Philippe Annocque – Mémoires des failles


Mémoires apocryphes

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Philippe Annocque – Mémoires des failles [Editions de l’Attente, 2015]





Article écrit pour Le Matricule des anges

La mémoire, qu’on aimerait voir comme un outil fiable, une grande et belle étagère où aller piocher régulièrement de beaux volumes reliés dans lesquels retrouver, nets ou flous, diverses anecdotes, faits et gestes correspondants à ce que l’on appelle faute de mieux « les étapes de la vie », s’avère trop souvent instable, glissante, propice à l’équivoque. Impossible de s’y fier. La mémoire, pour tout dire, défaille. Et c’est dans ces interstices, qui tendent parfois à la grande brèche, que Philippe Annocque décide de plonger, la tête la première et sans vaciller, disposé à affronter ce qui justement fait faille.

Le titre à double entrée de son livre donne donc le ton : rien, ici, ne sera sûr, le sol de ces Mémoires des failles sera décidément mouvant, et c’est de cette instabilité qu’il fera son beurre, en tirant une juteuse épingle. Mais Annocque, c’est heureux, n’est pas un de ces narcissistes à la petite semaine, capables de chercher dans leur nombril une clé n’intéressant éventuellement qu’eux (et encore). Il préfère pousser le jeu un peu plus loin, et envisager la question des trous dans le gruyère mémoriel non comme la part manquante de ce que nous avons vécu et dont ne gardons plus trace, mais comme le moyen habile de reconstituer tout ce qu’au contraire, nous n’avons pas eu l’heur de vivre. Mémoires des failles serait donc ainsi – quand bien même il se propose de retracer une vie de l’enfance à l’âge adulte – un anti livre de mémoire ; une forme d’autobiographie où tout serait faux, invérifiable, apocryphe. L’auteur, dès lors, comme il est proposé sur la couverture, ne pourra jamais affirmer « j’ai vécu cela ».

En toute logique, puisqu’il s’agit de travailler une matière par nature incomplète, c’est la forme fragmentaire qui est privilégiée ici, de courts paragraphes, ordonnés en grands albums de photos (cinq en tout, comme autant de sections ou de grandes périodes dans la vie du portraituré ; périodes bleues, jaunes ou mauves, c’est ouvert à l’interprétation du lecteur). « Bien sûr, dira-t-on, ce n’est là qu’un mince opuscule, il ne pèse pas lourd entre les mains, en regard de l’abîme qu’il prétend sonder », nous avertit l’auteur en préambule. C’est que le projet, de lui-même, tendrai à l’infini : comment circonscrire en effet ces failles innombrables, l’immensité de ce que l’on a pas vécu ? Le choix des épisodes, dès lors, aura donc quelque chose d’arbitraire ; il tâchera en tout cas d’être représentatif. Qu’il s’agisse d’apprendre à voler dans la cour de l’école communale, de se retrouver les pieds dans l’eau dans quelque paysage étrange, d’habiter un numéro 109 qui, se trouvant toujours un peu plus loin, ne cesse de nous échapper, ou encore de visiter des palais dont on ne sait s’ils se trouvent dans la jungle ou en Chine, tout concourt à la recréation des diverses balises d’un parcourt qui, bien évidemment, n’est pas commun. La vie que nous n’avons pas vécue, après tout, n’a nulle raison de ne pas être exceptionnelle.

Exceptionnelle, vraiment ? Disons en tout cas que chez Annocque le non-vécu a le goût de l’invention, de l’épiphanie mystérieuse, s’armant de la logique, bien souvent, du rêve. D’où ces épisodes où tant les protagonistes que les lieux et les évènements semblent toujours sur le point de muter, disparaître, s’annuler, se contredire ; d’où l’élasticité géographique qui permet de passer sans encombre de la banlieue parisienne à la bouche d’un volcan et de rencontrer des fleuves là où il ne devrait pas y en avoir. Si la mémoire est instable, l’est encore plus son envers, ce négatif constitué de tout ce qui n’a pas été expérimenté mais l’aurait pu. De toute façon, nous dit l’auteur, « dire les choses est vraiment un problème. Et on a cependant pas la naïveté de prétendre dire les choses telles qu’elles sont. Les choses n’ont vraiment rien à voir avec les mots ». Car tout cela, au fond, on s’en doutait, est d’abord affaire de littérature, de sa capacité presque magique d’invention : « sans doute faut-il, pour dire les choses au plus près, dire carrément n’importe quoi d’autre (…) et compter sur la chance pour tomber juste ».

