Ana Tot - Voyage en Bonhomie

Ana Tot - Voyage en Bonhomie [Collection de l'Ombu, 2015]

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Article écrit pour Le Matricule des anges

L'objet est à la fois d'un élégant classicisme et fragile dans sa conception (un carnet de douze pages, non agrafé). Pourtant, qui dit brièveté ne dit pas pauvreté de contenu, comme nous le démontre ce Voyage en Bonhomie auquel nous invite la mystérieuse Ana Tot. Les trois poèmes réunis ici (ou le poème en trois parties) ont quelque chose (beaucoup) de la fable, de l'univers enfantin. Un monde de petits personnages à la tête ronde ou carrée, formes élémentaires qui sont également celles des maisons, quand elles n'en sont pas restées au stade premier de "trous dans la montagne". Un monde, pour tout dire, qui semble avoir été dessiné "sur les pages à carreaux de nos cahiers d'écoliers". On pourrait croire, à lire ces vers à la narration fluide et qui flirtent avec ce que le naïf a d'essentiel, que l'auteur nous propose une sorte de mythologie minimale où seuls comptent de rares éléments hâtivement gribouillés, sorte de scène primitive (ou primordiale), véritable commencement des temps ("au commencement le bonhomme n'a pas de maison"), cosmogonie de poche plus que conte de fées. Serait-ce le sphinx, celui qui nous dit que "le bonhomme a une ombre mouvante / aplatie à midi allongée en soirée" ? Il s'agit en tout cas d'être "épris d'existence", dans un "bouche à bouche quasi constant avec la vie". l'homme doit tout faire lui-même, c'est entendu, comme si rien encore n'avait été créé. Il en trouve, par quelque geste fondateur ("dessiner sur le sol avec le trait de son doigt"), les moyens ("et il ne reste plus au bonhomme qu'à fabriquer sa maison"). Il ressemble par moments à une huître qui pourrait se faire couteau, et c'est comme s'il avait trouvé son propre instrument, ce qui pourrait avoir son prix ("comme si son ombre était une coquille dont il serait l'autre moitié / mais cette fois la moitié vide").

Francesco Permunian – La maison du soulagement mental

Francesco Permunian – La maison du soulagement mental
[Traduit de l’italien par Lise Chapuis - L’arbre vengeur, 2015]

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Article écrit pour Le Matricule des anges

Fable caustique à l’humour exacerbé tendant par moments au grotesque, La maison du soulagement mental fait d’un drôle d’asile d’aliéné le prétexte à l’exposition théâtrale d’un monde dérangé où l’incarnation la plus sèche du mal pourrait bien être tapie en quelque repli. Le narrateur est un bibliothécaire dont la tante – folle mystique ayant de grande conversation avec la vierge – est accueillie en pension dans l’inquiétante maison. Partant, le roman exposera les portraits hauts en couleurs d’une galerie de personnages tous plus détraqués les uns que les autres, à commencer par les membres de la puissante et noble famille Manotazo qui règne sur le village, entre amateurs de poupées gonflables qu’on emmène en virée dans les festivals littéraire, « gentilhomme campagnard » à tendance vicelarde et bigotes curieusement libérales. On ne saurait encore faire l’impasse sur le voisin meurtrier qui cherche à prendre des cours de congélation, le psychiatre au passé trouble, le serial sodomiseur, etc. Derrière l’apparent catalogue exubérant, c’est un roman profondément désenchanté que nous donne à lire Francesco Permunian, placé entre autre sous l’égide de Cioran et celle de l’érudit italien Guido Ceronetti, véritable obsession pour l’un des personnages. Passé l’humour (noir) du début, le vers se glisse peu à peu dans le fruit jusqu’à le faire dangereusement grincer. Derrière les murs pour tout dire flexibles de la maison de fou – il semble au final que les fous soient aussi nombreux d’un côté comme de l’autre – rampe d’abord subrepticement puis de plus en plus clairement le fantôme effrayant de l’histoire dans ce qu’elle a de plus terrible, nazisme et déportation. Dans les caves d’un immeuble qui pourraient bien être celles de notre civilisation, un général d’opérette entretient une curieuse armée des ombres. C’est alors que le lecteur cesse définitivement de rire.


