Aimer comme la ville
En revenant à la plus directe des sources du lyrisme, Milène Tournier tente de retrouver la beauté dans la ville.
« Épouser le ‘tout ordinaire’ des lieux des villes », c’est ainsi que Milène Tournier présente cette curieuse entreprise poétique qui vise à redonner un souffle lyrique à nos cités saturées de signes, « inépuisables », pas toujours tendres et parfois même hostiles. Nos cités capitalistes, qui par moments semblent nous refuser toute place émancipatrice, et dans lesquelles il faut malgré tout se mouvoir, vivre, s’emporter, sentir. Pour ce faire, elle choisit une méthode à la simplicité aussi désarmante que singulièrement efficace : regarder la ville contemporaine, ce qui la compose, les lieux – souvent marchands – qui structurent la vie sociale, « avec les yeux de l’amour transi ». D’où le titre de ce recueil exhaustif qui, tel un Perec naïf, épuise le réel ou redore son blason en se laissant déborder par le plus simple, le plus direct et le plus complexe des sentiments : Je t’aime comme.
L’amour, oui, comme un procédé d’écriture qui remonterait à la plus vieille, la plus sincère, la plus ridicule, bref la plus belle des raisons d’écrire : proclamer, haut et fort, à l’être aimé (ici, des lieux, des objets, des machines), ses sentiments. Dire « je t’aime », d’une certaine façon, c’est avoir tout dit, c’est attendre le climax avant même d’avoir commencé. Dès lors, la seule façon de poursuivre, c’est d’en rajouter, avoir recours à la métaphore, qui permettra de compléter le discours, dans un illusoire désir de précision superlative : « je t’aime », oui, mais « comme » quelque chose.
La table des matières du livre, où les poèmes sont ordonnés par ordre alphabétique (l’ouvrage pouvant être lu dans l’ordre que l’on souhaitera), est déjà en soi un poème-liste : « Je t’aime comme… …un abattoir …une agence d’intérim …une agence de transfert d’argent …une agence de voyage …un ascenseur …un atelier de retouches », etc. On l’aura compris, Milène Tournier choisit les sujets de chaque poème dans le large éventail du quotidien le plus morne, mais aussi le plus révélateur des tensions de la grande ville moderne (Paris, en l’occurrence, même si elle n’a pas besoin d’être explicitement nommée). Il y a dans son écriture une capacité à embrasser non seulement le banal, mais aussi la violence sociale, à transmuter notre lot en une aventure de chaque jour. Ce qui ne va pas, bien entendu, sans une certaine mélancolie et une certaine ironie salvatrice. Le plomb du « périph’ », du « skatepark », ou du « hall de banque », devient l’or d’un monde parallèle où nous ne serions pas tous condamnés à l’aliénation. Le projet, néanmoins, n’est pas tant politique que sensible ; plutôt qu’un pamphlet, ce livre est une incitation à mieux voir ce qui nous entoure, le rêve toujours renouvelé d’une perception ascendante du réel, même si ce n’est qu’un vœu pieux. Ainsi, à propos d’un passage piéton : « Je t’aime comme une résolution, qu’une fois de l’autre côté, on sera différent, on sera plus attentif et vivant ».
Alors, aimons, au fast-food, par exemple : « Je t’aime comme on fait la queue pour commander, la queue de retirer, la queue d’avoir une place manger, la queue aux toilettes, la queue chez le médecin du foie et du diabète ». On visitera également un autre temple de la nourriture grasse et bon marché : « Je t’aime mon amour, promets-moi merveilles – et d’aller au kebab ». On fera une pause à la machine à café : « Je t’aime comme bientôt, peut-être, les cafés seront vides, les humains déjeuneront debout devant chacun son Selecta, et, la nuit, dans les bouches de métro désertées, on verra luire encore les Selecta, comme étoile sous terre ».
Derrière l’humour, on devine une certaine qualité prophétique dans cet épuisement exhaustif de l’ici et maintenant : « Je t’aime comme, à la fonte de toutes les banquises et patinoires de la Terre, on verra le grand terrain vague, dessous ».
Milène Tournier – Je t’aime comme [Éditions Lurlure, 192 pages, 21 euros]
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