Monique Rivet – Le cahier d’Alberto

Le lieu du délit

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Monique Rivet – Le cahier d’Alberto [Quidam - 2015]




Article écrit pour Le Matricule des anges

Après avoir publiés trois romans dans les années 50-60 chez Flammarion puis Gallimard, Monique Rivet a disparue de la carte littéraire jusqu’à faire un retour inattendu en 2012, lors de la publication remarquée d’un roman pourtant écrit 50 ans plus tôt, Le glacis. Voici que paraît la suite des aventures littéraire de cette « jeune » écrivaine de plus de 80 ans, et le recourt au terme « jeune » pour la qualifier n’est pas que simple formule. Il y a, en effet, dans ce Cahier d’Alberto une fraicheur, une évidence propre à la meilleure littérature, celle qui depuis une apparente simplicité – une forme d’élégante modestie au service d’une trame parfaitement menée – est capable sans ventriloquisme inutile d’aborder des questions complexes.

Dans un village du sud de la France, non loin de la lagune de Villeneuve-lès-Maguelone et de sa cathédrale romane – dont le fronton est un personnage symbolique de quelque importance dans un livre qui tient d’un jeu où les pistes se falsifient les unes les autres – un jeune couple franco-italien s’installe dans une des vieilles maisons du centre. Abandonnées en faveur des faubourgs résidentiels par les autochtones, elles sont réinvesties par des nouveaux venus qui ne font souvent qu’y passer quelques années avant d’en repartir. Notre couple, lui, reste. Sans doute est-ce parce qu’un de leurs voisins, le père Leleu – un des rares habitants « de souche » n’ayant pas déserté le vieux centre – a su petit à petit créer chez Sandro l’italien un fort et bientôt obsessionnel intérêt pour l’histoire de la maison qu’ils ont achetée, ou plus exactement pour l’histoire d’une certaine famille – elle aussi d’origine transalpine - y aillant vécu pendant et après la guerre.

Monique Rivet donne habillement une allure policière à son récit, distillant goutte par goutte un mystère romanesque qui n’a de cesse que de se densifier autour du mystérieux Alberto et de son cahier – qu’à part le père Leleu, personne n’a lu, à se demander s’il existe vraiment. Un crime incertain y serait confessé, celui d’un jeune pêcheur tué à bout portant sur la plage de Maguelone par un soldat allemand. À moins que ledit Alberto n’ait rien à voir avec ce meurtre, rapporté dans un livre d’histoire que Sandro est occupé à traduire, et que ce soit lui, Sandro, qui se persuade que l’autre n’a pu qu’être le témoin muet de cet acte. Devenu ensuite à son tour un assassin, Alberto sera alors obligé de se cacher des années durant dans la maison.

L’histoire s’invite donc en finesse dans le récit, grande ou petite, intime ou tragique. Elle y creuse un sillon dont l’objectivité est fortement sujette à caution, car passant toujours par le prisme de Sandro, le narrateur, qui lui-même extrapole à partir de ce que veut bien lui transmettre sous ses faux airs bonhommes le père Leleu. La guerre, l’immigration, l’histoire d’un village et aussi – voire surtout – celle du lieu où l’on vit qui tout à coup semble se réincarner en nous. C’est ce qui arrive à Sandro, qui non content de s’en laisser « posséder », choisit de la réinventer, de réécrire – au moins dans sa tête – ce cahier d’Alberto qu’il n’a pas lu (et même pas vu). De la même façon, il croit voir le corps mort de Maria-Pia, la sœur d’Alberto, encombrer les escaliers comme un caillou en travers de son chemin, le forçant à chercher une vérité insaisissable qui ne cesse de se métamorphoser, de réarticuler les pièces de son puzzle.

Dans ce récit stratigraphique, il est difficile de savoir qui la détient cette vérité, et même s’il y en a une. Peut-être sont-elles plusieurs, parfois contradictoires, déteignant les unes sur les autres jusqu’à se faire fictions. Ainsi, le rapport de domination malsain qu’entretenait Alberto avec son frère Fernand, ne trouverait-il pas quelque écho dans la propre histoire familiale de Sandro ? Le texte – version aberrante du livre qu’il a traduit – que celui-ci ne cesse de reprendre et compléter et qu’il nomme à juste titre le Monstre (« étrange monument, sorte de pendant littéraire au palais du facteur cheval ») pourrait bien être cette incarnation d’une vérité polyphonique ou encore – ce qui revient sans doute au même – le renoncement à celle-ci, au profit d’une confession cachée au cœur de sa trame. De toute façon, comme le souligne l’incipit mallarméen, dans cette enquête pleine de chausses trappes où Alberto et le narrateur finissent par se confondre, « rien n’aura eu lieu que le lieu », soit la maison, le village, la garrigue alentour, seules réalités intangibles sans doute, qui renferment et suscitent toutes les autres.

Juan José Saer - Glose

La plus belle rue du monde

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Juan José Saer - Glose [Traduction Laure Bataillon - Le Tripode, 2015]





Article écrit pour Le Matricule des anges

L’heure de la reconnaissance française aurait-elle enfin sonnée pour Juan José Saer ? Ce ne serait que justice s’agissant d’un auteur qui y passa une bonne partie de sa vie et y écrivit la plupart de ses livres. Suite au bel accueil réservé il y a quelques mois à la réédition de L’ancêtre, voici venu le tour de Glose (1986), roman que d’aucuns considèrent comme le chef d’œuvre de son auteur.

Glose, c’est l’histoire de deux jeunes gens qui une heure durant, de dix à onze, « un beau matin » d’octobre 1961, descendent la rue San Martin - droite et ensoleillée - et discutent des tenants et aboutissants d’une fête d’anniversaire à laquelle ni l’un ni l’autre, pourtant, n’a pu assister. L’un d’eux, Leto, obéissant à quelque mystérieuse impulsion, est descendu prématurément d’un bus qui aurait dû le conduire jusqu’à son travail. Il croise bientôt le Mathématicien, de retour d’un voyage de fin d’études en Europe ; celui-ci se met à lui rapporter dans le détail la fête en question, qu’un ami lui a récemment raconté.

L’intrigue de ce roman dense, que son auteur définit comme une comédie, s’avère donc, à première vue, des plus minimes, avec son unité de lieu, de temps et d’action. Mais il ne faudrait pas s’y tromper, Saer étant maitre dans l’art de faire passer la partie pour le tout et convertir ainsi n’importe quel événement à priori banal en une puissante machine narrative. Son roman Les grands paradis, par exemple, ne racontait-il pas par le menu une journée de grillade, la décrivant dans le moindre détail jusqu’à créer une impression d’hyperréalisme presque étouffant, derrière lequel sourdait quelques inconfessables failles ?

On retrouve dans Glose la zone géographique - la ville de Santa Fe et ses alentours – qui est celle de toute l’œuvre de l’auteur (héritier de ce point de vue d’un Faulkner ou d’un Onetti), de même que la galerie de personnages qui de livre en livre la parcoure. Santa Fe, dans ce roman comme dans les autres, n’a jamais droit à un nom, restant ainsi et pour toujours « la ville », un lieu générique, celui d’où l’auteur vient. Ce fait, qui relève du hasard le plus pur (il aurait tout aussi bien pu naître à Vesoul), devient pour lui le signe même de l’arbitraire. Or cet arbitraire, qui semble par moment si bien rendre compte du fonctionnement d’un réel le plus souvent difficile à cerner et encore plus à définir (« la maison de la coïncidence », propose à un moment l’auteur), est la grande obsession autour de laquelle s’articule tout son travail. Sa fiction, dès lors, ne saurait se dérouler ailleurs que dans cette région où le hasard a voulu qu’il soit né. Il en va de même pour cette heure matinale d’octobre 1961, qui en vaut bien une autre. Et puis, pour suivre l'apostrophe de l'auteur, goguenard, dans les premières lignes du texte : « qu’est ce que ça peut faire ? ».

