Pierre Bergounioux – B-17 G


Pierre Bergounioux – B-17 G [Argol Poche, 2016]






Article écrit pour Le Matricule des anges

« Un B-17 G dans la mire d’un chasseur Focke-Wulf allemand », c’est ainsi que Pierre Michon résume dans sa postface ce bref et dense texte de Pierre Bergounioux réédité quinze ans après sa première publication. Michon ajoute : « Un récit de chasse, donc. » Et c’est bien de ça qu’il s’agit : le gros bombardier américain – son équipage, des jeunes gars du Dakota ; un certain Smith, par exemple, mitrailleur – et le véloce petit avion allemand, piloté par quelqu’un dont nous ne saurons rien. Quelqu’un hors-champ, puisque c’est depuis le cockpit du mitrailleur américain que nous assistons à ce combat entre Moby Dick et Achab. Mais aussi au cœur d’un document filmé, très bref : les secondes qui pour le B-17 précèdent la fin, filmée depuis l’avion allemand, grâce à une petite caméra couplée à la mitrailleuse. Plus qu’un hors-champ, il s’agit donc d’un œil. Dès lors, l’histoire s’écrit dans une sorte de temps « réel », un instant figé sur pellicule et volé, que l’on peut déplier comme un origami. Michon y voit un parallèle avec l’écriture - « sténographie », dit-il - comme si ce bout de réel qui s’enregistre lui-même n’appelait à rien d’autre que le développement ultérieur de ces notes à la volée. Et développer, c’est bien ce que fait Bergounioux. Ce concentré de guerre – la « mère de toutes choses », selon les Anciens, nous rappelle-t-il – est l’opportunité d’évoquer l’accélération féroce de la modernité (et quoi de mieux pour l’illustrer qu’une poignées de secondes qui suffisent à détruire un paquebot volant ?) : « Le trait saillant […] de l’expérience des huit générations qui se sont succédées depuis la fin de l’Ancien Régime, c’est que le monde a changé sous leurs yeux. » Cette « fuite précipitée, fatidique des temps de guerre » est aussi celle du monde. Et celle, d’abord, de ces p’tits gars envoyés au casse pipe, leur camaraderie mais aussi la question morale qui s’invite dans ce conflit, face au mal personnifié, le nazisme. Avec un remarquable et paradoxal sens de la digression concentrée, Bergounioux fait d’une poignée de pages un grand texte sur la guerre.

Péter Hajnóczy – La mort a chevauché hors de Perse


Péter Hajnóczy – La mort a chevauché hors de Perse [Vagabonde - 2016]



Article écrit pour Le Matricule des anges

Un homme, écrivain peut-être, mais surtout alcoolique, face à la « terrible page blanche ». Il doit écrire, le fait ou l’a fait, se raconte. À moins qu’il ne se contente de boire. Ou qu’il ne relise de vieilles pages qu’il s’apprête à jeter. Il mélange son vin à de l’eau gazeuse « aux vertus curatives ». L’homme parle de lui, des visions d’horreurs que lui provoque l’alcool (est-ce vraiment le delirium tremens, se demande-t-il, inquiet, alors que les limites du réel se brouillent). Des visions baroques et sordides, où le surréalisme, le fantasque et l’angoissant butent sur la pornographie ; des visions dans lesquelles il croise des coréens et des noirs chevauchant des motos couvertes d’ampoules en forme de balles, où il visite encore « une ville inconnue habitée autrefois par des Perses. » Mais l’homme, c’est aussi le garçon - lui-même, certainement, en plus jeune - dont l’histoire alterne avec la première. Le garçon, récemment divorcé d’une prostitué, rencontre à la piscine une jeune fille qui lui plait, mais une jeune fille autoritaire, qui ne veut pas qu’il boive ni qu’il fume; ne reste qu’à le faire au bar, en cachette. Puis il y a la tante de la jeune fille et sa mère à l’hôpital, qui le fait mentir au sujet de l’amour filial. Une famille qui semble avoir des idées très claires sur la société, les limites qu’il faut s’imposer et la discipline à suivre. La jeune fille, d’ailleurs, ne se donnera pas à n’importe qui. Ce roman publié en 1979 du hongrois Péter Hajnóczy (1942- 1981) n’est pas qu’une histoire de beuverie. À travers ce personnage double, jeune et vieux, qui le temps d’arriver aux toilettes est capable « d’oublier son nom », qui se demande s’il « ne vaudrait pas mieux se transformer en chausse pied », c’est la description d’une société désincarné, mécanique, sans affects qui semble affleurer. L’apparente impersonnalité de la prose cache une ironie subtile et pince sans rire : « Kiss me ! », lit-on sur l’emballage du papier hygiénique. L’homme de remarquer alors que ce genre d’inscriptions se lisent plutôt « sur les culottes des jeunes filles » dans les magazine de l’Ouest.

