qui permet à l’auteur, tel un dieu omniscient, pas toujours bien intentionné, de dévoiler le passé et surtout le futur de ses créatures, afin de mieux mettre en perspective leurs actions (pour les dédouaner ou, l’air de rien, les accuser).

            Nous sommes donc à la fin de la guerre, dans un Londres mal en point, où le rationnement est à l’ordre du jour. Dans le club May of Teck, « fondé à une innocente et lointaine date du temps d’Edward VII », des jeunes femmes vivent ensemble en attendant mieux. Ce microcosme est un bouillon de culture idéal pour Spark, qui y dispose ses personnages-pions, lesquels forment une fine équipe, de la jeune fille coincée, bien sous tous rapports, qui donne des courts de diction en faisant déclamer à ses élèves des poèmes ampoulés (le livre en est ponctué), à la sculpturale Selina, qui plaît aux hommes et pourrait bien se révéler moins lascive qu’il n’y paraît, en passant par quelques vieilles-filles typiques de la littérature anglaise, des femmes mûres et comme il faut qui jouissent d’une sorte de dispense papale leur permettant de continuer de séjourner au club, et enfin Jane, qui réalise un « travail intellectuel » pour le compte d’un éditeur douteux, ce qui lui vaut le respect de toute la petite communauté. Cette dernière écrit également de fausses lettres d’admirateurs à divers écrivains célèbres dans l’espoir d’une réponse autographiée et donc monnayable, ce qui ne marche pas toujours : « comme vous dites ne pas désirer d’argent, je ne vous forcerai pas à accepter ma signature olographe, qui présente une certaine valeur marchande », lui répond – à la machine, sans signer – George Bernard Shaw.

            L’art du récit sparkien se construit par brèves scènes, précises, faussement désordonnées, ce qui lui permet de raconter la brutale transition d’un monde à l’autre que délimite la guerre qui s’achève. La part de tragédie qu’on y lira pourra aussi s’interpréter métaphysiquement, car l’heure du jugement n’est jamais là où on l’attend.

 

Muriel Spark – Demoiselles aux moyens modestes [Traduit de l’anglais par Léo Dilé – Pavillons Poche, 192 pages, 8,50 euros]

Daniel Guebel – L’absolu

Des génies fracassés

En Borges impudique, l’argentin Daniel Guebel creuse les gouffres labyrinthiques de la quête d’absolu pour mieux emporter le lecteur dans un roman dense et vertigineux.

 

 


 

Depuis la parution de son premier livre en 1987, Daniel Guebel a construit une œuvre ambitieuse dont l’érudition, aussi vaste qu’ironique, est au service d’une interprétation délirante du réel. Dans une langue qui passe sans encombre du raffinement aux emportements les plus crus, il s’agit de construire des récits pleins de virages abrupts qui n’en sont pas moins portés par un vrai talent de conteur. C’est bien parce que, telle Shéhérazade, il a l’art de nous mener en bateau que Guebel peut tout se permettre dans ses romans.

Les Mille et une nuits sont d’ailleurs une référence constante pour l’auteur, qui y puise à la fois la matière du merveilleux (un miroir déformant où refléter l’instable identité argentine, comme si cette dernière était un conte de fées) et la liberté que permettent les récits-gigogne. Ainsi, dans le seul de ses romans traduits précédemment, L’homme traqué (L’Arbre vengeur, 2014), grande fuite en avant épileptique où un personnage devient tous les personnages possibles, on trouve un épisode qui n’a rien à envier à la magie orientale : la découverte sous les eaux d’une perle huitrière géante aux reflets enchanteurs.

            L’absolu est son œuvre maîtresse. Il y invente une généalogie fictive au compositeur russe Alexandre Scriabine, pionner des avant-gardes. Celui-ci chercha à créer littéralement la musique des sphères avec sa pièce inachevée Mysterium qui devait convoquer tous les sens, des « claviers à lumière » aux caresses corporelles. Exécutée dans un dôme spécialement conçu situé au sommet de l’Himalaya, elle était censée faire entrer en résonnance l’univers. Lequel, certainement, résonne dans ce roman aussi excessif que subtil, puisqu’il nous mènera, de générations en générations et selon un apparent paradoxe, jusqu’au Big-Bang.

