Drôle d’oiseau
Jean Echenoz – Vie de Gérard Fulmard [Minuit, 2020]
Article écrit pour Le Matricule des anges
« J’en étais là de mes
réflexions quand la catastrophe s’est produite » : ça commence un peu
n’importe où, en plein milieu dirait-on, à mi-chemin du climax et de la
grisaille quotidienne. C’est l’histoire d’un type sans éclat dont le nom rime
– « presque le nom d’un oiseau marin », s’enorgueillit-il
– et dont l’existence rime aussi, avec déboires, avec malentendus, avec
embrouilles. Car c’est bien là ce qui semble animer cette Vie de Gérard
Fulmard le bien nommé, un homme discret dont la « carrière n’a pas
assez retenu l’attention du public » : un certain goût – malgré
lui, peut-être – pour la complication et le chausse-trape. Ce goût, en réalité,
sera celui de l’auteur, un Jean Echenoz en forme olympique sous les faux airs
nonchalants qu’on lui connaît, comme le démontrera ce dix-huitième roman à
l’intrigue aussi élastique que du chewing-gum, toujours prête à s’égarer dans
quelque couloir bouché à la va-vite avant que d’une arrière-cour ne surgisse un
nouveau développement qui remettra l’affaire sur de « bons » rails –
façon de parler.
De quoi
s’agit-il ? D’un chômeur au long cours, « en passe de se
reconvertir », qui commence à trouver le temps long depuis que, pour
une raison obscure – un « incident » à propos duquel la lumière se
gardera bien d’être faite –, il lui a fallu renoncer à son poste de steward. Il
s’improvise détective (sans grand succès) et se retrouve emporté, on y vient,
dans quelques complications pas piquées des hannetons. Le voici, avec sa « surcharge
pondérale » (« s’opposant en toute hypothèse à ce que je
prenne un jour mon vol », admet-il), trimballé ici et là, sans qu’il
n’en saisisse toujours bien les enjeux, par un certain Jean-François Bardot, un
type pas net aux « tenues sur mesure », dont « l’Audi
Q2 est garée devant l’institut », et qui « arrondit ses fins
de matinée » en psychanalysant notre drôle d’oiseau Fulmard.
C’est là, au milieu du
chemin de la vie, que survient la politique, on l’attendait. En l’occurrence,
un parti mineur, le FPI (Fédération populaire indépendante), pour le compte
duquel, sans trop savoir comment, notre oiseau Gérard se retrouve à travailler en
tant qu’homme de main. Il faut dire que la femme du fondateur du parti – un
certain Frank Terrail, dont on se demande ce qui l’aura poussé à le fonder, la
motivation initiale semble avoir fait long feu – a été enlevée, puis assassinée
par ses ravisseurs. Ou pas. La fille de ladite femme, quoi qu’il en soit, vit
dans un de ces quartiers ultra-sécurisés dont le seizième arrondissement a le
secret et, depuis le bord de sa piscine, tandis que ses gardes du corps
asiatiques rejouent les grandes parties de go de l’histoire, ne semble guère
s’en émouvoir.
À la question de savoir
quelle idéologie soutient le parti, si tant est qu’il en ait une, la réponse
est floue. Certains, naturellement, lors d’une assemblée extraordinaire, tentent
d’en dire quelque chose, mais ça patauge en tapotant le micro : « je
tiens à rappeler notre fidélité à ces préceptes essentiels que sont, avant
tout, le sens du travail et le goût des valeurs », à moins qu’il ne
s’agisse « du goût du travail et du sens des valeurs », on ne
sait pas, sans doute n’a-t-on jamais su. Peu importe, ce qui compte ce sont les
luttes internes, les ambitions des bras cassés et autres petits chefs, et puis,
surtout, le destin contrarié de Gérard Fulmard, que l’on ballotte et manipule,
à qui l’ont fait porter des chapeaux, qui en voit des vertes, des pas mûres et
des vraiment tordues. On ne sait pas trop qui tire les fils, les surprises ne
manquent pas, on croise quelques personnages connus, d’autres moins, et le lecteur
se frotte les mains.
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