René Dalize - Le club des neurasthéniques


Le frisson de l'aventure

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René Dalize - Le club des neurasthéniques [L'Arbre Vengeur, 2013]





Il y a une tendance contemporaine à aller extirper des limbes du passé des objets littéraires curieux ou oubliés, un goût pour les textes qui pour une raison ou une autre (bonne ou mauvaise, hasardeuse ou logique) sont passés à travers le tamis du temps. Les bordelais des éditions L'arbre Vengeur ne sont pas les derniers à l'heure de nous faire redécouvrir quelques trésors cachés, quelques surprises littéraires dont les éclats brillent encore, à peine ont-ils besoin d'êtres un peu lustré pour que l'intérêt que ces textes cachaient en eux depuis la fin du dix-neuvième siècle ou n'importe quel moment du cours chaotique du vingtième ressorte au grand jour.

En voici un bel exemple : Le club des neurasthéniques, roman d'aventure légèrement parodique des plus enthousiasmants, signé d'un certain René Dalize qui fut compagnon littéraire d'Apollinaire et figure remarquable et remarquée du tout Paris littéraire du début du siècle dernier, avant que la grande boucherie de 14-18 ne le fauche. Publié en 1912 en feuilleton dans les pages du quotidien Paris-Midi, Le club des neurasthéniques use et abuse pour le grand plaisir du lecteur de tous les artifices du feuilleton tout en restant d'une certaine façon pour le genre assez concis.

Comme le rappelle dans sa postface Éric Dussert - redécouvreur du texte et ci-devant directeur de la collection L'alambic qui héberge le livre qui nous occupe - les clubs étaient une spécialité au tournant du dix-neuvième et du vingtième où le beau monde aimait à se réunir selon des prétextes plus ou moins justifiés ou extravagants. Ce qui réuni les héros du roman de Dalize en leur club c'est donc, comme le titre du roman l'indique, un état particulier : la neurasthénie. Revenus de tout, snobs à l'extrême, las des bruits du monde et de l'agitation inutile de la capitale, ils vivent la nuit et dorment (mal) le jour, sont tous riches mais sans désirs puisque pouvant tout s'acheter plus rien n'est désirable ; bref en un mot comme en cent, il s'agit là d'une bande de mondains plus ou moins dégénérés qui s'est érigée en club afin que leur ennui se voit organisé et régi selon de strictes règles.

Sur de telles prémisses, pas de surprises : le roman de Dalize ne saurait être autre que celui qui par le détails narrera les étapes de la rédemption de cette bande de bras cassés fin de race. Armé d'une improbable histoire de lointaine cousine illégitime qu'il faut aller récupérer aux Antilles, Dalize va mettre peu à peu ses personnages le pieds à l'étrier. Ce qui bien sûr prendra du temps, le départ n'a bel et bien lieu qu'au chapitre dix - et encore, il ne s'agit là, comme le souligne d'ailleurs l'intitulé du chapitre en question, que d'un faux départ. Entre-temps, nous découvrons nos personnages pataugeant dans leur ennui amorphe, plongés au beau milieu d'un Paris de 1915 où la peste rode. Si Dalize, écrivant son roman trois avant la date fixé pour son récit, n'avait pas envisagé la possibilité de la grande guerre, il n'en avait pas moins dessiné un climat délétère qui ne pouvait que servir son récit (d'ailleurs, comme le rappelle Dussert dans la même postface, son ami Apollinaire n'allait-il pas mourir en 1918 de la grippe espagnole qui s'abattit telle une peste sur l'Europe au sortir de la guerre ?). Nos "héros" donc trainent leur vague à l'âme entre cocktails dans des bars chics et réunions du club, jetant un regard amorphe sur cette peste qui ravage peu à peu le continent et qui ne leur fait pas beaucoup d'effet, tant la vie ne semble être vouée qu'à leur resservir perpétuellement le même ennui plus ou moins réchauffé.