Monique Rivet – Le cahier d’Alberto

Le lieu du délit

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Monique Rivet – Le cahier d’Alberto [Quidam - 2015]




Article écrit pour Le Matricule des anges

Après avoir publiés trois romans dans les années 50-60 chez Flammarion puis Gallimard, Monique Rivet a disparue de la carte littéraire jusqu’à faire un retour inattendu en 2012, lors de la publication remarquée d’un roman pourtant écrit 50 ans plus tôt, Le glacis. Voici que paraît la suite des aventures littéraire de cette « jeune » écrivaine de plus de 80 ans, et le recourt au terme « jeune » pour la qualifier n’est pas que simple formule. Il y a, en effet, dans ce Cahier d’Alberto une fraicheur, une évidence propre à la meilleure littérature, celle qui depuis une apparente simplicité – une forme d’élégante modestie au service d’une trame parfaitement menée – est capable sans ventriloquisme inutile d’aborder des questions complexes.

Dans un village du sud de la France, non loin de la lagune de Villeneuve-lès-Maguelone et de sa cathédrale romane – dont le fronton est un personnage symbolique de quelque importance dans un livre qui tient d’un jeu où les pistes se falsifient les unes les autres – un jeune couple franco-italien s’installe dans une des vieilles maisons du centre. Abandonnées en faveur des faubourgs résidentiels par les autochtones, elles sont réinvesties par des nouveaux venus qui ne font souvent qu’y passer quelques années avant d’en repartir. Notre couple, lui, reste. Sans doute est-ce parce qu’un de leurs voisins, le père Leleu – un des rares habitants « de souche » n’ayant pas déserté le vieux centre – a su petit à petit créer chez Sandro l’italien un fort et bientôt obsessionnel intérêt pour l’histoire de la maison qu’ils ont achetée, ou plus exactement pour l’histoire d’une certaine famille – elle aussi d’origine transalpine - y aillant vécu pendant et après la guerre.

Monique Rivet donne habillement une allure policière à son récit, distillant goutte par goutte un mystère romanesque qui n’a de cesse que de se densifier autour du mystérieux Alberto et de son cahier – qu’à part le père Leleu, personne n’a lu, à se demander s’il existe vraiment. Un crime incertain y serait confessé, celui d’un jeune pêcheur tué à bout portant sur la plage de Maguelone par un soldat allemand. À moins que ledit Alberto n’ait rien à voir avec ce meurtre, rapporté dans un livre d’histoire que Sandro est occupé à traduire, et que ce soit lui, Sandro, qui se persuade que l’autre n’a pu qu’être le témoin muet de cet acte. Devenu ensuite à son tour un assassin, Alberto sera alors obligé de se cacher des années durant dans la maison.

L’histoire s’invite donc en finesse dans le récit, grande ou petite, intime ou tragique. Elle y creuse un sillon dont l’objectivité est fortement sujette à caution, car passant toujours par le prisme de Sandro, le narrateur, qui lui-même extrapole à partir de ce que veut bien lui transmettre sous ses faux airs bonhommes le père Leleu. La guerre, l’immigration, l’histoire d’un village et aussi – voire surtout – celle du lieu où l’on vit qui tout à coup semble se réincarner en nous. C’est ce qui arrive à Sandro, qui non content de s’en laisser « posséder », choisit de la réinventer, de réécrire – au moins dans sa tête – ce cahier d’Alberto qu’il n’a pas lu (et même pas vu). De la même façon, il croit voir le corps mort de Maria-Pia, la sœur d’Alberto, encombrer les escaliers comme un caillou en travers de son chemin, le forçant à chercher une vérité insaisissable qui ne cesse de se métamorphoser, de réarticuler les pièces de son puzzle.

Dans ce récit stratigraphique, il est difficile de savoir qui la détient cette vérité, et même s’il y en a une. Peut-être sont-elles plusieurs, parfois contradictoires, déteignant les unes sur les autres jusqu’à se faire fictions. Ainsi, le rapport de domination malsain qu’entretenait Alberto avec son frère Fernand, ne trouverait-il pas quelque écho dans la propre histoire familiale de Sandro ? Le texte – version aberrante du livre qu’il a traduit – que celui-ci ne cesse de reprendre et compléter et qu’il nomme à juste titre le Monstre (« étrange monument, sorte de pendant littéraire au palais du facteur cheval ») pourrait bien être cette incarnation d’une vérité polyphonique ou encore – ce qui revient sans doute au même – le renoncement à celle-ci, au profit d’une confession cachée au cœur de sa trame. De toute façon, comme le souligne l’incipit mallarméen, dans cette enquête pleine de chausses trappes où Alberto et le narrateur finissent par se confondre, « rien n’aura eu lieu que le lieu », soit la maison, le village, la garrigue alentour, seules réalités intangibles sans doute, qui renferment et suscitent toutes les autres.

