Nativité délirante
Giorgio Manganelli – La crèche
[Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para – Trente-trois morceaux, 2019]
Article écrit pour Le Matricule des anges
« La célébration du début de la
Signification », c’est ainsi que Giorgio Manganelli (1922-1990) définit non sans ironie l’exaspérant
rituel portant le nom de Noël. La crèche, écrit hybride qui tient du
traité délirant ou de la réflexion théologique sortie de ses gonds, s’ouvre sur
une confession de l’auteur qui avoue sa détestation de la période des fêtes :
« une sorte de tristesse inédite accompagnée de nervosité, de langueur
trouble, de spéciosité querelleuse, assez souvent violente, mais surtout
âprement angoissante ». Plus loin, il ajoute : « Le
moment de la fête est le moment suprême du mensonge ; l’horreur est
intolérable. »
De ce substrat
autobiographique, de cette angoisse à l’approche du « tourment »
de « cette mi-août d’hiver », il tire une longue dérive qui,
dans un coq à l’âne aussi capricieux que systématique, se donne pour tâche de
déboulonner la mythologie de la Nativité à travers sa représentation canonique
de la crèche. Car, dit-il, « Noël secrète un spectacle, avec des
personnages, un décor, des éclairages », « c’est un peuple
d’images, de momentanés, dont nous ne savons pas s’ils sont divins ou humains ;
humains, non, vraiment pas, mais peut-être une imitation d’humains ».
Dans une langue
virtuose (magnifiquement traduite par Jean-Baptiste Para), faite de phrases
s’enroulant tel du lierre autour du poteau d’un sens en recomposition
permanente, il mêle docte érudition et élucubrations énoncées sur un ton
mi-sérieux mi-parodique. « Généralement parlant, je tiens la farce pour
une partie non négligeable de la théologie », prévient-il. La crèche,
d’ailleurs, « tout en appartenant à la théologie », appartient
aussi « au théâtre populaire ». Les personnages immobiles qui
jouent cette scénette ne sont pas nommés. Voilà qui serait redondant et permet
d’en explorer les attributs et d’en dévoiler la perversité sous-jacente.
Ainsi, la Mère et sa « charitable
et bénéfique malédiction » : « Noël pérenne, elle est
l’intolérable interdiction de mourir, l’ergoterie qui élude le malheur ».
Mais aussi le Père, « un touriste échoué au cœur d’une
révolution », les anges, « ces êtres vaniteux et inutiles, si
ostensiblement décoratifs », l’âne et le bœuf, les seuls à être « vivants »
sur ce présentoir, « une médiocre scène de carton et de
mousse ». Et puis l’Enfant, bien sûr, le « poupon » à
qui « une histoire est imposée », « les noces, la
conception, la grossesse, la naissance », car « il est le fils
de la Mère », comme une éternelle victime de l’Immaturité
gombrowiczienne. Sans oublier le décor, cette fameuse grotte dont la
nature interroge : s’agit-il d’« un autre trucage », d’un
« effet spécial » ? Peut-être rien qu’un bout de papier
froissé.
Quoiqu’il en soit,
selon Manganelli, tout ce bazar de la Nativité pourrait relever de la création
infernale, c’est-à-dire provenir directement des enfers, comme si la grotte en
était une des bouches se déversant en remugles sur la terre. Derrière,
l’italien décèle la présence d’un « dragon » bien plus ancien,
coriace et furieux, comme un imaginaire païen lui permettant de faire craquer
les coutures de cette crèche figée et de combattre cette représentation, car « une
représentation est très persuasive », hélas. Mais « le rite
s’accomplit », puisque « les spectateurs ont décidé que la
naissance du néo-naissant est advenue ». Ding-dong ! « Une
sphère de bronze tinte et la Naissance naît ! » Nous y voilà
plongés jusqu’au cou.
Bientôt, alors qu’il
est venu s’agenouiller au sein même de la crèche, pour l’observer de plus près
mais aussi pour se réjouir de sa présence blasphématoire en ces lieux amidonnés,
il imagine qu’un rat la traverse. « Un trucage », encore, « un
détraquement des lumières d’ambiance ». À moins que ce ne soit « l’idée
platonicienne du rat » qui court, et davantage que sa nature de rat,
animal déplaisant s’il en est, c’est bien le simple fait de courir qui rend sa
présence « irrecevable au sein de la crèche ». Mais qu’importe,
car le bestiaire ne fait que commencer. Tandis que le décompte des jours
séparant Noël du 1er janvier devient pour l’auteur ce moment où
l’année, « blessée à mort » se meurt – assez piteusement, il
faut le dire, ce qu’il ne se prive pas de nous décrire avec luxe de détails –, voici
que « viennent les cohortes des bêtes », toutes celles qui ne
sont ni l’âne (priapique) ni le bœuf (castré), et n’auront donc jamais accès à
la perfection illusoire de la crèche. Se contenter d’un bal d’éléphants,
girafes et autres autruches serait un peu court : l’auteur ne tarde pas à
en appeler à l’inexistant. Débarquent donc les animaux imaginaires, des
chimères qui n’ont certainement rien à envier à la Mère, au Père, à tout cet
attirail noëlien qui n’est « guère autre chose qu’une inexistence
coagulée ».
Ainsi se poursuit sans
heurts et tout en cahots vivifiants ce texte potentiellement infini que dans sa
postface le traducteur nomme un « cérémonial rhétorique ». Le « délire
sensé » d’un auteur croyant aux vertus oxymoriques du baroque. La
crèche part d’un point si précis qu’il en semble banal et finit par
atterrir en des ailleurs insoupçonnés et mouvants.
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