John D’Agata & Jim Fingal – Que faire de ce corps qui tombe


De l’art ou du cochon

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John D’Agata & Jim Fingal – Que faire de ce corps qui tombe [Traduit de l’américain par Henry Colomer ; Vies Parallèles, 2015]




Article écrit pour Le Matricule des anges

Un soir de juillet 2002, un jeune homme se jette dans le vide depuis le Stratosphere Hotel, la plus haute tour de Las Vegas, pour s’écraser quelques secondes et centaines de mètres plus tard au sol. Ce fait des plus réels, à la fois exceptionnel dans ce qu’il a de tragique et tristement banal puisque Las Vegas connaît régulièrement un taux de suicides record, est le point de départ d’une enquête plus littéraire que journalistique menée en toute subjectivité par John D’Agata. Si le littéraire prend ici le pas sur le tout venant journalistique, c’est qu’il ne s’agit nullement pour l’auteur de s’en tenir aux habituels garde-fous ou carcans (selon les points de vue) du manuel du parfait petit reporter. D’Agata, d’ailleurs, se définit lui-même non comme journaliste ni comme l’un des promoteurs de sa version noble répondant au nom de « non-fiction », préférant revendiquer le label d’essayiste.

Si l’on prend la peine de s’attarder autant sur la question somme toute oiseuse des définitions, c’est qu’elle constitue ici un des enjeux principaux. Car Que faire de ce corps qui tombe ne se contente pas de reproduire l’article consacré à ce malheureux suicide – où, au delà de l’histoire du jeune homme, l’auteur dresse un portrait en creux et guère flatteur de la ville – y ajoutant également l’intégralité des échanges entre D’Agata et un certain Jim Fingal. Ce dernier semble faire montre d’un goût prononcé pour aller fourrer son nez là où personne (certainement pas l’auteur en tout cas) ne l’avait appelé. Fingal, pourtant, en sa qualité de fact-checker, a bien été convoqué par quelqu’un, à savoir la revue commanditaire de l’article, afin d’y recouper au micron près la moindre information. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le sieur Fingal prend la tâche très au sérieux. Combien de secondes dure la chute du jeune homme ? L’auteur peut-il justifier de telle ou telle conversation informelle ? Balancer sans la moindre précaution une légende réchauffée et la faire passer pour un fait, est-ce vraiment convenable ?

L’enjeu, on l’aura compris, n’est pas tant de savoir par exemple si le fameux strip se trouve dans la ville même de Las Vegas ou dans le conté voisin, ou encore si les hindous condamnent ou pas le suicide, mais de faire face, dans tout ce qu’elle a de complexe et de glissant, à la question du vrai, une donnée considérée comme essentielle dans le domaine journalistique. C’est d’une question, pour tout dire, de respect élémentaire du lecteur qu’il s’agit, d’éthique même, pour employer un grand mot.

Seulement voilà, comme il s’échine plus d’une fois à le faire comprendre au buté Fingal lors d’échanges parfois vifs, D’Agata n’est pas journaliste, mais écrivain. Sa conception de l’éthique est autre, moins terre à terre si l’on veut. L’objectivité des faits n’est pas selon lui une valeur absolue mais relative. Si l’usage a par exemple préférée retenir une version apocryphe de l’origine de l’art martial que pratiquait le jeune suicidé, y faire référence sans en spécifier l’incertaine vérité factuelle ne lui semble pas problématique, au contraire, puisque son travail se veut d’une nature artistique et que ce genre d’imprécision en est la matière. L’effet compte autant ou plus que le fait, selon lui.

Très bien, lui rétorque alors l’autre, un peu remonté, mais votre texte - truffé qu’il est d’approximations géographiques, de raccourcis sujets à cautions et autres rapprochements douteux - c’est quoi dans ce cas ? De la fiction qui s’amuse à travestir le réel sur le dos des protagonistes ? Non, maintient derechef D’Agata, c’est d’un essai qu’il s’agit, un travail qui consiste à rendre compte via les outils du littéraire de l’essence d’un moment, d’un lieu, d’une série d’évènements. Ce n’est pas parce que l’on modifie ou simplifie légèrement tel ou tel détail dans le but de renforcer l’image que l’on souhaite faire ressentir au lecteur que l’on ne respecte pas la mémoire d’un mort.

Dans ce combat entre deux visions du rapport au réel, l’un factuel (Fingal), l’autre délibérément artistique (D’Agata), la mise en page joue un grand rôle. Le texte de l’essai original occupe le centre de la page, tandis que les observations du fact-checker assorties des réparties de l’auteur lui sert de cadre, jusqu’à parfois le grignoter complètement. Le texte original ne devient plus qu’un prétexte à cette joute de haute volée.

Naturellement, de par la vivacité, la fluidité des réponses au tac-au-tac et même l’humour, le lecteur en vient à se demander si ce dialogue ne serait pas lui-même un peu « arrangé ». Rien n’est dit à ce sujet, mais étant donné la nature du projet, cela semble couler de source. Ce recours à l’artifice dans ce qui constitue l’ossature même du livre serait-il alors une façon de donner la raison à D’Agata dans ce débat ? Pas nécessairement. On trouvera de toute façon dans ces pages plus de questions que de réponses.

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