Daniel Guebel ou l'écrivain multiple


Pour un survol rapide de l’œuvre de l'argentin, auteur entre autres livres de La perla del emperador [La bestia Equilatera, 1990], Carrera & Fracassi [Caballo de Troya, 2004], La vida por Peron [Emece, 2004].




Alors que s’annonce enfin la parution prochaine, sous la plume du traducteur Robert Amutio, d’une première publication française de l’un de ses romans (en novembre, selon les milieux autorisés), l’excellent L’homme traqué (El perseguido, 2001, dont nous reparlerons, je l’espère, en temps voulus), aux bons soins des éditions de L’arbre Vengeur, sans doute ne sera-t-il pas inutile de s’attarder un peu sur l’œuvre de l'argentin Daniel Guebel (Buenos Aires, 1956). Un auteur dont, sans que la chair, qui a d’autres chats à fouetter, s’en trouve triste pour autant, j’ai lu tous les livres, ou presque (quelques-uns continuent, butés, d’échapper à mon radar).

Daniel Guebel est un ironiste subtil, l’auteur d’une œuvre aussi conséquente qu’elle est ambitieuse et provocatrice ; œuvre dont les lignes parfois contradictoires qui la parcourent font qu’il serait difficile de la cerner en quelques pauvres mots trop rapidement esquissés et expliquent également au passage qu’elle n’ait guère connue jusqu’ici les joies de la traduction (et pas plus en France qu’ailleurs - seule une traduction italienne de son Carrera & Fracassi précède à ma connaissance celle à paraître d’Amutio). Triste constat qui s’explique sans doute par une certaine tradition du conformisme et du moyen terme à l’heure de l’élection par nombres d’éditeurs (grands ou petits) des auteurs à traduire.

L’œuvre de Guebel est prolixe et ne méconnait pas l’excès ; l'humour, très présent, n’y est pas seulement un procédé d'écriture mais encore un outil de distanciation, voire une conséquence inévitable. « Je suis un écrivain comique par aberration de la forme », confesse ainsi l’auteur au détour d’une page du trompeusement autobiographique Derrumbe (« Effondrement », 2007, que nos poussifs autofictionneurs de service feraient bien de lire histoire d’en prendre de la graine). Le goût pour des trames narratives denses et mobiles où la vraisemblance se voit parfois poussée dans ses ultimes retranchements à coups de mutations radicales du récit est une de ses marques de fabrique (exemplairement réalisée dans L’homme traqué, où les mutations sont aussi celles du personnage), mais ce n’est certainement pas la seule, d’autres aiment au contraire à s’en tenir à un apparent réalisme, bien que quelque chose toujours craque et déraille, embarquant le récit un peu plus loin. Et c’est ce plus loin qui fait le sel de l’art guebelien. Un « plus loin » qui dans ses livres récents (outre le Derrumbe auquel nous faisions allusion plus haut, il conviendrait de citer encore Mis escritores muertos en hommage à ses défunts mentors Hector Libertella et Jorge Di Paola ou le petit dernier, Las mujeres que amé) tend à la fois à l’autobiographique et à l’essai, deux catégories qui chez lui se chargent de ne jamais vraiment correspondre à la pauvre mesure de leurs définitions les plus étroites et les moins productives, jusqu’à se fondre l’une dans l’autre. Car l’écriture selon lui est un jeu de leurres et de faux semblants, un terrain miné.