Juan José Saer - Glose

La plus belle rue du monde

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Juan José Saer - Glose [Traduction Laure Bataillon - Le Tripode, 2015]





Article écrit pour Le Matricule des anges

L’heure de la reconnaissance française aurait-elle enfin sonnée pour Juan José Saer ? Ce ne serait que justice s’agissant d’un auteur qui y passa une bonne partie de sa vie et y écrivit la plupart de ses livres. Suite au bel accueil réservé il y a quelques mois à la réédition de L’ancêtre, voici venu le tour de Glose (1986), roman que d’aucuns considèrent comme le chef d’œuvre de son auteur.

Glose, c’est l’histoire de deux jeunes gens qui une heure durant, de dix à onze, « un beau matin » d’octobre 1961, descendent la rue San Martin - droite et ensoleillée - et discutent des tenants et aboutissants d’une fête d’anniversaire à laquelle ni l’un ni l’autre, pourtant, n’a pu assister. L’un d’eux, Leto, obéissant à quelque mystérieuse impulsion, est descendu prématurément d’un bus qui aurait dû le conduire jusqu’à son travail. Il croise bientôt le Mathématicien, de retour d’un voyage de fin d’études en Europe ; celui-ci se met à lui rapporter dans le détail la fête en question, qu’un ami lui a récemment raconté.

L’intrigue de ce roman dense, que son auteur définit comme une comédie, s’avère donc, à première vue, des plus minimes, avec son unité de lieu, de temps et d’action. Mais il ne faudrait pas s’y tromper, Saer étant maitre dans l’art de faire passer la partie pour le tout et convertir ainsi n’importe quel événement à priori banal en une puissante machine narrative. Son roman Les grands paradis, par exemple, ne racontait-il pas par le menu une journée de grillade, la décrivant dans le moindre détail jusqu’à créer une impression d’hyperréalisme presque étouffant, derrière lequel sourdait quelques inconfessables failles ?

On retrouve dans Glose la zone géographique - la ville de Santa Fe et ses alentours – qui est celle de toute l’œuvre de l’auteur (héritier de ce point de vue d’un Faulkner ou d’un Onetti), de même que la galerie de personnages qui de livre en livre la parcoure. Santa Fe, dans ce roman comme dans les autres, n’a jamais droit à un nom, restant ainsi et pour toujours « la ville », un lieu générique, celui d’où l’auteur vient. Ce fait, qui relève du hasard le plus pur (il aurait tout aussi bien pu naître à Vesoul), devient pour lui le signe même de l’arbitraire. Or cet arbitraire, qui semble par moment si bien rendre compte du fonctionnement d’un réel le plus souvent difficile à cerner et encore plus à définir (« la maison de la coïncidence », propose à un moment l’auteur), est la grande obsession autour de laquelle s’articule tout son travail. Sa fiction, dès lors, ne saurait se dérouler ailleurs que dans cette région où le hasard a voulu qu’il soit né. Il en va de même pour cette heure matinale d’octobre 1961, qui en vaut bien une autre. Et puis, pour suivre l'apostrophe de l'auteur, goguenard, dans les premières lignes du texte : « qu’est ce que ça peut faire ? ».

Le récit que le Mathématicien expose à Leto est un récit de seconde main, puisque c’est d’un certain Bouton que le Mathématicien le tient. Or, tout semble indiquer que celui-ci ne soit pas des plus fiables, ce qui pose évidemment problème pour quelqu’un obsédé par la vérité et l’exactitude comme peut l’être le Mathématicien (d’où son surnom). Il va dès lors s’agir de rétablir dans la mesure du possible une certaine forme de vérité impartiale au récit, en se basant sur ce que chacun des deux interlocuteurs sait (ou ne sait pas) des personnes présentes lors de la fête, et ce quand bien même eux (les deux interlocuteurs) brillaient par leur absence.

Une couche supplémentaire ajoute de l’incertitude au récit, celle du narrateur (de l’auteur ?) qui, plus d’une fois, au détour d’une de ces longues phrases virtuoses, jamais avares de virgules, qui font le sel du style saérien, rappelle au lecteur sa présence. L’affaire se compliquera encore lorsque nos deux compères croiseront leur ami commun Tomatis, présent à la soirée d’anniversaire, qui leur proposera à son tour sa version des faits, fortement sujette à caution, la mauvaise foi s’y disputant à la médisance la plus éhontée.

