Délicatesse critique
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Sérgio Sant'Anna - Un crime délicat
[Traduit du brésilien par Izabella Borges-Barrot - Envolume, 2015]
Partant de l’histoire de la confuse relation, éventuellement malsaine, entre un critique de théâtre aussi renommé que craint et une mystérieuse femme dont le défaut physique d’une jambe atrophiée la force à boiter, Un crime délicat du brésilien Sergio Sant’Anna (1941), s’intéresse de près et avec une grande intelligence narrative aux rapports entre art, perversion et critique, questionnant également au passage la toujours sensible notion de valeur artistique.
Antonio Martins butte un beau jour dans les escaliers conduisant au métro desservant une artère importante de Rio de Janeiro sur une jeune femme qui, suite à un faux pas, semble littéralement lui tomber dessus ; jeune femme qui avait déjà éveillé sa curiosité la veille dans un bar connu de la ville. Cette rencontre inopinée, à priori fortuite, mais qui - s’interrogera-t-il plus tard – ne l’est peut-être pas tout à fait, déclenchera chez notre critique - célibataire à la vie sentimentale bien ordonnée entre diverses amies dont il possède les numéros de téléphone prolixement inscrits dans son agenda - un trouble profond, qui le conduira à prendre part à ce qui ressemble à une machination d’ordre artistique, faisant de lui le jouet d’une sorte de performance artistique néo-duchampienne (ou sous-duchampienne, selon les points de vue).
Martins devient vite obsédé par cette femme qui l’intrigue, qu’il désire pour ainsi dire, échafaudant toutes sortes de théories sur sa personne, faisant le pied de grue dans l’espoir de la croiser à nouveau, donnant alors au roman une trompeuse tension policière ; trompeuse en ce qu’ici tout n’est possiblement qu’apparences, jeu de miroirs convexes, concaves, toujours complexes. Le trouble qui s’empare de lui commence à perturber se perception, forçant même les portes de son jugement critique à l’heure d’écrire un compte rendu des pièces de théâtre que son métier l’oblige à aller voir. On apprendra bientôt qu’Inès, la jeune femme en question, est une sorte de modèle pour un peintre dont l’œuvre douteuse pose de multiples questions : Que vaut-elle ? Comment l’aborder ?
Comme nous le disions, la question du rapport entre œuvre et critique est centrale dans le roman de Sant’Anna. Cette peinture du mentor - à moins qu’il ne soit l’amant, tel que se le demande avec angoisse Martins - où la nudité d’Inès la boiteuse s’offre à la vue de tous dans une « crudité naturaliste », possède une obscénité qui ne nait peut-être pas tant de la nudité que de cette béquille que l’on voit reposer en arrière plan contre une toile non peinte, comme s’il s’agissait là d’une sorte de dispositif, d’une installation (dans le sens que l’art contemporain donne à ce mot). La peinture s’avère perturbante non seulement parce que son goût douteux et l’incertitude de son exécution ne permettent pas d’émettre un jugement clair sur sa valeur – surtout dans une époque où la notion de valeur artistique est des plus glissantes - mais encore parce qu’il semble y régner quelque chose de l’ordre du monstrueux, une forme de piège tendu dans lequel Antonio Martins ne tardera pas à tomber. Ce qu’il y a d’également monstrueux, c’est que la déontologie de Martins le critique impartial, dur, sans concessions envers le monde du théâtre, va quelque peu s’effriter, et que ce tableau – au delà du trouble provoqué par la présence de la nudité d’Inès – qu’il ne sait comment juger (à moins que sa « sous valeur » ne demande une « sous critique ») sera le signe annonciateur du papier tue-mouche dans lequel il va se voir attrapé, servant ainsi les desseins troubles du peintre et soit disant mentor ou amant d’Inès. L’intimité qu’il partagera bientôt avec la belle Inès se retournera contre lui. Reste à voir si ce « crime délicat » qu’on lui reprochera il l’a commit en connaissance de cause ou non.
Mais on ne va pas tout raconter ; on en a déjà trop dit de toute façon (ou pas assez, selon). Le style sobre et précis de Sergio Sant’Anna sert parfaitement l’habille construction narrative qu’il met en place ; construction qui est aussi une réflexion sur la critique (excellentes et fort intelligentes pages où Martins se penche sur une relecture théâtrale post moderne de Proust). Si la structure du roman évoque la trame policière, c’est avant tout d’un roman d’idée, réflexif (voire auto réflexif) qu’il s’agit. La matière romanesque y est à la fois simple et fort complexe, un jeu de plis et replis où l’intention première du narrateur, celle de donner sa vision d’une série d’évènements confus est en permanence trahie.
NB : Précision oiseuse qui n’intéresse que moi, je n’ai pas lu ce livre dans la récente traduction française – la première à ma connaissance d’une œuvre de Sergio Sant’Anna – mais dans la belle version hispanophone, publiée en Argentine par Beatriz Viterbo Editora, due à la plume d'un auteur qui m'est cher, César Aira.
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