Nicolas Cavaillès - Pourquoi le saut des baleines


Poétique du saut

***
Nicolas Cavaillès - Pourquoi le saut des baleines [Les éditions du sonneur, 2015]




Article écrit pour Le Matricule des anges

Pourquoi le saut des baleines. Le titre est indéniablement programmatique et l’absence de point d’interrogation final joue d’une certaine ambiguïté : s’agit-il de se demander « pourquoi » les cétacés sautent, ou de nous révéler enfin « pourquoi » ces énormes bestioles se livrent à si surprenante pratique ? En vérité, nous dit l’auteur, « ce maudit pourquoi se nourrit de tout et ne recrache rien » ; il ne cesse de nous glisser entre les mains, ce qui pourrait bien être une bonne raison pour s’y pencher d’un peu plus près.

Partant de telles prémisses, il s’agira dès lors dans ce court essai littéraire de tendre délibérément vers une approche poétique des choses. Plutôt que d’égrener des faits et de les confronter jusqu’à parvenir à de contondantes conclusions martelées d’un ton docte et auto-satisfait, l’auteur préfère se livrer à une méditation rêveuse autour de ce mystère, ces baleines qui depuis des millénaires jaillissent sans raison apparente de l’eau (il ne s’agit pas pour elles d’avancer plus vite, ni d’attraper quoi que ce soit au vol, encore moins de faire le beau) et fendent l’air de leur masse imposante avant d’« éclabousse[r] l’univers ». Tel « un animal surexcité pactisant secrètement avec la déraison », elles sont emportés par un « trop plein d’énergie et d’oisiveté ». Le saut des baleines intrigue en ce qu’il semble parfaitement gratuit, pur ornement ne répondant à aucune nécessité dans une nature qui semble pourtant implacablement gouvernée par cette même nécessité.

Pour l’auteur, c’est l’occasion d’envisager toutes sortes de théories, absurdes ou plausibles : le saut comme crise d’épilepsie ; comme technique pour se débarrasser de parasites qui « se fixent ou se promènent sur la peau » ; comme moyen de ne pas se retrouver prisonnier des glaces ; pour combattre la tiédeur d’une mer conçue comme une gigantesque piscine où « l’ennui doit être à hurler », il s’agira alors de « détruire dans sa chute des eaux trop apathiques » ; etc.

Pour les baleines, dont les différentes espèces ont chacune leur façon bien à elle de parcourir les airs, discrète ou spectaculaire, le saut constituerait en « une poignée d’instants de leurre tels qu’elles puissent se sentir comme des êtres singuliers imposant leur réalité au monde extérieur, et non comme des êtres sans substance jouant leur maigre rôle dans un vaste mécanisme dépourvu d’intérêt ». La question serait donc « d’introduire du jeu dans le tissus des nécessités ».

Tout cela, pourtant, ne cesse de nous rappeler l’auteur, n’est que tissu de conjectures, car rien ne nous dit que l’animal fasse « jamais quoi que ce soit qui ait une fonction profonde ». Il y a de ce point de vue un esprit ludique qui traverse tout le livre, qui ne se prend jamais trop au sérieux, ne cessant au fond de nous rappeler ce que l’exercice peut avoir de vain, que les certitudes sur cette question comme sur tant d’autres peuvent retourner au vestiaire de leur inanité. Le chapitre où, partant du théorème d’Archimède, l’auteur en imagine une version parodique qu’il qualifie « d’exaspérée » pour tenter de décrire quelle sorte de poussée est aux manettes quand l’animal bondit hors de l’eau, en est la meilleure des illustrations. Dans sa volonté de vouloir toujours tout quantifier, l’homme ne se perdrait-il pas un peu en chemin ? Les mystères sont-ils tous fait pour être résolus ?

Convoquant dans cette promenade en cétologie des personnalités aussi diverses que le capitaine Némo et son collègue Achab, qu’Aristote, Glenn Gould ou Dostoïevski, Nicolas Cavaillès s’amuse de ses vieilles questions, de l’éternel pourquoi qui toujours nous taraude, « huit lettres que rien ne rassasie », notre acharnement à tisser à partir d’indices parfois douteux une trame qui nous échappe et que nous voudrions croire palpable. Si l’exercice est au fond assez classique –à l’instar du style élégant de l’auteur-, le résultat n’en est pas moins délectable.