Longtemps, notre homme s’est rêvé en écrivain multiple, une multitude d’auteurs différents de livres distincts qui n’auraient tous en commun qu’un identique prête-nom, « Daniel Guebel ». Ce songe impossible – car il y a, malgré tout, indubitablement, un style Guebel – ne lui a pas moins permis d’explorer de très diverses facettes narratives. Rien d’étonnant, de ce point de vue, que de constater que la littérature de Guebel s’abreuve à un terreau classique. La déconstruction démonstrative de la langue et autres vieilles lunes d’une avant-garde datée ne l’intéresse pas. Guebel dialogue en premier chef avec deux bornes fondamentales de la littérature : Les milles et une nuits et le Quichotte, auxquels il conviendra d’ajouter une figure centrale qui informe largement son écriture, celle de Borges (et dans une moindre mesure de son comparse Bioy Casares), sans oublier, s’agissant notamment des nouvelles de El ser querido (1992), celle d’Henry James.


Ce sont bien les milles et une nuits que l’on trouvent au cœur du projet de La perla del emperador ("La perle de l'empereur"), son deuxième roman (1990, prix Emece), où dans une prose à l’élégance hypnotique et sensuelle (l’écrivain uruguayen Mario Levrero dans une note d’époque, parle même d’une prose « érotique »), les histoires ne cessent de s’entrelacer, tramant ainsi un récit qui à force de déployer de nouveaux tentacules à partir de son socle d’origine pourrait ne jamais finir, assumant dès lors forcément la possibilité de l’interruption brutale. Tout commence en Malaisie, où une très belle femme blanche surnommée "La perle de Labuan" par les autochtones reçoit la visite d'un mystérieux chinois qui lui propose de mettre la main sur une perle légendaire. À partir de là, le livre déploie un univers de fumeries d'opiums ; de pêcheurs de perles d'huitres géantes ; un voyage en bateau sur la mer de chine où l'on mange de curieux poissons à la table du capitaine et où l’art de la conversation n’est pas un vain mot ; une cité perdue dans le désert et l'amour chimérique de son souverain pour le portrait d'une femme idéale taillé sur un grossier médaillon ; un iceberg géant enfermant une baleine dans une obscure localité du nord ; de questionnements sur la nature divine ou humaine du Sha ; etc. Le merveilleux hérité de Salgari y est revu à l’aune de Raymond Roussel et de Borges encore. Le roman, écrit dans une langue au baroquisme contenu, ne manque pas d'humour. Il y a quelque chose de ludique dans la manière dont l'auteur emporte le lecteur dans ce récit qui mute en permanence, où toutes les pistes ouvertes n’aboutissent pas forcément, à moins qu’elles ne mènent parfois à d’étranges paradoxes ; un univers tour à tour précis et fantasque, provocateur et mystérieux, où le merveilleux, son éclat, assume sa possible artificialité, à moins que l’exotisme de la Malaisie ou d’une incertaine Perse ne se fasse soudain très argentin. Un subtil équilibre de thèmes, de métaphores et de contrastes assure l'ensemble. Le livre, comme nous le suggérions, finit par s’interrompre, car il le faut bien, mais sa secrète cohérence justifie d’une certaine manière qu’il ne soit pas plus long alors même que l’idée d’un livre infini reste patente. Si l’on peut suggérer l’idée d’un infini littéraire en 300 pages, à quoi bon en écrire plus ? Pour virtuose que puisse être son écriture, l’auteur a le bon goût de s’avoir s’arrêter à temps. L’attrait « érotique » d’un texte tient aussi d’un certain talent pour la retenue. Le lecteur complète et fantasme le reste. Voilà qui est peut-être vieux comme le monde, mais n’en reste pas moins ce que l’on appelle l’art de raconter.