Osvaldo Baigorria - Sobre Sánchez

Sur Sobre Sánchez

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Osvaldo Baigorria - Sobre Sánchez [Buenos Aires, Mansalva, 2012]








« Un vagabond qui parle argentin, pratique les exercices ésotériques d’un mystique russe dans les rues d’une ville d’Amérique du nord. Il marche en rythme. Freine avant de traverser, même si la lumière est verte. Il se concentre, murmure quelque chose pour lui-même. Il regarde à droite, descend le bord du trottoir du pied gauche, traverse la rue et monte sur l’autre bord du droit mais, comme s’il regrettait, revient en arrière et monte de nouveau du gauche. Il met les mains dans les poches, les retire. Il respire profondément. Il reprend sa marche.
Parmi les sans abris, le bruit court qu’il s’agit d’un écrivain célèbre. Il y a quelque chose de vrai là dedans. Il a quatre romans publiés, dont deux en Europe, en espagnol et en français. Il a été traducteur et lecteur chez Seix Barral, a reçu les éloges de Severo Sarduy, Hector Bianciotti, Silvia Molloy, Julio Cortázar. Jusqu’à ce qu’un jour, il disparaisse de son lieu de travail, de résidence, pour ses amis. Beaucoup le donnent pour mort. D’autres disent qu’il fait le clochard à Madrid, Amsterdam, Paris, Rome, Milan, Caracas, Lima, Barcelone. Et d’autres qu’il traine perdu dans son propre quartier de Villa Pueyrredón, ou dans ce coin de Villa Urquiza appelé La Sibérie. »


La biographie d’un auteur que nous n'avons qu’à peine lu mérite-t-elle d’être parcourue ? À suivre les pages du remarquable Sobre Sánchez, de l’écrivain, poète et journaliste argentin Osvaldo Baigorria, il semble que oui. Un livre qui se penche sur le destin d’un autre argentin, Nestor Sánchez, auteur aujourd’hui un peu oublié dans nos contrées, mais qui connut pourtant à l’orée des années 70 les honneurs de Gallimard, qui publia deux de ses romans, traduits par Albert Bensoussan, Nous deux et Pitre de la langue.

Sánchez est l'une de ces figures à la fois romantiques et ridicules qui ne peuvent que fasciner – ou si ce n’est fasciner, pour le moins interroger. Comment se peut-il que cet écrivain dont la carrière était plus que sur de bons rails, célébré par un Cortázar au faîte de sa popularité, publié en Barcelone, traduit à Paris, ait décidé de tout plaquer pour se transformer en clochard et errer dix huit ans durant entre New York et Los Angeles, prétendant vivre corps et âme selon les préceptes mystico-sadiques de Gurdjieff ? Il convient de garder en mémoire que c’est d’une époque coïncidant avec l’apogée du fameux « boum » latino-américain dont nous parlons, où des auteurs souvent exigeants connaissaient une diffusion internationale (García Márquez, Fuentes, Vargas Llosa, pour en rester aux noms les plus évidents). Nestor Sánchez, donc, avait beau écrire une œuvre difficile, tenant d’une prose poétique capable de recréer certains rythmes propres au tango et au jazz (souvent free, il avait fréquenté Steve Lacy) dont l’auteur était friand, les conditions d’une reconnaissance d’envergure étaient données. Mais c’était compter sans le mysticisme galopant qui dévorait notre homme, son intransigeance également, sa vaine quête d’absolu (pléonasme ; une quête de ce type qui ne serait pas vaine équivaudrait à se contenter d’un absolu relatif). Les enseignements tirés par les cheveux de Gurdjieff, ce gourou ou charlatan aux incertaines origines arméniennes mort en 1949, qui eut un ascendant remarquable sur un grand nombre d’artistes et d’intellectuels (Pierre Schaeffer, René Daumal, Katherine Mansfield, etc), deviennent pour Sánchez une affaire très sérieuse.