Pablo Katchadjian - El Aleph engordado


L'écrivain à deux têtes

***
Pablo Katchadjian - El Aleph engordado [Impresa Argentina de Poesia, 2009]






« La brulante et humide matinée au cours de laquelle mourut finalement Beatriz Viterbo, après une impérieuse et longue agonie qui pas un seul instant ne se rabaissa au sentimentalisme ni à la peur, mais pas non plus à l’abandon ni à l’indifférence, je remarquai que sur les horribles porte-affiches en fer et plastique de la place de la Constitution, à côté de la bouche du métro, on avait renouvelé je ne sais quelle annonce de cigarettes mentholées de tabac blond ; ou alors si, je sais ou ai su lesquelles, mais je me rappelle m’être efforcé de mépriser le son irritant de la marque ; le fait me peina, car je compris que l’incessant et vaste univers s’éloignait désormais d’elle, Beatriz, et que ce changement était le premier d’une série infinie de changements qui finiraient par me détruire moi aussi. »

Telle est à la fois la première phrase d’une des nouvelles fondamentales du corpus borgésien, L’Aleph – que nous donnons ici dans la version de son traducteur René L.F. Durand – et, contenue dans celle-ci avec des ajouts que j’ai délibérément mis en italique pour plus de visibilité, celle qui ouvre El aleph engordado de Pablo Katchadjian.

Publié en 2009 à tirage réduit par l’auteur pour le compte de sa propre Imprenta Argentina de Poesia, cet Aleph grossi consiste donc – on l’aura compris – en une version augmentée du texte de Borges, et ce sans modifier une seule virgule de l’original.

Il s’agissait pour le futur auteur de Quoi faire [Le grand os, 2014] et de Merci [à paraître au bon soin de l’éditeur bruxellois Vies Parallèles fin aout 2015, traduit par votre serviteur], de la deuxième étape d’une trilogie (finalement avortée puisque le troisième volume ne verra pas le jour) consacrée à un retravail du canon littéraire argentin.

La première étape, très simple d’exécution mais aux résultat complexes, avait constitué en une mise en ordre alphabétique – grâce au logiciel Excel – des vers du fameux Martin Fierro de José Hernandez (1872), poème national argentin et pierre de touche de la tradition littéraire gauchesca. Le résultat – à première vue purement conceptuel, puisque le nouvel ordre donné aux vers n’avait à priori guère de chance de faire sens – n’en permettait pas moins toutes sortes de lectures, au delà du seul geste dadaïste de classement alphabétique. L’écrivain et critique Juan Terranova prendra ainsi le temps dans son recueil d’essais Los gauchos ironicos de faire une analyse complète et subtile du sens nouveau qu’adoptent les vers du classique d’Hernandez ainsi réordonnés.

El aleph engordado, quoi qu’il en soit, durcit nettement l’enjeu pour Katchadjian, puisqu’il ne s’agit plus désormais d’opérer un simple geste sur un classique, mais d’intervenir directement dans le corps du texte lui-même en le rallongeant, en y ajoutant des phrases de son propre cru, le texte de Borges passant ainsi des 4600 mots de l’original à plus de 9000. L’auteur confessera dans une interview que l’exercice ne fut pas de tout repos. Et s’il ne le fut pas, c’est probablement parce que l’entreprise visait au delà du jeu formel à la production d’un résultat de qualité. La plus belle preuve de ce que le but a été atteint c’est – tel que le souhaite Katchadjian dans une postface ajoutée à la suite de celle de Borges – que le lecteur ne sait assez rapidement plus ce qui appartient à Borges et ce qui est apocryphe. Plus d’une fois, telle phrase qui semblait indubitablement borgésienne s’avère en fin de compte de la main de Katchadjian, et telle autre dont l’humour ou l’irrévérence semblait renvoyer à l’idée d’une intervention dans le texte se trouvait bel et bien – une fois vérification faite – dans l'original. Cette indétermination – le fait que les ajouts ne se voient pas comme le nez au milieu de la figure – est la meilleure garantie de la réussite de l’entreprise : El aleph engordado, au delà de la présence intégrale en son sein d’un classique, est une œuvre à part entière que l’on peut parfaitement lire et apprécier pour elle-même.

