L'art de raconter
De l’Écosse aux îles Samoa, Robert
Louis Stevenson est de ces écrivains qui auront porté haut et loin les couleurs
de l’aventure. S’il est par antonomase le grand conteur de la littérature
anglophone du XIXème siècle, il ne faudrait pas oublier
la modernité de ses romans, de sa pensée et de son rapport au monde.
Article paru dans Le Matricule des anges en mars 2020, à l'occasion d'un dossier consacré à Stevenson
« Toute lecture digne de ce
nom se doit d’être absorbante et voluptueuse. Nous devons dévorer le livre que
nous lisons, être captivé par lui, arraché à nous-mêmes, et puis sortir de là
l’esprit en feu, incapable de dormir ou de rassembler ses idées, emporté dans
un tourbillon d’images animées, comme brassées dans un kaléidoscope. » Ces propos de Stevenson, qui ouvrent
son essai À bâtons rompus sur le roman – paru en 1882, alors que
s’achevait la publication en feuilleton de L’île au trésor –, tiennent
de la profession de foi. Raconter, pour lui, ce n’est pas seulement emporter son
lecteur dans un flux de péripéties, c’est hypnotiser, ouvrir des abimes et
déchaîner de puissantes images dont l’impact est comparable aux brisants qui
harcèlent l’île écossaise d’Aros et rendent fou l’un des personnages de sa
nouvelle Les gais lurons. Et tout cela dans une langue qui sonne, brute
et sophistiquée, ce que des traductions timorées ou trop vite troussées n’ont
pas toujours bien rendues.
Mort aux îles Samoa,
dans le Pacifique, en 1894 à l’âge de 44 ans, l’écrivain, dont la santé
toujours précaire aura eu une forte incidence sur les errements géographiques, laissera
une œuvre conséquente – romans, nouvelles, essais, poésie, récits de voyage,
pamphlets politiques, sans oublier une très riche correspondance – dont la
qualité constante démontre une force de travail peu commune et une confiance
absolue tant dans son propre talent que dans la force onirique de l’imaginaire.
Un imaginaire qui n’est pas de tout repos : « Je suis né avec le
sentiment d’un je-ne-sais-quoi tapi au cœur des choses, mélange d’horreur et
d’attraction sans limites », affirmera-t-il. Déclaration
programmatique pour un auteur qui explorera l’ambiguïté morale des êtres et leur
pouvoir de séduction, que l’on pense à des personnages comme l’Attwater du Creux
de la vague ou au Maître de Ballantrae du roman éponyme, une créature dans
laquelle il avait mis « tout ce qu’il savait du diable ».
Mais peut-être les
propos cités plus haut contiennent-ils aussi la graine du malentendu – de la
simplification – dont est toujours victime Stevenson, éternel « écrivain
pour enfants ». Après avoir été de son vivant un des auteurs les plus lus au
monde (avec Kipling), il a connu une longue période de purgatoire, se
retrouvant banni des anthologies de littérature anglaise jusqu’à bien avancé le
XXème siècle, alors même que son île,
son trésor, sa tâche noire, son jeune Jim Hawkins et son Long John Silver à la
jambe de bois, outre qu’ils sont les éléments du plus beau des romans
d’aventures (celui qui les contient tous et les dépasse), sont également les
ingrédients d’un manifeste littéraire extrêmement novateur pour son temps et
dont la modernité n’a pas faiblie.
Malgré le prestige de
ses admirateurs inconditionnels, d’Henry James à Jean Echenoz, en passant par Schwob,
Chesterton ou Borges – lequel, dans une phrase régulièrement citée de L’auteur,
intègre la prose de Stevenson à la liste très sélective de ses préférences, au
même titre que le goût du café ou les sabliers –, persiste l’image d’un
écrivain dont le génie n’aurait vraiment pris sa pleine mesure qu’au moment
d’être interrompu par la mort, alors qu’il écrivait un Hermiston, le juge
pendeur prometteur mais inachevé, c’est-à-dire au moment où il se serait
enfin décidé à écrire un roman « pour adulte » qui replaçait dans la
fiction sa douloureuse relation avec son père (un thème qui est d’ailleurs une
constante de son œuvre, puisqu’il est déjà au centre d’une de ses premières
nouvelles, Histoire d’un mensonge).