Le récit que le Mathématicien expose à Leto est un récit de seconde main, puisque c’est d’un certain Bouton que le Mathématicien le tient. Or, tout semble indiquer que celui-ci ne soit pas des plus fiables, ce qui pose évidemment problème pour quelqu’un obsédé par la vérité et l’exactitude comme peut l’être le Mathématicien (d’où son surnom). Il va dès lors s’agir de rétablir dans la mesure du possible une certaine forme de vérité impartiale au récit, en se basant sur ce que chacun des deux interlocuteurs sait (ou ne sait pas) des personnes présentes lors de la fête, et ce quand bien même eux (les deux interlocuteurs) brillaient par leur absence.

Une couche supplémentaire ajoute de l’incertitude au récit, celle du narrateur (de l’auteur ?) qui, plus d’une fois, au détour d’une de ces longues phrases virtuoses, jamais avares de virgules, qui font le sel du style saérien, rappelle au lecteur sa présence. L’affaire se compliquera encore lorsque nos deux compères croiseront leur ami commun Tomatis, présent à la soirée d’anniversaire, qui leur proposera à son tour sa version des faits, fortement sujette à caution, la mauvaise foi s’y disputant à la médisance la plus éhontée.

Saer propose donc un impossible : reconstituer « objectivement » des faits passés, quand bien même ceux qui prétendent à l’exercice ne sauraient aucunement se défaire de leur propre subjectivité (et que ses subjectivités s’accumulent en de belles couches). Le roman, bien évidemment, en fait son beurre, à tous les niveaux d’un récit complexe qui s’attarde autant sur la fête que sur ceux qui prétendent la reconstituer.

Ainsi, les personnages, malgré qu’ils semblent arborer un profil très défini, presque caricatural, de fable, ne s’en révèlent pas moins beaucoup plus complexes. D’importants fragments de leur histoire personnelle nous sont livrés au fil des digressions (car Glose est un texte fondamentalement digressif), allant parfois jusqu’à la faire résonner avec celle de l’Argentine, notamment lorsqu’il est question des années de dictatures et de lutte armée marxiste. Ce petit bout de monde choisi comme cadre pour le roman s’avère donc un pivot autour duquel tournent beaucoup d’autres ; à venir quand il s’agit de la dictature et de la guérilla ; passés quand il s’agit du suicide du père de Leto ou d’un moment d’humiliation intense qui a marqué le Mathématicien au fer rouge et que celui-ci nomme « L’Épisode » (« Si le temps était comme cette rue, il serait facile de revenir en arrière ou de le parcourir en tous sens », pense l’un des personnages).

Une comédie, disions-nous, où il sera question de moustiques et de chevaux qui trébuchent ou ne trébuchent pas selon les point de vues lors d’une joute philosophique qui finie par se mordre elle-même ; de peinture en dripping ; d’un pantalon blanc qu’il ne faudrait surtout pas tâcher ; de tripotages dans les fourrés ; d’alcool ; de poésie ; d’amitié, etc. Une comédie dans son apparence extérieure, une heure de marche racontée en temps réel et en distance réelle (trois parties, trois fois sept cent mètres) et dont l’auteur, par ses interventions ironiques, contribue à accentuer la légèreté. Il y a de ce point de vue de magnifiques moments, tel celui où les deux personnages se mettent à marcher à l’envers. Pourtant, derrière ce rideau, celui d’une matinée ensoleillée a priori sans conséquence, guette cachée une réalité plus trouble, une lutte qui s’opère au sein même des personnages et où la clarté du jour contraste violement avec l’opacité d’un magma incertain, une fange où l’être n’arrive qu’à grand peine à faire face à lui-même. Saer, à sa façon, est un écrivain existentialiste, qui n’a d’ailleurs pas peur de faire remonter l’inquiétude métaphysique jusqu’à l’incertain limon originel. Une certaine brutalité « ancestrale » est toujours rampante chez Saer, et l’homme selon lui, pour civilisé, élégant qu’il soit, ne saurait s’en défaire complètement (c’est d’ailleurs précisément le sujet de L’ancêtre, où à travers le portrait d’indiens cannibales en proie à une nature qui les dépasse, c’est un véritable mythe fondateur pour son œuvre entière que l’auteur propose).

Saer nous dit qu’il n’y a pas d’unité, que le monde est trop contradictoire pour se laisser organiser en discours cohérents ou fiables (d’où l’impossibilité de reconstituer une fête qui à chaque nouvelle description se fait de plus en plus confuse), ou en beaux damiers (l’auteur se moque à plaisir des prétentions rationnelles des villes du continent américain), et que même le moi est une affaire trop complexe et fragmentée pour ne pas générer de l’inquiétude (ainsi du rêve du mathématicien, plongé dans la frénétique contemplation de multiples représentations de lui-même jusqu’à disparaitre).

Glose est un grand texte réaliste sur l'impossibilité de tout réalisme, où l'absurde s'ouvre en grand, un trou noir prêt à tout emporter, êtres et matières, discours, théories, sens et non-sens. L'humour, sarcastique, parfois grinçant, à d'autres moments plus badin, fera avaler plus facilement à certains la pilule d'un style au phrasé ultra-virtuose. Moins sec que La majeur, moins sombre que Cicatrices ou Le tour complet, tout en restant un de ses romans les plus ambitieux (à part égale avec le posthume et inachevé Grande fugue), il constitue à n’en pas douter une porte d’entrée idéale dans le corpus saérien, une des œuvres les plus remarquable des lettres latino-américaine du XXème siècle.

Jean Echenoz - Cherokee


Le labyrinthe aux sentiers alambiqués

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Jean Echenoz - Cherokee [Minuit, 1983]





On conviendra aisément qu’il n’est jamais désagréable de découvrir enthousiaste un nouvel auteur. D’autant mieux si celui-ci s’avère en vérité très connu et que pour une série de raisons qui le plus souvent n’en sont pas on était complètement passé à côté (idées reçues ; inconséquence ; manque de méthode dans ses lectures ; paresse ou simple oubli). On a alors comme l’impression d’avoir inventé la poudre (étant entendu que découvrir un auteur peu ou pas connu n’a rien en soi d’un mérite, puisque étant inconnu, on ne pouvait que le découvrir ; alors que s’agissant d’un écrivain ayant pignon sur rue, en bon snobs que nous sommes, on avait toutes les chances de passer sans le voir).

C’est là ce qui vient de m’arriver avec la découverte aussi tardive que déraisonnable de l’œuvre d’un de nos auteurs vivants les plus célébrés - dans et hors de nos frontières - et les plus lus (je parle de bons écrivains, s’entend), à savoir Jean Echenoz. Comment – permettez que je répète ce mot : comment – ai-je pu ne pas m’y plonger plus tôt ? J’en suis encore tout ému. Serait-ce à cause des couvertures tristounettes des éditions de Minuit ? Ou parce qu’il a reçu le Goncourt il y a une quinzaine d’années, ce qui à bien des égards semble rédhibitoire (alors même que la loi de probabilité la plus élémentaire voudrait que de temps à autre ce prix se voit remis à un bon écrivain). Cela tient certainement du mystère ; à moins que l’on soit de ceux qui croient comme cela m’arrive parfois que certains livres, certains films, certaines musiques n’existent que pour attendre leur heure, tapis dans l’ombre.