Bien évidemment, c'est un vœu pieux que d'affirmer que l’on pourrait lire ce texte en oubliant Borges. Katchadjian a l’intelligence d’en jouer, nous proposant finalement quelque chose que l’on lit depuis chacun de ses deux auteurs ; particulièrement si, comme c’est mon cas, on le découvre en ayant une bonne connaissance de l’œuvre postérieure de Katchadjian. En effet, au milieu des multiples ajouts et interventions (adjectifs, listes rallongées, citations de douteux auteurs plus borgésiens que nature), l’apparition de tels vieux chiffons croisés au détour d’une phrase ne renvoie-t-elle pas directement à Quoi faire, où ils ont un rôle d’importance ? Et que dire de ces racines aux effets psychotropes ; racines dont les futurs lecteurs de Merci découvriront l’importance ? Mais ce n’est pas tant le jeu de devinette (qui a écrit quoi) qui compte que la concrétisation d’une créature littéraire hybride, bête à deux têtes qui au final n’en a qu’une seule, celle d’un auteur nommé Borgesian, lointain descendant d’une famille patricienne argentine d'improbable origine arménienne.

La question du grossissement ne se contente pas de toucher la seule nouvelle de Borges, s’étendant encore à l’un de ses principaux protagonistes, Carlos Argentino Daneri, qui se met à doubler de volume à chaque fois qu’il s’énerve.
Comme nous l’évoquions plus haut, grossissent également ici les listes et autres bibliographies apocryphes, sans oublier l’ajout de documents visuels, pages d’incunables et obscures iconographies, comme autant de manières de repousser d’un cran les frontières du jeu borgésien avec les citations et allusions à des livres à l’existence incertaine en fournissant des preuves pas nécessairement crédibles de leur existence avérée ; étant entendu que les documents choisis par Katchadjian le sont de sorte qu’ils soient aussi peu vérifiables ou probants qu’une citation tronquée ou manipulée. Grossissent encore certaines situations ou allusions. Ainsi, par exemple, de la défunte aimée du narrateur, Beatriz Viterbo, qui à coups de sous entendus de plus en plus clairs, finit par ressembler à une véritable marie-couche-toi-là. L’humour subtil et la fine ironie propre à l’œuvre de Katchadjian sont donc bien présents, se fondant plus que s’ajoutant à d'identiques qualités borgésiennes. Ainsi, ce fameux Aleph, coincé dans la cave de la maison promise à la destruction de Daneri, qui contient le monde sous tous les angles à la fois et qui se contient lui-même, contient-il désormais encore plus, puisque l’Aleph grossi de Katchadjian contient celui de Borges qui contient l’univers.

Difficile – voire impossible, hélas – de conclure cette notule sans évoquer le triste sort qu’à connu ce texte, interdit de vente et de diffusion suite à un procès intenté à l’auteur par la veuve de Borges, Maria Kodama, véritable Yoko Ono de la littérature, dont le sens de l’humour et la compréhension des enjeux de l’œuvre borgésienne sont inexistants. Vous ne lirez donc jamais une traduction de El Aleph engordado car celle-ci, telle la guerre de Troie, n’aura pas lieu. C’est évidemment regrettable. Le texte, quoi qu’il en soit, a déjà sa place dans la petite mythologie littéraire.


John D’Agata & Jim Fingal – Que faire de ce corps qui tombe


De l’art ou du cochon

***
John D’Agata & Jim Fingal – Que faire de ce corps qui tombe [Traduit de l’américain par Henry Colomer ; Vies Parallèles, 2015]




Article écrit pour Le Matricule des anges

Un soir de juillet 2002, un jeune homme se jette dans le vide depuis le Stratosphere Hotel, la plus haute tour de Las Vegas, pour s’écraser quelques secondes et centaines de mètres plus tard au sol. Ce fait des plus réels, à la fois exceptionnel dans ce qu’il a de tragique et tristement banal puisque Las Vegas connaît régulièrement un taux de suicides record, est le point de départ d’une enquête plus littéraire que journalistique menée en toute subjectivité par John D’Agata. Si le littéraire prend ici le pas sur le tout venant journalistique, c’est qu’il ne s’agit nullement pour l’auteur de s’en tenir aux habituels garde-fous ou carcans (selon les points de vue) du manuel du parfait petit reporter. D’Agata, d’ailleurs, se définit lui-même non comme journaliste ni comme l’un des promoteurs de sa version noble répondant au nom de « non-fiction », préférant revendiquer le label d’essayiste.

