Dans les labyrinthes opiacés
Ce roman de l’argentin César Aira est une nouvelle plongée dans un univers où la littérature est un artifice mouvant, un exercice onirique et théorique aux miroirs déformants.
Si la fantaisie, l’invention frénétique et le caprice semblent servir de colonne vertébrale cubiste aux fictions que produit sans discontinuer César Aira, comme s’il s’agissait de multiplier des poissons dont les couleurs ne cessent de surprendre, son œuvre est aussi une constante réflexion sur l’écriture, ses apories et ses chausse-trappes. La péripétie, un héritage du roman d’aventures que cet admirateur de Stevenson ne saurait renier, ne lui sert pas qu’à concevoir des situations rocambolesques ou absurdes et à tendre des pièges à ses personnages. Elle est aussi, voire surtout, l’opportunité de se prendre avec plaisir les pieds dans un tapis qu’il tisse lui-même patiemment, en assumant de surcroit tous les risques de l’exercice. Il s’agit d’écrire des romans qui s’inventent en temps réel et d’inviter le lecteur à suivre pas à pas (avancées, sur-places et reculs compris) le mécanisme déjanté de cette invention aussi fragile que brillante. Paradoxalement – mais Aira est aussi un admirateur de Chesterton, maître du paradoxe s’il en est – ses livres sont des exercices de virtuosité qui n’ont pas peur d’exploser en plein vol. Ce qui, nouveau paradoxe, est peut-être une des raisons pour lesquelles on ne se lasse pas de le lire : car il ne nous propose pas seulement d’admirer bouche-bée l’étendue de sa pyrotechnie, préférant à l’objet parfait (autrement dit à la simple exploitation comptable de son talent) l’armature branque de textes qui ne cessent de se métamorphoser et de saper leurs propres fondements en de périlleux exercices faits de digressions, de désaxements et « d’inexplicables coïncidences ».
Prins raconte l’histoire d’un écrivain de best-sellers qui, lassé de son succès trop facile et déprimé d’avoir trahi sa vocation sur l’autel du profit et de la facilité, décide un beau jour de cesser d’écrire. Notre auteur – sorte de nouveau Pierre Ménard puisque son œuvre n’est autre qu’une réécriture à l’identique de tous les classiques fondateurs du gothique (Le Château d’Otrante, Le Moine, etc.) – décide de se mettre en quête d’une activité à même d’occuper un temps dont il ne sait désormais plus que faire. Cette activité, ce sera l’opium, ce « lotus de l’oubli », un « véritable Panzer psychique » qu’il se procurera au terme d’un long trajet en bus dans les quartiers populaires de Buenos Aires, où la délinquance est reine.
Les vapeurs opiacées serviront dès lors de guide dans un récit gigogne où le temps et l’espace semblent par moment se confondre, se superposer ou s’annuler et les angles aigus devenir obtus. Un des personnages y est justement l’inventeur du « Transformateur Concave Convexe », tandis que l’endroit dans lequel l’écrivain vient acheter la drogue se nomme « L’Antiquité », un lieu où « les trésors du temps, libérés de la matière », peuvent tenir. Car c’est bien le langage, ce « grand lancer de dé à vingt-six faces » qui conduit ici à « l’effet central de l’opium », un rapprochement halluciné et continuel entre opposés ou, plus exactement, « un dédoublement de la réalité » : « Sur un premier plan, on volait vers les jardins flottants de la divine fantaisie ; sur l’autre régnait le réalisme le plus prosaïque. »
Ainsi, le réalisme, cette « frontière au-delà de laquelle les rêves cessaient de fonctionner » est-il le mur sur lequel l’opium vient buter, une drogue où est en jeu une « contradiction entre le figuratif et l’abstrait », car, à l’instar des romans, il est « remarquablement figuratif dans la mesure où il puise dans le patrimoine imaginaire de l’usager ».
La théorie littéraire et la péripétie, dans Prins, ne cessent donc d’échanger leurs vêtements jusqu’à se confondre. Les épisodes absurdes se succèdent dans un grand puzzle qui est d’abord la carte mentale du protagoniste principal enfermé dans sa maison immense dont le décor imite ceux des romans qu’il a écrit, une atmosphère moyenâgeuse de carton-pâte dans laquelle il évolue, accompagné d’Alicia qui, selon lui, « dans un flou qui n’avait rien à voir avec les clairs-obscurs de Poussin », est « ma maîtresse et ma servante à la fois », et de l’Huissier, son dealer reconverti en personnage fuyant errant d’une pièce à l’autre.
Mais comme « la souplesse que me procurait l’opium me permettait de pratiquer l’univers intérieur aussi bien que l’extérieur », notre héros, depuis sa tour d’ivoire des beaux quartiers, est rattrapé par le monde réel, celui d’une ville immense et violente. Flotte ainsi la menace d’une guerre des gangs et les souvenirs de la jeunesse trouble du protagoniste, dans l’imposant édifice néo-gothique inachevé de la faculté d’ingénierie de Buenos Aires, construite par un certain Arturo Prins. Chez Aira, « la réalité est tridimensionnelle » et l’écriture est l’opportunité toujours renouvelée de « l’utiliser comme un moule pour y couler du neuf ». Le lecteur n’a plus qu’à se laisser porter, le jeu en vaut la chandelle.
César Aira – Prins [traduit de l’espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot – Bourgois, 2019, 172 pages, 15 euros]
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