Echenoz, donc. De son prénom Jean. Un type qui porte le patronyme d’un personnage du Locus Solus de Raymond Roussel, ce qui en soit est déjà plutôt classieux (inutile de choisir un pseudonyme, le réel et la littérature s’en sont déjà chargés). Roussel qui, justement, ça tombe bien, est une des influences revendiquées par notre auteur, ce qui n’est pas pour me déplaire (au passage : lisez, lisez donc, si ce n’est pas déjà fait, l’œuvre prodigieuse de l’écrivain le plus excentrique des lettres françaises, maître de procédés aussi délirants que rigoureux).

Il y a dans la trilogie inaugurale du corpus echenozien – Le méridien de Greenwich ; Cherokee ; L’équipée malaise – une récupération en forme de retour joyeux du roman d’aventure et de ses cousins plus ou moins honnêtes. Bourré à craquer de péripéties qui s’empilent pour mieux s’emmêler, un groupe de personnages semble y avoir été lâché afin d’y errer, de s’y croiser, de s’y perdre, de s’y activer qui nonchalamment, qui besogneusement, courant des buts aussi divers qu’abscons, le plus souvent inutiles, se dégonflant à peine gonflés en ravissantes baudruches.

Dans Cherokee par exemple – cette espèce de copie baveuse et drolatique d’un polar flou – il y a des détectives ; des policiers ; une secte d’adorateurs du rayon ; divers malfrats plus musclés que vraiment méchants ; une femme mystérieuse après laquelle courir ; du chloroforme ; des passages secrets en veux-tu en voilà… Et surtout, il y a Georges Chave, qui se demande quand même un peu ce qu’il fait là, le pauvre, mais qui pourtant y est bien, là. La preuve : tous le monde lui court après, sans que ni lui, ni le lecteur (ni peut-être même l’auteur) ne sachent très bien pourquoi. Ce n’est de toute façon guère important, seul compte le léger vertige d’une intrigue concentrique qui s’est déjà délitée avant même d’avoir commencée (qu’importe : le gonfleur ne cesse de s’activer et la baudruche repart comme en quarante). Pourtant, comme le fait pertinemment remarquer un Jean-Patrick Manchette admiratif dans une fameuse lettre adressée à l’auteur, « ça tient ». Et pas qu’un peu. Les personnages entrent et sortent comme au théâtre ou dans un boulevard, soulevant le rideau, ouvrant dans un fracas relatif la porte du placard (relatif, car tout ici reste ouaté, doux, légèrement mélancolique) au fur et à mesure que l’auteur les tire quand ça lui chante d’un chapeau ma foi plutôt bien rempli, s’amusant (maitre mot ici) à les configurer selon divers patrons littéraires qui tiennent le plus souvent de la gare, du comics mal imprimé, de la tribulation technicolor.

Cela a été dit milles fois, mais on le redira pour la mille et unième : ce qui fait que « ça tient », c’est le prodigieux talent de l’auteur – son élégance archi vantée, indéniable - pour créer des images ; une qualité visuelle très forte illuminant chacune de ses phrases. Ainsi, telle avenue parisienne bondée ; tel jardinet défraichi d’un pavillon perdu entre deux barres grisâtres à Ivry ou ailleurs ; telle vielle Opel prête à rendre l’âme, prennent sous sa plume aussi gracile qu’habile (virtuose à sa façon, jamais démonstrative, toujours sur ses gardes – pas une seule phrase banale de tout le livre) une présence, une identité subtile. On y est, pour tout dire ; c’est comme du Modiano, en nettement moins ennuyeux (affirme à l’emporte pièce celui qui n’en a jamais lu une ligne). Cette qualité première de son écriture – où l’ambiance importe plus que la péripétie, ô combien prolixe pourtant – tient peut-être à un recours particulier, le plus souvent pince sans rire, de la métaphore. Il la prend, la malaxe un peu puis s’en sert enfin, la déposant un peu en biais dans sa phrase, qui s’en trouve dès lors d’autant plus dynamisée. Il s’agit bien sûr d’un effet de distanciation, une forme d’ironie productive, qui ne vise pas la moquerie mais la possibilité de l’écriture, réussir un retour à la narration « décomplexée » (le moins que l’on puisse dire, constatant les intrigues alambiqués des premiers livres d’Echenoz, c’est que le mot fait sens) en passant le col de l’avant garde pour y piocher les mains pleines. Raymond Roussel après tout, « le plus grand magnétiseur des temps modernes » (Breton dixit) n’était-il pas le premier fan (presque dévot) de Jules verne, ne jurant que par lui (et se trouvant ma foi fort décontenancé de ne pas connaître le même succès de librairie) ?

C’est un peu ce qui se joue dans Cherokee (dans les autres aussi), sorte de machine fictionnelle où la trame – délirante, incessante – est l’arbre qui plutôt que la cacher, contient la forêt de la langue, lui permettant de s’ébattre à plaisir, faisant d’Echenoz un autre magnétiseur, plus tranquille, presque timide dans sa nonchalance virtuose (car, oui, la nonchalance peut être virtuose). L’aventure, l’intrigue n’est que ramification, labyrinthe aux chemins qui bifurquent et bifurquent encore, retombant pourtant, aussi incroyable que cela paraisse, dans le même fleuve (ou qui semble être le même). La dernière page refermée, on a l’impression que tous les fils sont bien là, fermement tenus par notre main heureuse du parcours, tout en se demandant quand même par quel tortueux trajet on est passé. Et tout ça dans une légèreté mousseuse, fraiche ; le frisson joyeux du plaisir interdit soudainement autorisé par cette langue prodigieuse qui a l’évidence de sa perfection ludique.


G. Mar – Nocturama


G. Mar – Nocturama [Le grand os 2014]

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Article écrit pour Le Matricule des anges

« Je m’enfonce dans la tourbe jusqu’aux chevilles le crâne de mes quinze ans déniché dans une fosse commune entre les mains ». On ne rigole pas à toutes les pages en lisant les « textes-rêves » parfois cauchemardesques qui tissent la curieuse mosaïque du premier livre du mystérieux G. Mar (« né dans les Ardennes au milieu des années 70 »). Faisant suite au remarquable Quoi Faire de Pablo Katchadjian, il s’agit du deuxième opuscule de l’intrigante collection « Poc ! » du Grand Os.

Une logique onirique rythme donc cette écriture du fragment et de l’inversion ; du souvenir réel soudainement devenu apocryphe ; de la narration entrecoupée d’autres narrations ; de paradoxes (« Notre crime est là devant nous alors que nous ne l’avons pas encore commis ») ; de réminiscences cinématographiques (Hiroshima mon Amour ; Orange Mécanique…) ; d’associations d’idées ou d’images inquiétantes (« des sympathisants du général Pinochet déversent depuis les fenêtres des sacs de cocaïne ») ; etc.

Le narrateur (le rêveur, l’auteur) passe insensiblement de Rouen à Chicago et croise des jeunes filles « moulées à l’ombre des boutiques », dont les « yeux disparaissent sous leurs soutiens gorges », se trouve (avec qui ?) à un moment donné dans « une ville du Sud de la France (à moins que ce ne soit la Crimée) », a de « larges flopées d’air [qui] sortent de [s]a bouche pour faire éclater la surface redevenue plane de [s]es couvertures » tandis que « par la fenêtre le ciel immense se couche par nappes de lumière » et qu’il aperçoit « un grand navire au loin sur la Meuse chargé de tous nos morts ».

Angoissée, parfois ironique, lyrique mais exempte de toute emphase, l’écriture de G. Mar est forte d’une belle capacité à créer des images puissantes et à suivre une intuition généreuse. Les scènes se mêlent, se croisent et se confondent en une singulière cosmogonie.