La faute retombe en
partie sur les propres amis de Stevenson, ceux qui, l’écrivain se trouvant loin
de son Écosse natale, s’occupaient de la publication de ses livres et auront eu
de plus en plus de mal à comprendre l’évolution de son art. Après sa mort, ils
se seront chargés de construire le mythe d’un écrivain fragile et enfantin,
reléguant au second plan la force innovatrice de son œuvre et les pulsions
noires qui la parcourent. Un aspect qui prendra toute son ampleur dans ses
derniers écrits, tels que la longue nouvelle La plage de Falesà, ou dans
certaines de ses curieuses Fables qui, loin de simples récréations, sont
peut-être les textes où sa poétique s’exprime le plus directement. Comme le dit
bien Michel Le Bris – qui a tant fait pour sa reconnaissance en France – les
récits de Stevenson « n’éclairent jamais qu’en diffusant de
l’ombre ». Henry James fut l’un des premiers à craindre que la figure
de l’auteur, bientôt figée dans une caricature, ne fasse du mal à la réception
d’une œuvre qu’il tenait en très haute estime. Une œuvre extrêmement abondante et
multiforme pour une aussi courte existence, mais comme le dit Echenoz, « tout
va très vite dans la vie de cet homme. »
Il
n’est certes pas donné à tout le monde d’écrire des livres devenus des
classiques au point de faire croire qu’il est inutile de les lire. Long John
Silver – qui, selon Conan Doyle, « n’est pas une création de la
fiction, mais une réalité organique et vivante » – incarne aujourd’hui
dans l’imaginaire collectif l’essence même du pirate, au point de reléguer au
placard les véritables boucaniers de l’Histoire générale des plus fameux pirates
attribuée à Daniel Defoe, ouvrage qui fut pourtant une source essentielle
d’inspiration pour Stevenson. De même, le docteur Jekyll et son double
maléfique M. Hyde résument pour nous l’éternel affrontement du bien et du mal,
comme si ce court roman – celui qui rendit, lors de sa publication en 1886, son
auteur riche et célèbre, ce qui lui permettra de s’acheter un bateau et s’en
aller toujours plus loin d’une Écosse à laquelle il reviendra pourtant encore dans
ses récits – n’était que cela, une allégorie, presque une phrase toute faite,
et pas l’œuvre d’un prodigieux styliste n’ayant eu de cesse de penser son art
et d’en explorer les multiples formes. Comme si les pouvoirs de conteur de Robert
Louis, né Robert Lewis Balfour Stevenson à Édimbourg en 1850 dans une famille
aisée, étaient trop puissants pour être honnêtes. J. M. Barrie, l’auteur de
Peter Pan, n’admettait-il pas avoir laissé son feu mourir en plein hiver et ne
pas s’être rendu compte du froid, plongé qu’il était dans Treasure Island ?
Raconter, avec toute la puissance de l’image, de la scène marquante (deux
concepts essentiels pour Stevenson), serait-ce là quelque chose de secondaire,
réservé à l’enfant écervelé, ce que le lecteur adulte, dans une Angleterre
victorienne très sure d’elle-même, ne saurait tolérer ? L’auteur, en tout cas,
pas dupe, ne manquait pas de remarquer dans l’essai cité plus haut : « Les
anglais d’aujourd’hui, je ne sais trop pourquoi, ont tendance à mépriser
l’évènement, et réservent leur admiration pour le tintement des cuillers à thé,
ou les défauts de langage du vicaire. On trouve habile d’écrire un roman sans
histoire du tout, ou du moins la plus ennuyeuse possible. » Lui
préfère, comme il l’affirme dans Les porteurs de lanternes, « la
poésie personnelle, l’atmosphère magique, et cet arc-en-ciel tissé par
l’imagination qui enveloppe ce qui est nu et anoblit ce qui est vil. »
Il faut dire que Stevenson se méfiait de la conception du réalisme qui dominait alors. À l’excès de détails, il opposait les possibilités de synthèse de l’imagination, « le génie du lieu et de l’instant », une façon d’aller à la fois droit au but tout en conservant au maximum le pouvoir de suggestion. Ce que retiendra le lecteur, ce sont une ou deux scènes qui justifient non seulement l’écriture du livre entier, mais y concentrent aussi sa puissance poétique. Ainsi affirmait-il, à propos du romancier : « Ses histoires peuvent être nourries par les réalités de la vie, mais leur véritable but n’en est pas moins de satisfaire le désir ardent, l’attente informulée du lecteur, en obéissant aux lois idéales de la rêverie. » Car il y a indéniablement chez Stevenson la revendication du regard de l’enfant, de sa disponibilité, sa manière bien à lui de s’approprier les lieux du monde comme une mine d’histoires potentielles : « Certains lieux parlent distinctement. Certains jardins humides appellent à grands cris un meurtre ; certaines vieilles maisons demandent à être hantées ; certaines côtes ne se dressent que pour des naufrages. » Les promesses de récits sont partout et, comme il l’affirme dans un autre essai, Une humble remontrance, écrit en réponse à James, qui deviendra par la suite un interlocuteur privilégié, « la seule méthode de l’homme, qu’il pense ou qu’il crée, est de clore à demi les paupières pour se protéger de l’éblouissement et de la confusion de la réalité. »