Si l’on prend la peine de s’attarder autant sur la question somme toute oiseuse des définitions, c’est qu’elle constitue ici un des enjeux principaux. Car Que faire de ce corps qui tombe ne se contente pas de reproduire l’article consacré à ce malheureux suicide – où, au delà de l’histoire du jeune homme, l’auteur dresse un portrait en creux et guère flatteur de la ville – y ajoutant également l’intégralité des échanges entre D’Agata et un certain Jim Fingal. Ce dernier semble faire montre d’un goût prononcé pour aller fourrer son nez là où personne (certainement pas l’auteur en tout cas) ne l’avait appelé. Fingal, pourtant, en sa qualité de fact-checker, a bien été convoqué par quelqu’un, à savoir la revue commanditaire de l’article, afin d’y recouper au micron près la moindre information. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le sieur Fingal prend la tâche très au sérieux. Combien de secondes dure la chute du jeune homme ? L’auteur peut-il justifier de telle ou telle conversation informelle ? Balancer sans la moindre précaution une légende réchauffée et la faire passer pour un fait, est-ce vraiment convenable ?

L’enjeu, on l’aura compris, n’est pas tant de savoir par exemple si le fameux strip se trouve dans la ville même de Las Vegas ou dans le conté voisin, ou encore si les hindous condamnent ou pas le suicide, mais de faire face, dans tout ce qu’elle a de complexe et de glissant, à la question du vrai, une donnée considérée comme essentielle dans le domaine journalistique. C’est d’une question, pour tout dire, de respect élémentaire du lecteur qu’il s’agit, d’éthique même, pour employer un grand mot.

Seulement voilà, comme il s’échine plus d’une fois à le faire comprendre au buté Fingal lors d’échanges parfois vifs, D’Agata n’est pas journaliste, mais écrivain. Sa conception de l’éthique est autre, moins terre à terre si l’on veut. L’objectivité des faits n’est pas selon lui une valeur absolue mais relative. Si l’usage a par exemple préférée retenir une version apocryphe de l’origine de l’art martial que pratiquait le jeune suicidé, y faire référence sans en spécifier l’incertaine vérité factuelle ne lui semble pas problématique, au contraire, puisque son travail se veut d’une nature artistique et que ce genre d’imprécision en est la matière. L’effet compte autant ou plus que le fait, selon lui.

Très bien, lui rétorque alors l’autre, un peu remonté, mais votre texte - truffé qu’il est d’approximations géographiques, de raccourcis sujets à cautions et autres rapprochements douteux - c’est quoi dans ce cas ? De la fiction qui s’amuse à travestir le réel sur le dos des protagonistes ? Non, maintient derechef D’Agata, c’est d’un essai qu’il s’agit, un travail qui consiste à rendre compte via les outils du littéraire de l’essence d’un moment, d’un lieu, d’une série d’évènements. Ce n’est pas parce que l’on modifie ou simplifie légèrement tel ou tel détail dans le but de renforcer l’image que l’on souhaite faire ressentir au lecteur que l’on ne respecte pas la mémoire d’un mort.

Dans ce combat entre deux visions du rapport au réel, l’un factuel (Fingal), l’autre délibérément artistique (D’Agata), la mise en page joue un grand rôle. Le texte de l’essai original occupe le centre de la page, tandis que les observations du fact-checker assorties des réparties de l’auteur lui sert de cadre, jusqu’à parfois le grignoter complètement. Le texte original ne devient plus qu’un prétexte à cette joute de haute volée.

Naturellement, de par la vivacité, la fluidité des réponses au tac-au-tac et même l’humour, le lecteur en vient à se demander si ce dialogue ne serait pas lui-même un peu « arrangé ». Rien n’est dit à ce sujet, mais étant donné la nature du projet, cela semble couler de source. Ce recours à l’artifice dans ce qui constitue l’ossature même du livre serait-il alors une façon de donner la raison à D’Agata dans ce débat ? Pas nécessairement. On trouvera de toute façon dans ces pages plus de questions que de réponses.

Sérgio Sant'Anna - Un crime délicat

Délicatesse critique

***
Sérgio Sant'Anna - Un crime délicat
[Traduit du brésilien par Izabella Borges-Barrot - Envolume, 2015]




Partant de l’histoire de la confuse relation, éventuellement malsaine, entre un critique de théâtre aussi renommé que craint et une mystérieuse femme dont le défaut physique d’une jambe atrophiée la force à boiter, Un crime délicat du brésilien Sergio Sant’Anna (1941), s’intéresse de près et avec une grande intelligence narrative aux rapports entre art, perversion et critique, questionnant également au passage la toujours sensible notion de valeur artistique.