Marcel Pla - Brandsen

Brandsen o la imagen como falso ready-made

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Marcel Pla - Brandsen [Blatt&Rios, 2013]





Article écrit pour Espacio Murena

Brandsen es una novela que se aproxima a la idea de libertad narrativa desde un ángulo sorprendente, para no decir antagónico: el de la reminiscencia cinematográfica, cuando no a veces el del cliché –algo que, después de todo, está íntimamente ligado a toda memorabilia cinematográfica–. Pero no se trata de un ejercicio de malabarismo más o menos virtuoso en el que el autor pretende administrar una colección de citas y otras alusiones destinadas a caber todas –pase lo que pase– dentro de los anaqueles del texto. Si es cierto que en cada una de sus páginas tenemos la impresión de pisar un terreno que podríamos conocer (acaso por haberlo visto desplegarse en una pantalla), no lo es menos el hecho de que esta sensación, lejos de cerrar el sentido y clausurar el imaginario del lector, invita a abrirlo cada vez más. Brandsen, en otros términos, es una novela embebida por un clima cinematográfico sin resultar en ningún momento una novela “sobre” cine, puesto que, a fin de cuentas no habla de otra cosa que de literatura.

El poder de atracción de la novela de Marcel Pla nace de su capacidad para armar imágenes que ilusoriamente parecen remitir a otras (que no están hechas de palabras), otorgándoles así más potencia de seducción. El cine como arte de la ilusión, a medio camino entre una sospechosa suspension of disbelief y el acartonamiento, se ve allí puesto en escena tanto como artificio necesario del relato sin el cual nada sería posible –pero bien expuesto a la vista– que como un “deber ser” de los personajes. Brandsen, el asesino a sueldo; Mica, la mujer que lo ama y que se pasa la vida esperándolo; Iván el gaucho misterioso y huérfano… Todos parecen obedecer a una especie de patrón inverificable, a veces escurridizo, pero cuyo fantasma no deja nunca de merodear por los vericuetos del relato. Incluso Ignacio, este joven vagamente ingenuo que parece vagar por la historia porque no tiene nada mejor que hacer. Lo mismo se podría decir de los escenarios. Brandsen es, entonces, una especie de paseo pausado por una serie infinita de moldes que, como cajas chinas, parecen siempre dispuestos a contener más (y a veces lo contrario) de lo que uno en un primer momento creía que eran capaces de contener.

La novela tiene lugar en una provincia confusa hundida en un clima de catástrofe permanente, casi como si estuviera enterrada bajo una densa capa de cenizas volcánicas. Todo ahí se parece a un páramo, pero un páramo escalofriante en el que, pese a todo, se vive. Puesto a hablar de cine, podríamos imaginar una especie de argentina rural y crepuscular filmada por los hermanos Coen (que rodaron películas como Fargo). Aunque en el mundo que despliega Brandsen encontramos menos crueldad, menos idiotez y más fantasía y ternura; lo lúgubre en sus páginas nunca se cierra completamente sobre sí, sino que, precisamente en tanto lúgubre, parece dispuesto a estallar y volverse otra cosa, otro disfraz hasta prorrumpir en aparentes desvaríos. Esta novela se vive como un paseo siempre renovado, que muchas veces toma el golpe de efecto no como herramienta narrativa sino como mero abalorio inevitable, algo que ocurre tanto como el resto y que no tiene por qué destacarse. Verosímil e inverosímil se cruzan, mezclan y anulan porque de lo que se habla ahí es de otra cosa. Del amor, por ejemplo; del color y la densidad del cielo; de armar metáforas justas y extrañas; del arte de la frase como arte de la novela.

El pueblo principal, perdido en el medio de esta pampa-catástrofe derruida y corroída por la ceniza, se llama Mansilla. Esta excursión tiene algo que ver con aquella a los indios ranqueles, aunque las criaturas con las que nos cruzamos a veces no poseen su contundencia histórica. El malón, ahí, es una vieja tradición que permanece en el ambiente, un molde más, y los toldos tienden a perderse de vista bajo la ceniza. Brandsen nos presenta una especie de lejano oeste argentino con olor a azufre, donde todo parece obedecer a leyes distintas, un mundo algo bruto y salvaje, donde la violencia puede estallar en cualquier momento. No solamente la de las armas de fuego, esa de los viejos westerns, sino también una violencia más moderna, más horrífica si se quiere, la de las mutaciones genéticas, la de las experimentaciones ilegales sobre humanos. Algunos seres curiosos reptan por estas páginas; extrañamente sexuados, se los apoda “huelepedos” y no carecen de parentesco con esos bichitos por excelencia lamborghinianos llamados tadeys.

No obstante, cuando la violencia estalla finalmente, es como si no estallara del todo. Es que aquí, en el modo de narrar y de encarar la necesidad novelesca del acontecimiento, reina cierta forma de languidez, un dejarse estar, una manera de perder el tiempo, de dejarlo fluir. Por más que no rehúye del absurdo o a veces del disparate, esta novela no se construye sobre el patrón de un ir hacia adelante. Su densidad narrativa y lo que hemos llamado su clima de catástrofe permanente se ve contrariado por cierto dandismo escriturario. Algunos de los momentos de acción más densa se ven resumidos en algunas pocas palabras, como si el autor ahí se aburriera o no quisiera incurrir en lo demasiado obvio. Brandsen es, así, una novela de acción que busca eludirla, puesto que lo único que le interesa son las imágenes y su poder de insinuación. Con ella Marcel Pla ha inventado, acaso, un nuevo género posible: la novela-paseo, la novela-muestra donde el festival ininterrumpido de imágenes, como ready-mades tramposos (vistos de cerca no son tan “ready”, ni tan “made”, sino más bien todo lo contrario), apunta hacia lo único que importa después de todo: la experiencia poética.

Jaime de Angulo – Indiens en bleu de travail

Des indiens sans folklore

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Jaime de Angulo – Indiens en bleu de travail
[Traduit de l’anglais par Martin Richet – Héros-Limite, 2014]




Article écrit pour Le Matricule des Anges

Né en 1887 à Paris de parents espagnols, Jaime de Angulo partira pour l’Amérique en 1904 où il se fera cow-boy, s’occupera d’un ranch, s’intéressera à Jung, fréquentera entres autres le compositeur Harry Partch ou l’écrivain Henry Miller, sera qualifié « d’Ovide américain » par Ezra Pound et célébré par William Carlos William, connaitra quelques moments de folie, et se convertira surtout en un anthropologue excentrique autant qu’éminent - jamais « comme il faut » - grand connaisseur s’il en est des langues indiennes de la Californie et du Mexique.

Indiens en bleu de travail, publié en 1950 quatre mois avant la mort de l’auteur, est son texte le plus connu et le premier à être traduit en français (au vu de sa qualité, inutile d’ajouter qu’on a d’ores et déjà envie de lire le reste). 80 pages lui suffisent plus qu’amplement à dresser un portrait subtil et souvent touchant des indiens Achumawi, dit « Pit Rivers », « l’une des tribus les plus primitives, culturellement au niveau de l’Age de Pierre », et de leur vie difficile dans une partie de la Californie qui n’est certainement pas la plus ensoleillée. Des indiens « en bleu de travail » donc, soit des indiens qui « n’avaient rien de pittoresque, pas de coiffes de plumes ou de mocassins ornés, rien pour ravir les touristes ». Les clichés, c’est entendu, resteront au vestiaire.

