Diariste insoumis
La traduction française d’une sélection des trois volumes du journal d’Iñaki Uriarte est l’occasion de découvrir une personnalité attachante revendiquant sa liberté comme sa paresse.
« Ni « esprit de sacrifice », ni « soif de dépassement », ni « aspiration à l’excellence ». Ni de respect ou de sympathie quelconque pour ce genre de choses. » Le basque Iñaki Uriarte n’est certainement pas de ces diaristes qui aiment étaler en couches épaisses leur égo sur les longues tartines qu’ils rédigent quotidiennement. Il appartiendrait plutôt, comme le propose avec justesse dans sa préface Frédéric Schiffter, à la catégorie des « stylistes du détachement » et il convient de souligner que le mot « style » s’applique ici davantage à une façon de concevoir la vie plutôt qu’à une façon d’envisager l’écriture. D’autant que notre auteur est parfaitement conscient que la littérature est « un art en déclin », ce qui ne lui semble pas nécessairement dramatique. Comme il prend un malin plaisir à le démontrer au détour de l’une ou l’autre page de ce qu’il nomme ses « notes » (« une sorte de jouet », précise-t-il, « comme ces trains électriques que certains adultes installent dans une pièce qui leur est entièrement dédiée »), la pratique de la lecture n’est certainement pas une garantie d’intelligence ou de dignité. Pour sa part, il est de ceux qui revendiquent une certaine nonchalance dans l’écriture, la fameuse sprezzatura de la renaissance italienne, une forme de naturalité qui, pour ne pas être moins artificielle qu’une autre, touche néanmoins plus juste.
Le journal qu’il aura tenu entre 1999 et 2010 – et qu’il continue peut-être de tenir, mais ne publie plus – est un modèle de concision et ce n’est pas le moindre de ses mérites que d’être écrit dans une prose aussi directe qu’addictive. Ce qui ne l’empêche pas d’être parfaitement conscient des risques de l’exercice : « Le plus souvent, le plaisir que nous procure la lecture d’un auteur au style transparent réside dans le fait que nous y voyons tout, je veux dire tout ce qu’il y a de mauvais. »
Les entrées souvent courtes de ce journal, rédigées par quelqu’un qui « aime le temps lent, pressé par aucune urgence », « presque à la limite de l’ennui », se réduisent parfois à la trompeuse simplicité de l’aphorisme, à l’autoportrait à double tranchant, au portrait vachard d’autrui : « Je suis un mythomane qui aime chercher des noises aux mythes » ; « Alors qu’il est tellement facile de ne pas écrire un mauvais livre » ; « Mystères littéraires. Il tient une chronique dans El Mundo une fois par semaine. Il m’avoue n’acheter El Mundo que ce jour-là pour y lire son texte. » ; « Ils exagèrent leurs peurs afin que leur conscience finisse par tolérer leur racisme. »
Et l’on pourrait continuer longtemps comme ça, tant la prose de ce moraliste subtil semble par moment avoir été conçue pour être citée. Néanmoins, gardons-nous bien de ne pas prendre Iñaki Uriarte pour celui qu’il n’est pas : s’il aime poser sur le monde un regard moral et s’interroger sur l’éthique, c’est loin d’être un donneur de leçons. Entre autres raisons qu’il trouve moins de réponses à ses questions que de contradictions qu’il sait accueillir d’un air réjoui : « Tandis que je noircis ces pages m’apparaissent toujours plus clairement les nombreuses contradictions qu’elles contiennent. Au moins seront-elles utiles pour écarter de manière irréfutable l’idée que nous sommes « tout d’une pièce », « cohérents », jouissant d’une « personnalité propre » et autres stupidités du même acabit. » Car, davantage qu’en moraliste, c’est en ironiste que se voit Uriarte. C’est-à-dire en observateur mélancolique et pince sans rire du monde et de la vie des gens, que ce solitaire contrarié contemple tant à Bilbao, où il vit, que sur la plage de Benidorm, cité balnéaire dont les modestes qualités lui semblent trop souvent sous-estimée ; un observateur toujours prêt à voir dans son propre œil la poutre qu’il n’aura pas manquée de voir dans celui des autres.
Au fond – et ce n’est pas, derechef, la moindre de ses qualités – notre basque, qui se définit comme « un autodidacte paresseux et arbitraire », est un modeste et il préfère citer ses auteurs préférés plutôt que se perdre en pensées mal ébauchées. Ses « maîtres » ont pour nom Montaigne et Borges – il a même donné le nom de l’Argentin à son chat, autre personnage récurrent de ce journal –, régulièrement rejoints sur leur podium par Samuel Johnson, Paul Valery ou Rafael Sánchez Ferlosio, autant de personnalités lucides dont la pensée n’est guère susceptible d’avoir répondu aux sirènes de l’air du temps. Son rapport au savoir est celui d’un picoreur inconstant, toujours frustré de ne pouvoir entrer plus avant dans les arcanes de la connaissance, tout en se demandant si cela est bien nécessaire ; « Bouvard et Pécuchet, c’est moi », conclut-il. S’il lui arrive d’évoquer les personnalités connues qu’il aura pu croiser à l’un ou l’autre moment de sa vie, cela lui fait, dit-il, « l’effet de celui qui prend la pose devant la tour Eiffel et place la photographie dans un album ». Uriarte, au fond, loin de rouler des mécaniques, sait pertinemment que « s’occuper des personnes malades est l’une des rares choses qui donnent du sens à la vie » et que « parfois, un seul malade suffit : vous-même ».
Iñaki Uriarte – Bâiller devant Dieu – Journal 1999-2010 [Traduit de l’espagnol par Carlos Pardo – Séguier 2019, 296 pages, 21 euros]
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