Saer propose donc un impossible : reconstituer « objectivement » des faits passés, quand bien même ceux qui prétendent à l’exercice ne sauraient aucunement se défaire de leur propre subjectivité (et que ses subjectivités s’accumulent en de belles couches). Le roman, bien évidemment, en fait son beurre, à tous les niveaux d’un récit complexe qui s’attarde autant sur la fête que sur ceux qui prétendent la reconstituer.

Ainsi, les personnages, malgré qu’ils semblent arborer un profil très défini, presque caricatural, de fable, ne s’en révèlent pas moins beaucoup plus complexes. D’importants fragments de leur histoire personnelle nous sont livrés au fil des digressions (car Glose est un texte fondamentalement digressif), allant parfois jusqu’à la faire résonner avec celle de l’Argentine, notamment lorsqu’il est question des années de dictatures et de lutte armée marxiste. Ce petit bout de monde choisi comme cadre pour le roman s’avère donc un pivot autour duquel tournent beaucoup d’autres ; à venir quand il s’agit de la dictature et de la guérilla ; passés quand il s’agit du suicide du père de Leto ou d’un moment d’humiliation intense qui a marqué le Mathématicien au fer rouge et que celui-ci nomme « L’Épisode » (« Si le temps était comme cette rue, il serait facile de revenir en arrière ou de le parcourir en tous sens », pense l’un des personnages).

Une comédie, disions-nous, où il sera question de moustiques et de chevaux qui trébuchent ou ne trébuchent pas selon les point de vues lors d’une joute philosophique qui finie par se mordre elle-même ; de peinture en dripping ; d’un pantalon blanc qu’il ne faudrait surtout pas tâcher ; de tripotages dans les fourrés ; d’alcool ; de poésie ; d’amitié, etc. Une comédie dans son apparence extérieure, une heure de marche racontée en temps réel et en distance réelle (trois parties, trois fois sept cent mètres) et dont l’auteur, par ses interventions ironiques, contribue à accentuer la légèreté. Il y a de ce point de vue de magnifiques moments, tel celui où les deux personnages se mettent à marcher à l’envers. Pourtant, derrière ce rideau, celui d’une matinée ensoleillée a priori sans conséquence, guette cachée une réalité plus trouble, une lutte qui s’opère au sein même des personnages et où la clarté du jour contraste violement avec l’opacité d’un magma incertain, une fange où l’être n’arrive qu’à grand peine à faire face à lui-même. Saer, à sa façon, est un écrivain existentialiste, qui n’a d’ailleurs pas peur de faire remonter l’inquiétude métaphysique jusqu’à l’incertain limon originel. Une certaine brutalité « ancestrale » est toujours rampante chez Saer, et l’homme selon lui, pour civilisé, élégant qu’il soit, ne saurait s’en défaire complètement (c’est d’ailleurs précisément le sujet de L’ancêtre, où à travers le portrait d’indiens cannibales en proie à une nature qui les dépasse, c’est un véritable mythe fondateur pour son œuvre entière que l’auteur propose).

Saer nous dit qu’il n’y a pas d’unité, que le monde est trop contradictoire pour se laisser organiser en discours cohérents ou fiables (d’où l’impossibilité de reconstituer une fête qui à chaque nouvelle description se fait de plus en plus confuse), ou en beaux damiers (l’auteur se moque à plaisir des prétentions rationnelles des villes du continent américain), et que même le moi est une affaire trop complexe et fragmentée pour ne pas générer de l’inquiétude (ainsi du rêve du mathématicien, plongé dans la frénétique contemplation de multiples représentations de lui-même jusqu’à disparaitre).

Glose est un grand texte réaliste sur l'impossibilité de tout réalisme, où l'absurde s'ouvre en grand, un trou noir prêt à tout emporter, êtres et matières, discours, théories, sens et non-sens. L'humour, sarcastique, parfois grinçant, à d'autres moments plus badin, fera avaler plus facilement à certains la pilule d'un style au phrasé ultra-virtuose. Moins sec que La majeur, moins sombre que Cicatrices ou Le tour complet, tout en restant un de ses romans les plus ambitieux (à part égale avec le posthume et inachevé Grande fugue), il constitue à n’en pas douter une porte d’entrée idéale dans le corpus saérien, une des œuvres les plus remarquable des lettres latino-américaine du XXème siècle.