Loin, très loin, à des années lumières de tout pathétisme ou paternalisme, l’auteur préfère dans ces pages et de son propre aveux se « rouler dans les fossés avec les shamans ». C’est là ce qui fait la force première de ce texte : l’auteur n’est pas un vulgaire infiltré qui depuis les hauteurs de sa chaire et de son savoir daignerait pencher sa loupe sur quelques primitifs pour mieux en disséquer la rusticité des mœurs ; il s’agit au contraire de quelqu’un qui ressent une profonde empathie pour eux, dont le plaisir d’apprendre est palpable. Le « quel homme blanc ! » que ne cesse de lui lancer une indienne rigolarde est la meilleure preuve de ce qu’il n’a d’autre envie que de se fondre dans leur mode de vie et leurs habitudes et qu’il y parvient sans peine, car il sait se faire aimer.

Le prétexte qui sert de point de départ à de Angulo - que les indiens surnomment « Buckaroo Doc » et qui débarque un jour dans « une petite ville du haut-plateau désertique du nord-est de la Californie » - c’est d’apprendre la langue des Pit Rivers. Une langue à tons dont les complexités le laisse pensif, étant donné le pauvre degré de développement technologique de ces indiens : « Pourrait-il n’y avoir aucun rapport entre langage et culture? ». La tâche, en tout cas, semble ardue (« Y a pas un seul homme blanc dans ce pays qui parle le Pit River » le prévient un ami indien), ce qui n’effraie visiblement pas notre anthropologue tout terrain.

Il se balade donc à cheval au milieu des armoises ; campe ici ou là avec les indiens ; se fait l’ami de shamans et participe à leurs chants de guérisons ; s’enquière de ce qu’ils appellent leurs damaagomes ou « poisons », sortes d’animaux totems – corbeaux, lézards voire poux ou morpions - qui n’en font parfois qu’à leur tête ; découvre leurs étranges jeux d’argents et leur mythes fondateurs (où il est question d’un Coyote et d’un Renard Argenté) ; se force à manger leurs patates étuvées à la graisse ; etc…

Le style faussement simple a le ton amène d’une conversation, recréant ainsi avec chaleur et une belle aisance le rapport de confiance et d’amitié que l’auteur lui-même entretien avec ses hôtes. Tout semble facile et évident à lire ces pages ; rien, jamais, n’y est forcé, et c’est sans doute là une des sources de l’enchantement durable que produit ce texte chez le lecteur.

Sa quête de « peuples vraiment primitifs, pas les Indiens déjà cultivés du sud-ouest et leur culte du soleil, leurs sociétés secrètes, leurs cérémonie ésotériques » est une démarche d’une honnêteté à toute épreuve et qui nait d’une curiosité jamais malsaine, celle de comprendre des gens tels que son ami l’indien Jack Folsom, « petit garçon quand les premiers hommes blancs sont arrivés », qui « de son vivant » est passé « de la hache de pierre à la télégraphie sans fil ».
Dépassant pourtant le simple témoignage, Jaime de Angulo cherche à offrir ce que, citant Lao Tsé, il appelle « le lien entre l’esprit et la matière », un autre rapport au monde qui ne cesse de le fasciner.


Kiko Herrero - ¡Sauve qui peut Madrid!


Kiko Herrero - ¡Sauve qui peut Madrid! [POL, 2014]





Article écrit pour Le Matricule des anges

Avec ce premier roman en forme d’exercice autobiographique, l’espagnol Kiko Herrero, qui vit en France depuis de longues années et a écrit son livre dans cette langue, opte pour une forme fragmentaire dans laquelle chacun des courts chapitres, comme autant de vignettes drôles, acides, mélancoliques ou inquiétantes, permettent de tisser petit à petit l’histoire d’un exil volontaire. C’est en ce sens d’ailleurs qu’il convient de lire le titre : ¡Sauve qui peut Madrid!, ou les épisodes précédant une inévitable fuite avant de se laisser aspirer.
De son enfance dans l’Espagne bigote et murée du franquisme finissant aux folles nuits de la movida, de la drogue et de l’homosexualité assumée, on pourrait croire le chemin un peu trop balisé. Ce n’est pourtant, et fort heureusement, pas tout à fait le cas - l’unique « apparition » de l’inévitable Almodovar, quelque peu ironique, est de ce point de vue un signe de ce que l’auteur est conscient du danger.
S’il n’est jamais complètement exempt d’une certaine complaisance – notamment vers la fin du livre, la moins réussis, qui narre un retour à Madrid « 25 ans après » - le texte sait malgré tout, particulièrement dans les pages consacrées à l’enfance, proposer avec justesse et sans apprêts excessifs une poétique du quotidien, de la famille, du voisinage, des virées à la campagne, des premiers émois, etc. Mais aussi de la tension, des oppressions et des non dits.
Un des premiers atouts du texte, que l’on devine dès la première vignette et son histoire de baleine morte trainé jusqu’à la ville par un groupe de gitan, c’est que la mémoire n’est pas un exercice condamné au factuel, que sa recréation littéraire peut aussi appeler à la réinvention, à l’exagération, à la reconstruction fictive du réel, ce que Herrero ne se prive pas ici de faire, et c’est heureux. Son livre se convertit alors dans ses meilleurs moments en un bel exercice de subjectivité décalée.

Guy Robert - Reconnus


Connaît toi toi-même

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Guy Robert - Reconnus [L’arbre vengeur, 2014]





Article écrit pour Le Matricule des anges

Une question rhétorique pour commencer qui inévitablement en entrainera une ou deux autres : Peut-on parler de soi en parlant des autres ? Et si tel est le cas, quels seront donc ces autres à même de dire quelque chose d’un tiers ? Et puis d’ailleurs, parler de soi, pour quoi faire ?

Ces quelques interrogations, d’apparence oiseuses, sont pourtant de celles qui offrent une belle dynamique à un petit livre dont la brièveté n’a d’égale que l’élégance et la finesse. Reconnus s’intéresse, sur un mode que l’on ne saurait qualifier autrement qu’exclusif, à une expérience qu’à un moment ou à un autre nous avons tous – justement – connue. Une expérience qui s’avère à la fois profondément banale en ce qu’elle peut arriver à n’importe qui n’importe quand, et qui pourtant dans ce qui la constitue est tout sauf banale.

L’auteur, un certain Guy Robert, prétend en effet à nul autre chose dans ce petit livre que de dresser par le menu l’inventaire des célébrités que de sa jeunesse jusqu’à aujourd’hui il a eu l’heur de croiser et de reconnaitre.

De Léonard Cohen à Daniel Mesguich en passant par Jean-Pierre Raffarin, Frank Ribéry et Iggy Pop, la liste est longue (elle occupe d’ailleurs trois pages en fin de volume) et l’éventail large. Musiciens, sportifs et politiciens donc, mais encore acteurs, écrivains, présentateurs télés ou même personnages mythologiques (le Père Noel). En haut de la crête ou déjà has-been, qu’importe du moment qu’ils soient tous d’une manière ou d’une autre connus (et partant disposés, que cela leurs plaisent ou non, à se laisser reconnaitre).

On l’aura sans doute déjà compris, l’enjeu ici n’est pas de flâner et se perdre dans quelque méandre mondain ni de se pencher sur la vie rêvé des stars. Il s’agirait plutôt dans cet exercice inévitablement perecquien (Perec ? Oui, oui, c’est bien lui que l’on croise au détour d’une page ; impossible de se tromper avec sa barbe caractéristique) de dessiner « sa propre autobiographie digressive et allègre, puis l’histoire aussi de sa génération », pour reprendre les mots de son préfacier de luxe, Eric Chevillard (Chevillard ? Oui, oui, c’est bien lui encore que l’on croise entre deux paragraphes, le préfacier soudainement devenu personnage du livre sur lequel il est amené à gloser).