Carrera & Fracassi
(2004), quant à lui, nous narre par le menu les mésaventures aussi pathétiques qu’hilarantes de deux loosers pas vraiment magnifique, VRP pour une boite d'électroménager dans l'Argentine en banqueroute de la crise économique de 2001. C'est une fable exacerbée, une grande farce et en même temps un livre profondément mélancolique. Carlos Fracassi la grande gueule, vulgaire, sûr de lui, séducteur de bas étage et vendeur né qui pourrait fourguer un mixeur multifonction à un mort et Julio César Carrera, timide, introverti, vendeur médiocrissime et hypersensible jusqu'à l'idiotie, sont unis par une "amitié" vache, deux Bouvard et Pécuchet, deux Quichotte et Sancho délétères, dont les mésaventures sans fin ont quelque chose d'un vaudeville excessif. Ils s'amourachent de la femme de l'autre, se manipulent, se brouillent et se réconcilient tout au long d'un périple qui ressemble à une lente chute vers le rien alors même qu'ils partent de pas grand chose. Guebel, flirtant en permanence savamment avec la vulgarité sans jamais y tomber, se régale à lancer sous les pieds de ces deux pauvres types les pires bananes, dans une frénésie narrative qui dynamite de l'intérieur cette machinerie bien huilée qu'est le roman. Combinards à la petite semaine, ces deux là sont pour l'auteur deux personnages tellement caricaturaux qu'ils ne peuvent dès lors qu'en suer d'humanité. C'est tout le talent de Guebel : exagérer la farce jusqu'au point de la convertir en quelque chose d'autre, accumuler les péripéties, les blagues foireuses dans un vertige narratif qui ne peut qu'emporter le lecteur au-delà de toute prévisibilité, ce qui pourrait sembler paradoxal s'agissant d'un livre qui dans sa forme comme dans ses moyens tient comme je l'ai dis du vaudeville (un genre qui par essence joue du prévisible). Mais c'est que Guebel, en permanence, fait glisser les codes pour mieux se les réapproprier et les faire méchamment frotter.


Une affirmation que semble confirmer un autre de ses romans, La vida por Perón (La vie pour Perón, 2004 également), où notre auteur s'en prend au péronisme, ce « conte oriental » pour employer ses propres termes (entreprise qu’il poursuivra et d’une certaine façon extrémisera quelques années plus tard dans La carne de Evita). Sous sa plume, le général – qui vit alors, début des années 70, en exil à Madrid - devient un personnage grossier, pusillanime, manipulateur médiocre, idolâtré par les jeunes membres d’une guérilla marxiste qui prétend organiser son retour au pouvoir et dont Guebel moque cruellement l’aveugle organisation militaire et le machisme rampant. Loin d’une idéalisation romantique, l’auteur en évoquant les années de plombs d’une Argentine prise entre deux feux et qui basculera bientôt dans une dictature sanglante renvoie tout le monde à ses pénates dans un nihilisme salvateur.

Ce bref tour d’horizon ne saurait être complet si l’on n’évoquait pas également Nina, où l’auteur approche magistralement les mystères de l’amour et du désir, utilisant au faîte de leur puissance ses meilleures armes pour dépeindre avec une crudité qui pour être exponentielle n’est jamais vulgaire l’ensemble souvent pathétique de stratégies de séduction d’un personnage paranoïaque et fat. Ou encore El caso Voynich ("Le cas Voynich"), sans doute le plus borgésien de ses livres, qui en mélangeant vérité et fiction reconstruit l’histoire fascinante et risible de l’entreprise infinie de déchiffrement du fameux manuscrit. Sans parler du centre caché de son œuvre, l'opus magnus que son auteur se refuse toujours à publier, préférant s'en servir de source où puiser la matière de textes annexes qui sont ceux qu'il a effectivement publié ces dernières années, les 600 pages de El absoluto (L'absolu). Il reste naturellement un certain nombre d'opuscules que nous n'avons ni le temps ni la place d'évoquer et qui sont autant d’incarnations supplémentaire de Guebel l'écrivain à plusieurs têtes capable de s’approprier tous les registres sans jamais perdre l'éclat moqueur d'un regard à l'intelligence aiguë. On se garde ça sous le coude pour une prochaine fois.