« Les méthodes de Gurdjeff visaient à promouvoir l’auto-observation et ‘le rappel de soi’ afin que ses élèves sortent, selon lui, de leur profond sommeil et deviennent conscients de leur vrai moi. Alors seulement, ils cesseraient d’être des machines humaines. Ce concept de rappel de soi était selon lui la clé d'une vraie vie, d'une conscience réelle du vrai moi. Sans cette capacité de ‘rappel de soi’, de conscience totale et libre, un homme ne serait qu'un ensemble de réactions automatiques programmées par son éducation, ses acquis et son illusion de choix, soit une véritable ‘machine’ quelle que soit son envergure intellectuelle », nous dit Wikipedia. Nestor Sánchez tentera donc de se « rappeler à lui » en dormant sous les ponts dans le froid new yorkais, sans travail et peut-être sans papier, marchant et marchant encore, car Gurdjieff a dit qu’il convenait impérativement de marcher et marcher encore, avec si possible un caillou dans la chaussure, car de l’expérience de la douleur d’abord et du soulagement ensuite (au moment d’enlever le caillou), il y avait de grandes leçons à tirer. Sánchez deviendra peu à peu complètement obsédé par Gurdjieff. Au point que lorsque – après de longues recherches – le fils qu’il avait abandonné sans remords parvient enfin à entrer en contact avec lui, les lettres qu’ils échangent entre une Buenos Aires étouffée par la dictature et le local d’un parking de Los Angeles (ou Sánchez, faut-il croire, « réside ») ne parlent que de ça. Des lettres que le père écrit au fils de la main gauche, autre « exercice » de dépassement de soi ou d’auto-humiliation qu’impose Gurdjieff.

Sobre Sánchez
, la « biographie » d’Osvaldo Baigorria, ne s’intéresse pas tant à l’œuvre, voire à l’écrivain, qu’au personnage, au mythe, à cette impossibilité de comprendre pourquoi celui-ci en est venu à de tels extrêmes. Baigorria, d’ailleurs, admet plus d’une fois au cours du livre que les romans de Sánchez sont un peu durs à avaler. Mais c’est sans doute parce qu’ici la biographie mute pour se faire autre, évitant scrupuleusement de fatiguer les espaces d’un exercice parfois convenu. Elle se dédouble, en réalité, se faisant aussi celle de Baigorria lui-même, et ce à travers un système de notes proliférantes qui, plutôt que de s’ébaudir en bas de pages, préfèrent occuper la deuxième moitié du livre, faisant de celui-ci un artefact qu’il convient de lire avec deux marques pages. Il faut dire que la vie de Baigorria, faite d’errances, d’aventures et de travaux étranges à travers toute l’Amérique, du Sud au Nord, n’a pas grand-chose à envier à celle de Sánchez, quand bien même elle fut menée sous un signe bien différent, quoique lui aussi non exempt d’utopie. Baigorria a su vivre à fond l’expérience beatnik, hippie, communautaire, entre survie, exubérance et harmonie. Une vie périlleuse, par moments absurde, qu’il analyse d’un regard parfois violemment critique, dont il souligne les naïvetés, les culs-de-sac et les apories, mais qui ne répondait pas à l’étrange école rigoriste de la douleur auto-imposée suivie par Sánchez. Le biographe et son sujet d’étude ne sont pas les mêmes, malgré les apparents points commun de deux vies « hors normes ».

« L’identification précipitée avec l’auteur de Nous deux partit en fumée à peine me mis-je à lire ses livres. Je le fis à l’envers, du dernier au premier. Expérimentation totale, perte de l’auto-conscience dans la lecture, son de saxophone, mais de quoi parle-t-il, à la fin ? Première impression : La condición efímera semble rendre compte d’un grand irrespect universel comme pouls basique de cette écriture. Une attitude de désaccord, de dispute avec la vie telle qu’elle se présente à l’expérience (ou à l’enfance, dirait Agamben). Le désaccord est si radical qu’on préférerait abandonner la vie plutôt que se conformer. »