C’est le futur défunt Brian Jones des Rolling Stones qui ouvre le bal, sur la terrasse de son hôtel marseillais. On est en 1966, l’auteur a dix ans et n’a « jamais rien vu d’aussi extravagant ». La première pierre de l’édifice est posée.

Toutes ces personnalités croisées comme autant de jalons marquants, de moments cruciaux dans un parcourt semé d’embuches, invitent évidemment le lecteur à y voir une volonté de battre en brèche l’habituel égo-trip inhérent à l’exercice autobiographique.

Plutôt que « d’avouer qu’il a vécu », pour paraphraser le titre des mémoires de Pablo Neruda (que l’on ne croise pourtant pas dans ce livre, nul n’est parfait), l’auteur choisit plus modestement de faire confession de ce qu’il a vu (Marcel Amont, Hanna Schygulla, Frank Zappa) ou aurait pu voir (Leonid Brejnev, dont il ne connaitra hélas que la voiture). Impressionné par les sourcils de Pompidou en 1968, par l’intensité de la sueur de Jacques Brel observé de profil dans un théâtre à l’italienne, il s’étonnera des années plus tard du nombre de gens connues au mètre carré sur l’ile de Ré.

L’exercice se fait subrepticement mise en abime lorsque notre auteur se met en quête de tous les Guy Robert de France et d’ailleurs (nombreux, assurément), comme autant d’incarnations de lui-même. La boucle est alors bouclée, l’auteur se reconnaît en d’autres lui-mêmes et se décuple à l’infini.

Mario Bellatin - Sur les plages de Montauk les mouches pullulent


L’invention permanente d’une invention

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Mario Bellatin - Sur les plages de Montauk les mouches pullulent
[Traduit de l’espagnol (Mexique) par Alexis Dedieu - L’atelier du Tilde, 2014]





Article écrit pour Le Matricule des anges

« C’est à ce moment-là que je décidai de m’inventer comme écrivain », peut-on lire au détour d’une des pages de Sur les plages de Montauk les mouches pullulent, la plus récente traduction française d’un des écrivains les plus prolifique et provocateurs des lettres hispanophones contemporaines.

L’affirmation se lit dans un des courts paragraphes qui composent de manière faussement hasardeuse l’ouvrage et qui telles de petites cellules s’enchainent en une combinatoire de plus en plus vertigineuse. Sans doute est-on en droit d’y lire une définition de la poétique à l’œuvre chez Mario Bellatin. Il semble en effet que chacun de ses textes ne vise à autre chose qu’à cette invention de soi en tant qu’« écrivain », la construction obstinée d’un mythe personnel qui tiendrait plus de Duchamp que du socle de marbre. La littérature ici sera donc autoréflexive ou ne sera pas (d’où les guillemets), mais elle ne s’en drape pas moins des atours d’une supposée objectivité que le texte, avec des airs de ne pas y toucher, ne cesse de démentir. Car derrière l’apparente froideur du style – comme s’il n’y avait paradoxalement pas d’auteur là où le seul but est l’affirmation d’un auteur, fût-il apocryphe – c’est son exact opposé qui s’infiltre : l’humour (duchampien, disions-nous : la froideur du style comme si la langue était un ready made).

Bellatin n’a de cesse que de battre en brèche la pseudo-solennité de son discours par l’absurde, appelants à chaque détour de phrase un conflit entre le sérieux ( le spectre de la mort, qui hante le(s) récit(s), incarné par le souvenir de la chute mortelle – ou du suicide – de l’écrivain tchèque Bohumil Hrabal) et une volonté de le rabaisser à une forme de quotidienneté voire de banalité pince sans rire : “Dommage qu’un moment que l’on puisse considérer comme sublime (…) soit représenté par une femme quelconque portant dans ses bras un teckel au milieu d’une place reconstruite de la pire des façons qui soit”.

La place en question n’est autre que l’Alexanderplatz, et c’est avec elle que s’initie le grand bal des inclusions. Emportés par une combinatoire qui règne en maître absolu, personnages et lieux se confondent au fil d’un texte qui ne saurait dès lors qu’obéir à la loi implacable de ses caprices les plus échevelés, caprices qui sont ceux, bien évidemment, de l’auteur. Et qu’importe si celui-ci n’a de cesse que de jouer à cache-cache et de brandir l’arbitraire assumé, voire transcendé, de son puzzle comme un masque en perpétuel mouvement (le mythe de l’auteur toujours plongé dans la contemplation de sa propre invention).

Tout, ici, est jeu d’inclusion : Berlin est la plage de Montauk, qui est un parc à Mexico, qui est aussi l’appartement du narrateur (quelqu’un qui est et n’est pas un Bellatin qui nous glisse entre les doigts). Et que dire de ce groupe d’oiseaux de proies que le narrateur (sous l’influence frelatée du LSD) écoute ou croit écouter discourir sur la dialectique de l’esclave prêt à dévorer le maître ? Le texte lui-même passe son temps à jouer de son propre artifice et de son propre mensonge (« écrire le détournait du fait d’écrire », lit-on quelque part), et l’on ne sait plus très bien quel est ce texte que l’on lit (un douteux manuscrit posthume de Bohumil Hrabal ? ; un impossible exercice d’équilibriste ? ; une blague ?). L’incessant mélange des cartes – comment faire autrement – en fini par ressembler à une récapitulation de ses propres éléments, et les comptes n’y sont pas forcements bons.

Chez Bellatin, mythe personnel et procédé littéraire se confondent jusqu’à ne faire qu’un. Sa littérature n’a d’autre but que de décontenancer son lecteur, et par là de le provoquer, d’en faire, d’une façon ou d’une autre (inconfortable peut-être) un complice, que cela lui plaise ou non. Le type de lecteurs actifs qu’un Cortázar, à une autre époque et pour des raisons aujourd’hui discutables, appelait quelque peu naïvement de ses vœux semble en lisant Bellatin aller de soi. C’est une littérature qui s’affranchit de tout, sauf de cela, le plus important sans doute : créer ses propres lecteurs (et qui, une fois ceux-ci crées, a le toupet de s’en moquer éperdument).

Maurice Renard - L'homme truqué


Maurice Renard - L'homme truqué [L'Arbre Vengeur, 2014]




Article écrit pour Le Matricule des Anges

Régulièrement rééditée, l’œuvre de Maurice Renard (1875-1939), souvent définie comme relevant du « merveilleux scientifique » et à ce titre pionnière d’une certaine littérature fantastique à la française, est de celles qui semblent refuser obstinément de vieillir.
Le court roman L’homme truqué, originellement publié en 1921, est un bel exemple de ce qui fait le sel de l’art de ce disciple autoproclamé de Wells (à qui est dédiée son Docteur Lerne de 1908, réédité en 2010 chez Corti). Un soldat devenu aveugle à cause de la guerre est à la fin de celle-ci enlevé par de mystérieux scientifiques qui dans leur laboratoire perdu en quelque incertain pays de l’est feront de lui un être hybride, remplaçant ses yeux par des « électroscopes » directement reliés à ses nerfs optiques et dont les étranges propriétés lui permettent de littéralement voir l’électricité.
Ainsi, un homme observé depuis cet étrange dispositif ressemble à « un homme construit comme un racine d’arbre, un homme branchu, dont le cerveau faisait dans ma nuit un bloc de lumière duveteuse et dont la moelle épinière s’allongeait, luminescente, comme un tube de Geissler en activité ». Lorsque l’homme s’éloigne, c’est « à travers une infinité de plans vaporeux, de cadres plus ou moins discernables, qui composaient un monde embrouillé, ici translucide, là transparent, coupé de droites géométriques, cloisonné de parois diaphanes et semé de halos innombrables ».
Mêlant le suspense policier à l’inventivité d’une poésie scientifique inquiétante autant que singulière, Maurice Renard offre à la manière d’un Raymond Roussel feuilletoniste l’artefact mystérieux et son explication, le tout écrit dans une langue dont l’élégance à peine surannée n’est pas le moindre des charmes.