            C’est évidemment l’idée d’un art voué à l’échec de par ses prétentions totalisantes mêmes qui intéresse Guebel : l’absolu, qu’il soit sensible, intellectuel, politique ou religieux, est par essence impossible à attendre. Tout artiste, nous dit-il en substance, est un raté et c’est bien cette condition qui le justifie. La vie, après tout, pour citer une des épigraphes, n’est qu’un « songe fébrile ».

            Le premier de ces génies en quête d’une « parole juste » – ce qui, nous rappelle l’auteur, « n’est pas la même chose qu’une phrase complète » –, c’est Frantisek Deliuskine. Homme mélancolique et patraque malmené par un médecin délirant, il cherche à réinventer la musique par la voie de la fornication dans les arrière-cours boueuses de la Russie du XVIIIème siècle. Sorte de Sade parodique, il connaît tardivement une reconnaissance dont il ne peut guère jouir, et laisse un fils, Andreï, « esprit suprême » qui révolutionnera sans le savoir la pensée politique et influencera Lénine grâce à ses annotations en marge des écrits d’Ignace de Loyola, fondateur des Jésuites. Il en ressort que « sous les apparences inoffensives d’un manuel d’ascétisme destiné à provoquer des théophanies en série, les Exercices spirituels sont en réalité un traité crypté pour la recherche, la sélection et l’entraînement d’un groupe d’illuminés aspirant à s’emparer du pouvoir ». Andreï se retrouve ensuite embarqué dans la campagne d’Égypte d’un Napoléon jaloux de Joséphine qui le fait cocu à Paris. Ainsi, confie l’empereur, « si l’herméneutique est l’effort, aussi audacieux qu’inutile, pour rendre actuel un sens tombé dans l’oubli, permettez-moi alors de vous raconter comment toute la campagne d’Égypte n’est rien d’autre qu’une nouvelle tentative pour redonner à la vie le sens de mon sacrifice devant l’autel de l’amour ».

            Les générations se suivent et on passe à Esaü, condamné à « la défense de l’héritage paternel », une idée, peut-être, « qui courtise le vide ». En voulant mettre en pratique les concepts révolutionnaires de son père, voici qu’il tombe en prison, à la merci d’un despote fantasque qui lui joue toute sorte de tours, lesquels poussent dans leurs derniers retranchements les notions de liberté, de libre-arbitre et de soulèvement. On en vient enfin à Scriabine ou à une version de celui-ci, Guebel faisant ce qui lui chante avec les dates historiques. Son Scriabine patauge dans le « bourbier » de la théosophie auprès de Mme Blavatsky, fasciné par la « version abrégée des questions fondamentales » qu’elle lui présente. Son Scriabine, surtout, est incapable de comprendre sa femme. La complexité des relations de couple est un autre des thèmes fétiches de l’Argentin, et les hommes – pusillanimes, obnubilés – n’en sortent pas grandis.

La saga se poursuit et s’achève en Argentine, avec le frère de Scriabine, pianiste exceptionnel qui dépérit lors de tournées lamentables, comme égaré « sur la carte des destins inégaux ». Sa fille est la narratrice du livre et, tandis qu’elle se perd « dans la ligne imaginaire qui s’ouvrait derrière les miroirs », c’est le fils de cette dernière qui clôt le récit en tentant d’aller encore plus loin que son auguste ligné : si « les génies ouvrent des brèches dans le champ du connu et font entrer le feu de la nouveauté, ces magmas remontent à la surface et cristallisent bientôt », lui, en revanche, cherche à « obtenir que la flamme de l’éternel cautérise dans notre chair la blessure de la mort ». L’éternité, donc, dont il découvre la possibilité aux détours des pages d’une revue populaire. Voici qu’il construit une improbable machine à voyager dans le temps. S’il cherche la réponse à sa quête dans le futur, c’est aux origines mêmes de tout qu’il atterrit.

Ce prodigieux roman philosophique et blagueur, concis et expansif, convoque le sublime et le ridicule en un nœud serré afin d’entrapercevoir le « chant du salut universel ».

 

Daniel Guebel – L’absolu [Traduit de l’espagnol (Argentine) par Gersende Camenen – Gallimard, 496 pages, 24 euros]