Pour Sánchez, comme l’affirme Baigorria, « l’écriture fut une façon d’échapper à la prison du sens ». Il s’agissait de « démanteler le roman, ouvrir les formes jusqu’à ce qu’il n’en reste rien » . Son esthétique s’inscrivait indéniablement dans l’élan moderniste de l’époque, mais d’une manière certainement plus radicale qu’un simple enjeu d’expérimentation formelle. Sánchez était un de ces êtres « entiers », excessifs, capables d’en venir aux poings pour un simple désaccord esthétique. Radical et naïf, à fleur de peau, comme on dit. Chez lui, d’une certaine façon, la vie et l’œuvre étaient amenées à se confondre d’une manière inquiétante. S’il cherchait dans la littérature à sortir de la prison du sens, il était fatal, tant tout chez lui prenait caractère d’absolu, qu’au bout d’un moment la prison ne soit plus seulement le sens mais la vie elle-même, voire – sans mauvais jeu de mots – le sens de la vie. Pour parler avec Gombrowicz – un auteur que Sánchez n’a probablement pas lu et qui ne l’aurait sans doute pas intéressé – il convenait de sortir de la prison de la Forme. Et pour parvenir à cela - l’écriture ne pouvant que finir par se montrer insuffisante -, l’enseignement devait se donner dans la vie elle-même. C’est là qu’intervient la pensée de Gurdjieff, qui lui montrera le chemin. De même que – bien qu’avec des résultats opposés – pour bien des gens de la génération de Baigorria, le chemin, c’était La Route, celle des beats, Kerouac, etc., qui là aussi semblait inciter à une primauté de la vie – de l’expérience - sur l’art. Mais les hippies, les beatniks, ce que l’on veut, étaient guidés par l’idée d’un désir tout puissant, qui devait trouver à s’assouvir sans frein, là où Sánchez – via Gurdjieff - répondait à un besoin de dénuement extrême, de restriction en tout, seul moyen d’atteindre l’éveil. Mais l’idéal de liberté hippie était lui aussi un leurre, comme le confesse Baigorria : « Avant, je pensais que le désir était ma liberté et maintenant il m’apparaît semblable au vent. Un vent qui débarque sans prévenir, qui égare, qui emporte sur des chemins stupéfiants et t'entraîne où bon lui semble. » Le désir peut-être un guide aussi équivoque que la contrainte extrême. Que faire, alors ? Que choisir ? Rien, on ne sait pas. Sobre Sánchez, même s'il fait alterner dans ses pages les éléments et les anecdotes de deux vies en quête d’un impossible dépassement, n’est pas un texte à message ; il n’a d’autre enseignement à apporter qu’une saine perplexité. D’une certaine manière, c’est un livre mélancolique.

Un livre aussi, forcément, sur ce qui reste des utopies et, s’agissant de Baigorria – une thématique qu’il a déjà exploré dans d’autres de ses livres –, sur ce qu’il peut tirer de son propre parcours, ce qu’il reste de sa propre utopie, cette construction hasardeuse, née d’intuitions et d’expériences, née aussi d’un contexte social et politique (l’Argentine étouffante, autoritaire des années 60, que l’on avait certainement envie de fuir quand on était jeune avec les cheveux un peu longs et les idées trop larges). Et il le fait ici de manière littérale, lorsqu’il se met à raconter les conditions mêmes de l’écriture du livre, dans une maison de Tigre, dans les îles du grand delta au nord de Buenos Aires. Cet espace géographique particulier, pas toujours facile à vivre, dont il décrit les vicissitudes, pourrait ainsi se faire la métaphore – très graphique lorsqu’il parle des berges qui s’effritent sous les coups de semonce de l’eau du fleuve – de l’érosion inévitable de tous les rêves de marginalité, de vie différente. Une métaphore aussi de l’impossible idéal d’une vie à l’air libre, qui met face à l’hostilité réelle du monde, là où l’utopie visait justement à se défaire de cette hostilité (une hostilité franche, quand Baigorria nous raconte comment il fut poursuivit par un ours, alors qu’il travaillait au Canada comme bucheron). D’autant que Tigre fut toujours un refuge pour marginaux, « un marécage avale-nomades » . En nous racontant ses déboires quotidiens dans un paysage d’îles soumises aux inclémences d’inondations régulières, Baigorria ramène son écriture vers l’intime, faisant aussi de Sobre Sánchez un livre sur l’impossibilité d’écrire une biographie. Le voici, lui, dans cette maison humide, se demandant pourquoi il a accepté d’écrire sur Sánchez. Car l’expérience, toujours – et d'abord celle si particulière, si radicale d’un Nestor Sánchez – est impossible à raconter. De même que la sienne – celle de l’auteur, Osvaldo Baigorria – ne peut l’être ici que de manière fragmentaire, sous la forme de ces notes qui se glissent en contrebande dans le corpus principal, soulignant ou allant à l’encontre de certains aspects de ses réflexions sur Sánchez et le sens (s’il y en a un) de ses choix de vie ; sens que Baigorria, avec finesse et lucidité, concède ne pouvoir démêler qu’à moitié. « Je rame », cette citation d’Henri Michaux revient souvent dans le livre, un leitmotiv à prendre au pied de la lettre. Ramer pour trouver du sens, ou ramer pour le reconstruire ; ramer en suivant le courant des utopies ou ramer contre celles-ci.