D’où vient ce talent apparemment
inépuisable pour raconter, que ce soit dans le moyen-âge de La flèche noire
ou dans une ville de Londres convertie en extravagante pâtisserie orientale
dans Les nouvelles mille et une nuits ? Peut-être du fait que, chez
lui, l’aventure, avant d’être un contenu, est d’abord la forme même du récit. Car
il y a partout, toujours, des trésors à chercher et des bateaux sur lesquels
s’embarquer. Que ce soit dans des romans au long court comme Le trafiquant
d’épave (le favori de Borges et le plus ambitieux de tous) qui, dans un
même élan, passe de la peinture des mœurs américaines au roman d’aventures puis
au récit policier (ce que Stevenson appelait « un roman à énigme »)
ou dans des nouvelles parfaites comme La bouteille endiablée, tentative
réussie d’écrire un véritable conte polynésien, ou en compagnie des vampires déliquescents
d’Olalla, réappropriation personnelle du gothique, il est de ces rares
auteurs qui parviennent à redonner à l’adulte la véritable saveur des lectures
de l’enfance, puisque c’est bien à cette période, déjà lointaine, hélas, que la
lecture est une expérience toute puissante. C’est de l’enfance, donc, encore et
toujours, qu’il tire son goût du récit et surtout son art, puisque d’elle il a
su préserver allumée la précieuse lanterne. D’ailleurs, elle n’est en rien
séparée de l’âge adulte car, écrit-il, « les enfants pensent les mêmes
choses, rêvent les mêmes rêves que les hommes barbus et les femmes en âge se
marier ». Les histoires que lui lisait sa nurse ont certainement eu
une influence décisive, que ce soit des romans à deux sous truffés de
péripéties invraisemblables et vite troussées (il écrira d’ailleurs une belle
défense de la littérature populaire) ou les récits des Covenantaires, ces protestants
illuminés du XVIIème siècle. Sans oublier les
puissances parfois maléfiques du rêve, car, comme le rappelle l’un de ses
traducteurs, Patrick Reumaux, « l’enfance de Stevenson est marquée au fer
de la nuit, du vent, du noir, des bourrasques qui terrifient » et « sa
nourrice lui parles des flammes de l’enfer brûlant dans la cheminé » ;
des flammes qui envahissent ses cauchemars. Pour autant, c’est une enfance
heureuse qui ancrera en lui cette conviction que « manquer la joie,
c’est tout manquer ». L’affirmation vitale, chez cet être délicat qui
n’eut jamais la jouissance d’une pleine santé, est constante.
La vie et l’œuvre ne
font qu’un chez Stevenson : influencé par son fantasque cousin Bob, il connaîtra
la vie de bohème en France, y rencontrera sa future femme, y pratiquera l’art
de la conversation (« il n’est pas de plus belle ambition que d’y
exceller », écrira-t-il), achètera une péniche qu’il baptisera les
Onze Milles Vierges de Cologne et qui, faute de pouvoir payer le
charpentier engagé pour la mettre en état, finira par « pourrir dans la
rivière où elle avait été embellie », signera ses premiers récits de
voyages (avec un âne dans les Cévennes, en canoë sur les rivières du nord de la
France), séjournera en Angleterre, en Écosse, en Suisse ou dans la Californie
des chercheurs d’or, selon ce que dictait sa santé ou son goût de l’aventure, perdra
la foi et affrontera le courroux de son père, partira toujours plus au sud en
quête d’un climat plus doux et, une fois dans les îles du Pacifique, ne
reviendra plus.
Chez lui, « l’esprit
de voyage » est une constante. Il s’agit, dit-il, « d’être
comme un chalumeau dont n’importe quel vent peut jouer » et « de
quitter le lit douillet de la civilisation et de sentir sous ses pas le granit
terrestre avec, par endroits, le coupant du silex. » Le voyage lui
permettra de développer ce que Le Bris appelle « une métaphysique de
l’imagination créatrice » et nourrira sa vision des lieux où il emmène
ses personnages (car dans ses romans on voit du pays). Ainsi, la fameuse île du
trésor, dont l’emplacement reste secret, n’en a pas moins une végétation qui
ressemble fort à celle de cette Californie où Stevenson était venu rejoindre Fanny
Osbourne, la femme qu’il épousera finalement après être parvenu de haute lutte à
arracher l’accord de son père. Un séjour qui fera l’objet d’un de ses plus
beaux récits autobiographiques, Les squatteurs de Silverado, où il
décrit avec humour leur quotidien dans une ville fantôme peuplée de serpents à
sonnettes.
On ne discute guère plus aujourd’hui la modernité de Stevenson, on le réédite dans de nouvelles traductions enfin respectueuses de sa verve et on lui consacre colloques et ouvrages spécialisés. Celui que Nabokov considérait comme un des plus grands théoriciens de la littérature reste avant tout un enchanteur ; quelqu’un pour qui raconter est non seulement un don, mais aussi la plus belle des façons d’exercer la générosité.
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