Antonio Martins butte un beau jour dans les escaliers conduisant au métro desservant une artère importante de Rio de Janeiro sur une jeune femme qui, suite à un faux pas, semble littéralement lui tomber dessus ; jeune femme qui avait déjà éveillé sa curiosité la veille dans un bar connu de la ville. Cette rencontre inopinée, à priori fortuite, mais qui - s’interrogera-t-il plus tard – ne l’est peut-être pas tout à fait, déclenchera chez notre critique - célibataire à la vie sentimentale bien ordonnée entre diverses amies dont il possède les numéros de téléphone prolixement inscrits dans son agenda - un trouble profond, qui le conduira à prendre part à ce qui ressemble à une machination d’ordre artistique, faisant de lui le jouet d’une sorte de performance artistique néo-duchampienne (ou sous-duchampienne, selon les points de vue).

Martins devient vite obsédé par cette femme qui l’intrigue, qu’il désire pour ainsi dire, échafaudant toutes sortes de théories sur sa personne, faisant le pied de grue dans l’espoir de la croiser à nouveau, donnant alors au roman une trompeuse tension policière ; trompeuse en ce qu’ici tout n’est possiblement qu’apparences, jeu de miroirs convexes, concaves, toujours complexes. Le trouble qui s’empare de lui commence à perturber se perception, forçant même les portes de son jugement critique à l’heure d’écrire un compte rendu des pièces de théâtre que son métier l’oblige à aller voir. On apprendra bientôt qu’Inès, la jeune femme en question, est une sorte de modèle pour un peintre dont l’œuvre douteuse pose de multiples questions : Que vaut-elle ? Comment l’aborder ?


Comme nous le disions, la question du rapport entre œuvre et critique est centrale dans le roman de Sant’Anna. Cette peinture du mentor - à moins qu’il ne soit l’amant, tel que se le demande avec angoisse Martins - où la nudité d’Inès la boiteuse s’offre à la vue de tous dans une « crudité naturaliste », possède une obscénité qui ne nait peut-être pas tant de la nudité que de cette béquille que l’on voit reposer en arrière plan contre une toile non peinte, comme s’il s’agissait là d’une sorte de dispositif, d’une installation (dans le sens que l’art contemporain donne à ce mot). La peinture s’avère perturbante non seulement parce que son goût douteux et l’incertitude de son exécution ne permettent pas d’émettre un jugement clair sur sa valeur – surtout dans une époque où la notion de valeur artistique est des plus glissantes - mais encore parce qu’il semble y régner quelque chose de l’ordre du monstrueux, une forme de piège tendu dans lequel Antonio Martins ne tardera pas à tomber. Ce qu’il y a d’également monstrueux, c’est que la déontologie de Martins le critique impartial, dur, sans concessions envers le monde du théâtre, va quelque peu s’effriter, et que ce tableau – au delà du trouble provoqué par la présence de la nudité d’Inès – qu’il ne sait comment juger (à moins que sa « sous valeur » ne demande une « sous critique ») sera le signe annonciateur du papier tue-mouche dans lequel il va se voir attrapé, servant ainsi les desseins troubles du peintre et soit disant mentor ou amant d’Inès. L’intimité qu’il partagera bientôt avec la belle Inès se retournera contre lui. Reste à voir si ce « crime délicat » qu’on lui reprochera il l’a commit en connaissance de cause ou non.

Mais on ne va pas tout raconter ; on en a déjà trop dit de toute façon (ou pas assez, selon). Le style sobre et précis de Sergio Sant’Anna sert parfaitement l’habille construction narrative qu’il met en place ; construction qui est aussi une réflexion sur la critique (excellentes et fort intelligentes pages où Martins se penche sur une relecture théâtrale post moderne de Proust). Si la structure du roman évoque la trame policière, c’est avant tout d’un roman d’idée, réflexif (voire auto réflexif) qu’il s’agit. La matière romanesque y est à la fois simple et fort complexe, un jeu de plis et replis où l’intention première du narrateur, celle de donner sa vision d’une série d’évènements confus est en permanence trahie.

NB : Précision oiseuse qui n’intéresse que moi, je n’ai pas lu ce livre dans la récente traduction française – la première à ma connaissance d’une œuvre de Sergio Sant’Anna – mais dans la belle version hispanophone, publiée en Argentine par Beatriz Viterbo Editora, due à la plume d'un auteur qui m'est cher, César Aira.