Andrus Kivirähk - Les groseilles de novembre

Magie et destin

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Andrus Kivirähk - Les groseilles de novembre
[Traduction, Antoine Chalvin - Le Tripode, 2014]





Article écrit pour Le Matricule des Anges

On avait découvert en début d’année dernière l’œuvre du prolifique écrivain à l’occasion de la publication française de son ample roman L’homme qui savait la langue des serpents.
Les groseilles de novembre en poursuit et en amplifie l’univers tout en esquissant un pas de côté. D’apparence plus léger (même s’il n’est pas exempt de cruauté), empruntant largement son ton à celui de la comédie et à certains aspects de la tradition picaresque, ce dernier tisse moins le portrait de la fin d’une époque tel que se le proposait son prédécesseur, que celui d’un village parmi tant d’autre ainsi que de la routine peu ordinaire de ses habitants, une population pour le moins bigarrée. C’est une certaine idée de l’Estonie qui parcoure les rues boueuses dudit village et résonne dans les congères. Pour autant, il ne s’agit pas de revendiquer quelques valeurs nationales que ce soit.
Kivirähk, en effet, puise allègrement dans la mythologie de son pays, dans ses fables, ses contes et ses symboles, mais ce n’est que pour mieux se les réapproprier à des fins poétiques, philosophiques ou satiriques toutes personnelles. Flotte ici, d’évidence, une certaine « estonité », dans laquelle ses concitoyens se reconnaissent assurément (et qui pour le lecteur français est une couche de fantaisie de plus dans un univers entièrement dédié à la fantaisie). Néanmoins, ce qui intéresse l’auteur c’est d’en grossir les traits, en quête d’une certaine distance ironique et de la liberté qui l’accompagne.
L’Estonie, comme nous le rappelle à juste titre l’éditeur, est un des pays d’Europe où les croyances païennes auront perdurées le plus longtemps. Il faut en effet attendre le treizième siècle et l’irruption des chevaliers Allemands pour que celui-ci connaisse l’évangélisation. C’est ce rapport nécessairement conflictuel entre deux mondes opposés qui semble intéresser en premier lieu Kivirähk et lui fournir une riche matière à fiction. L’homme qui savait la langue des serpents esquissait justement le portrait d’une mutation forcée, où ladite langue des serpents se faisait la métaphore mobile d’un existant condamné à disparaître, ce monde païen emprunt de magie et d’animisme où non content de parler aux animaux, il était encore loisible de les épouser, ce monde où les esprits (bons et mauvais) étaient partout, occupants toutes les strates du réel, un monde en somme où ce qui à première vue semble irrationnel est en réalité le meilleur garant de l’équilibre du tout.
Ce nouvel opus reprend dans une large mesure les coordonnées de ce monde, situé dans un moyen âge incertain (l’idée d’un moyen âge plus qu’un moyen âge réel et avéré), et lui fait jouer la partition d’une dialectique maitres/esclaves où les rapports de forces habituels sont inversés, quand ils ne sont tout simplement pas tournés en bourrique. Les seigneurs – quelques teutons réfugiés en leur manoir – sont l’objets permanent des moqueries et tours plus que pendables de ceux qui sont censé être leurs serfs. Ceux-ci, plutôt qu’esclaves, tiennent de la bande de rustauds n’ayant d’autres préoccupations que de chercher à se faire plus rusé que le voisin. Ils n’ont de cesse que de se voler les uns les autres (« Il vaut mieux être un voleur qui parvient à rester en vie grâce à ses larcins plutôt qu’un honnête payeur »), que de voler leurs maîtres, que de profiter de la naïveté du diable, etc. Il s’agit donc, rappelant parfois une version actualisé et moins folklorique du réalisme magique, de brosser la vie quotidienne d’une petite communauté qui, dans un monde adverse (pas seulement politiquement, le temps toujours pourri est aussi un personnage récurent), se débrouille avec les moyens du bord (et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils ne manquent pas de ressources).
Le servage a perduré en Estonie jusqu’au XIXème siècle, une période communément appelé les « sept siècles d’esclavage ». On comprendra donc en quoi la fantaisie de Kivirähk s’inscrit dans une certaine histoire nationale et qu’elle la détourne avec intelligence et un regard amusé. Le destin de sa galerie de personnage se confond ainsi avec celui du pays, mais plutôt qu’un banal exercice de nostalgie, l’auteur préfère laisser libre court à une réjouissante ironie.

Entretien avec Gabriel Josipovici

Variations conscientes

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Dans Goldberg : Variations comme dans l’ensemble de son œuvre, l’anglais Gabriel Josipovici tisse une réflexion littéraire subtile tout en dressant un portrait émouvant de l’artiste et de ses contradictions.

[Propos recueillis et traduits par Guillaume Contré]






Article paru dans Le Matricule des Anges

Né en 1940, Gabriel Josipovici est un auteur prolifique dont l’œuvre, depuis son premier livre publié en 1968, oscille entre fiction ambitieuse et critique littéraire. Il n’a cessé de se pencher sur l’art et les artistes, d’interroger la modernité et de la confronter à ses racines – y compris les plus anciennes.
Sa bibliographie – romans et essais - généreuse outre manche, l’est moins en France. Suite à une première traduction chez Gallimard en 1989 - Contre-Jour - il aura fallu attendre plus de vingt ans pour que les audacieuses éditions Quidam prennent enfin le relais. Après le logorrhéique Moo Pak, écrit entre autre sous l’auspice de Swift, puis le faussement minimaliste et décidément intimiste Tout passe, nous découvrons avec Goldberg : Variations son livre le plus ambitieux traduit jusqu’à présent.

L’importance de la forme est frappante chez vous, chacun de vos livres semble répondre à des règles précises, pourtant synonymes ni de rigidité ni de certitude. Une forme très présente et très discrète, comme si plutôt que de s’imposer au lecteur, il s’agissait de l’accompagner…

Je suis un grand admirateur des premiers livres de Robbe-Grillet – Le voyeur et La jalousie en particulier – et de George Perec, mais je manque quelque peu de leur clarté d’esprit et de leur penchant scientifique. Je crois avoir plus appris de Proust et, plus tard, de Claude Simon et Marguerite Duras pour ce qui est de plonger et de faire confiance au travail en court afin qu’il révèle ses contours au fur et à mesure. Certains éléments, bien entendu, ont besoin d’être en place, mais je ne suis jamais très sûr de ce qu’ils sont, ce qui explique que je me sois lancé très excité dans de nombreux projets avant de réaliser qu’ils ne s’ouvraient pas à moi comme je l’aurais souhaité. Cependant, lorsqu’ils le font, il ne s’agit plus que de rester fidèle à l’impulsion et d’être à l’écoute de ce qui tente d’émerger. C’est alors qu’intervient le ressenti de la forme ; il ne s’agit pas de quelque chose que l’on impose au matériau, mais d’une chose qui doit s’extraire de lui et être lentement dévoilée ou découverte. C’est pourquoi j’écris vite, mais réécris ensuite depuis le début six ou sept fois, pour essayer et m’approcher du rythme recherché.

Goldberg : Variations
est en quelque sorte une anomalie dans mon travail. Il fut très dur à écrire. Je ne voulais pas écrire un roman historique, mais que voulais-je écrire dans ce cas ? Un hommage à Bach, bien sûr, mais qui avait-il là-dedans qui me concernais moi ? Tandis que j’avançais, j’ai réalisé que c’était le Wander-Artist de Klee qui avait permis que les choses se débloquent pour moi. Mais il m’a fallu dix ans pour l’écrire. Je l’ai lâché plusieurs fois, ayant l’impression de ne pas avoir réussi à m’approcher de ce que je cherchai. D’autres romans, comme ceux déjà traduits en français, me sont venus plus facilement, en particulier Contre-Jour. J’ai, en d’autres termes, trouvé le rythme et les paramètres assez tôt et n’ai eu qu’à m’y tenir.

Les parallélismes ne manquent pas dans ce livre, jeux de miroirs où tel personnage, tel thème se voit soudain reflété, déformé dans un autre…

Je crois que j’étais plus conscient de la question des échos et parallélismes dans ce livre que dans n’importe quel autre. C’est en partie dû à la forme de la variation ainsi qu’à l’influence de Bach. Dans mes autres livres, je suis heureux lorsque ce genre de choses émergent et espère qu’elles le feront, mais si ce n’est pas le cas, je m’en contente aussi. Dans ce livre-ci, les échos et demi-échos étaient nécessaires, mais jusqu’à quel point ils ont été prévus et jusqu’à quel point ils ont émergés sous la pression de l’écriture et des limites que je m’étais imposé, voilà qui est difficile à dire.

D’une manière générale sur la question de la forme, je dirais que Dante est peut-être l’artiste que j’apprécie le plus, et qu’il est capable de combiner une complexité formelle extraordinaire (chacun des tercet consiste en 3 lignes de 11 syllabes chacune, ce qui fait 33 syllabe par tercets, il y a 3 cantiques de 33 chants, plus un chant d’introduction, etc.) avec un rapport très naturel à la langue. Mais l’époque de Dante est révolue. Lorsque Joyce fait le même genre de chose, je trouve ça forcé et artificiel. Je ne suis pas un grand admirateur d’Ulysse, pas plus que ne m’importent les romans hautement formels de Michel Butor, un des écrivains les plus intelligents du XXème siècle et l’un des plus au point sur la question de la forme. Je suis nettement plus touché par, disons, Thomas Bernhard, Wallace Stevens ou Stravinsky – la capacité qui est la sienne de combiner acuité, brièveté et puissance est pour moi la plus haute forme d’art de notre temps.

La figure de l’écrivain traverse vos livres. Un personnage parfois veule, égoïste, en conflit avec lui-même et son entourage. Que revêt pour vous cette figure ?

Disons plutôt l’artiste que l’écrivain. Il semble que j’ai plus souvent tenté d’écrire sur des peintres et des musiciens que sur des écrivains : The Air We Breathe (Monet) ; Contre-Jour (Bonnard) ; The Big Glass (Duchamp) ; Hotel Andromeda (Cornell) ; Infinity (Scelsi). Cela s’explique en partie, j’imagine, par l’attraction que leur travail exerce sur moi et par l’envie de faire quelque chose qui d’une certaine manière saurait capturer ce que je trouve d’excitant dans leur travail. Je crois moins risqué d’écrire « sur » des artistes et des compositeurs que de faire de même au sujet d’écrivains, les mots étant mon moyen d’expression. Mais la figure de l’artiste a également ceci de fascinant qu’ils sont d’une certaine façon les saints séculiers de notre temps. Ils sont les seul – avec quelques scientifiques, je suppose – qui semblent avoir tendu leurs vies vers un but invisible - ni l’argent, ni la gloire - et être prêt aux sacrifices afin de conduire d’une certaine et mystérieuse façon une vie plus pleine et plus riche à la poursuite de ces buts. Mais tout cela, bien entendu, n’est pas sans liens avec l’affreuse adulation romantique de l’artiste et leur propre tendance à se croire spéciaux, quelque chose qui me parait détestable. Et, après tout, Don Quichotte est là, au moment ou le roman va s'élancer, pour nous rappeler les folies de l'artiste/saint moderne. Ainsi, les artistes que je dépeins ont les traits de personnes obsessives et moralement suspectes. Le personnage de Goldberg est peut-être le seul artiste « sympathique » que j’ai décris - les autres, d’une manière ou d’une autre, sont tous des monstres ; mais des monstres, je l’espère, pour lesquels on peut ressentir un certain respect voire de l’admiration : comme vous le disiez, ils combattent leur démons.

Le roman semble décrire un monde qui change, une époque – l’Angleterre géorgienne - où l’art, la pensé, évoluent, tournant le dos à une forme « d’empirisme religieux », aux certitudes qui lui sont liées, laissant une place de plus en plus grande à la science. « Ce que désire notre volonté est devenu obscur et difficile à définir », dit un personnage.

C’est une question très intéressante. Comme dit, je ne voulais pas écrire un roman historique, être obligé de me documenter sur l’époque, ce genre de choses. Mais je voulais par contre explorer d’un point de vue humain et quotidien certains thèmes que j’avais abordés dans mes textes critiques, la transition de la culture traditionnelle vers la culture moderne, dont il me semble que la Renaissance et la Réforme constitueraient une étape, et le Romantisme une autre. Vous avez donc plutôt raison, notre société est une société en transition ; nous pouvons toujours admirer l’œuvre de Bach tout en reconnaissant que pour un compositeur moderne il serait absurde d’essayer de faire de même. C’est un peu ce que je disais plus haut de Dante et Joyce ; de pourquoi il me semble que Joyce s’abusait profondément en prétendant écrire un roman hautement structuré, alors que pour Dante c’était tout naturel - une manière de rendre hommage au dieu auquel il croyait et à l’univers crée par Dieu. Mon impression, c’est qu’alors même que nous tentons d’émuler Bach, nous ne pouvons produire que le Wander-Artist.

Pourrait-on alors voir dans le rôle qu’occupe l’œuvre de Klee dans le roman une forme d’ironie ? L’ironie, d’ailleurs, vous intéresse-t-elle ?

Comme je le disais, le Wander-Artist est arrivé assez tardivement dans le court du roman. J’en avais une carte postale sur mon bureau, en permanence sous les yeux tandis que j’écrivais, mais sans penser à m’en servir, jusqu’à ce que je prenne soudainement conscience de la raison pour laquelle il avait, à ce moment charnière précis, autant de sens pour moi. Il a alors graduellement prit possession du livre, mais - non, non, rien d’ironique là dedans – seulement dans l’aspect « blague » propre à l’image de Klee. Il est pour ainsi dire devenu mon « aria », ce qui explique que je n’avais pas besoin d’en avoir un, seulement que l’on regarde l’image avant et après la lecture des trente chapitres.

Je crois que pour être vraiment ironique, il faut une base ferme où s’appuyer, ce que je n’ai jamais eu l’impression d’avoir. Je dirais donc : toujours pince sans rire, jamais ironique.

Pour Westfield l’insomniaque, tout est déjà lu, déjà vu. Il a l'impression que "c'est à lui de maintenir le monde en place" et qu'il ne peut dès lors trouver le sommeil. On pense au Funes de Borges, incapable de ne rien oublier...


La mémoire, bien sûr, est un thème important du livre, et j’y rends évidemment hommage à Borges, ainsi qu’à beaucoup d’autres – Kierkegaard, Nietzsche, le roman victorien anglais, Gaspar Hauser, Donne… sans oublier Bach. Si je parle de Borges, c’est parce qu’il me semble qu’il a touché du doigt une grande vérité sur notre âge – un « âge » dans lequel je m’inclus.