Le roman de Dalize, comme je le disais, n'économise aucun des atouts du roman feuilleton, riche en rebondissements impossibles, truffé d'un exotisme qui pour être documenté (l'auteur connaissait bien les Antilles) n'en oublie pas d'être un peu bigger than life, histoire de donner plus de sel au récit. Ce qui fait la modernité - ou plus exactement, pour employer un terme moins galvaudé, l'intemporalité - du texte, c'est la légère et subtile ironie qui le parcoure. Car Le club des neurasthéniques est un roman plein d'humour, qui brosse un portrait sarcastique mais aussi tendre de ses personnages et de la haute société parisienne, que l'auteur - mondain lui-même à ses heures - connaissait sans doute. Intemporel et ironique donc, voilà sans doute pourquoi l'on peut prendre plaisir à lire ce livre en 2013. Un plaisir qui est à la fois celui "enfantin" du récit d'aventure pour l'aventure - qui pour moi évoque aussi bien Stevenson ou Conrad que les riches heures de la bande-dessinée franco-belge classique - comme celui d'une filiation avec une certaine possibilité contemporaine de réactualisation ou réutilisation des possibles littéraires du feuilleton. Il y a dans notre époque post-moderne une grande actualité de l'ironie telle qu'employée par Dalize. Le livre donne parfois l'impression qu'il aurait pu être écrit aujourd'hui, comme s'il s'agissait d'une parodie pleine de respect et d'amour pour son objet - le roman d'aventures - tout en conservant nettement les traces de son époque. À cheval entre une tradition qu'il représente au mieux et qui est celle qui, à beaucoup d'entre nous, lecteurs, nous a insufflé durablement le goût du roman (devient-on jamais gros lecteur si l'on n'a pas lu, gamin, avec passion Jules Verne & co ?) et une certaine mise à distance de cette même tradition, Le club des neurasthéniques nous offre le plaisir intact du frisson de l'aventure (une certaine forme de premier degré, présente dans le texte, donne plus de saveur audit frisson) tout en nous permettant aussi de retrouver ce plaisir "coupable" avec un sourire en coin.

Peut-être est-ce moi, mais il me semble qu'entre deux lecture par exemple d'un César Aira (sans doute l'un des auteurs contemporains qui a su s'approprier le plus intelligemment et avec les meilleurs résultats l'héritage feuilletonesque), celle du livre de Dalize trouve parfaitement sa place. De l'ironie au premier degré et retour, il n'y a après tout qu'un pas, et Dalize passe en permanence d'un côté à l'autre, le lecteur ne saurait s'en plaindre.

Michaël Uras - Chercher Proust

Vivre sa vie ?

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Michaël Uras - Chercher Proust [LC Editions, 2012]





Jacques Bartel est obsédé par Proust depuis son plus jeune âge. Adulte, il deviendra chercheur, chercheur Proustien naturellement. Le premier roman de Michaël Uras plonge donc son lecteur dans les méandres de la psyché d'un obsessionnel, sorte de confession à la première personne d'un looser attachant comme ridicule, voire pédant. Cette "autobiographie" fictive d'un personnage fictif, incisive et hilarante sans avoir l'air d'y toucher, écrite dans un style fluide, concis et sans effets inutiles, s'intéresse d'abord à l'identité. Le sieur Jacques Bartel ne serait-il pas quelque part vampirisé par son héros ? Sa passion/obsession, presque en roue libre, ne peut que le conduire à la dissolution. Chercher Proust serait alors plutôt l'histoire de celui qui prend conscience qu'il faut se défaire de Proust.

Depuis l'affiche placardée au mur de sa chambre d'adolescent, notre héros entend Proust lui pronostiquer qu'il "aurait bientôt une aussi belle moustache que [lui]". N'ayant pas peur de charger la mule, Michaël Uras rythme son histoire avec milles et une références proustiennes, sans donner pour autant dans l'exercice référentiel ou le jeu de sous entendus pour lecteurs avertis. Pas besoin d'avoir lu Proust pour apprécier Chercher Proust. Ce qui l'intéresse, c'est de n'économiser aucuns déboires, aucuns échecs à son pauvre héros et d'utiliser la figure de Proust le grand écrivain tour à tour comme détonateur, comme épouvantail, comme pièce de musée, comme déclencheur... Chercher Proust n'est pas un livre sur Proust mais sur ce qu'il reste de Proust et plus généralement sur ce qui survit des grandes figures artistiques, sur la postérité comme machine avariée, sur le ridicule de ceux qui cherchent à vivre leur vie à travers ces grandes figures qui peut-être ne survivent plus tant comme grandes figures que comme caricatures fatiguées, épouvantails, gimmicks vide de sens, etc... Proust non plus comme œuvre, mais comme marque (le mug Proust, l'hôtel Proust...), comme chair à canon d'une recherche universitaire sans objet (un colloque sur la place de la virgule dans La recherche), et surtout dans le cas de notre héros Jacques Bartel, comme manière de ne pas (ou - pour le moins - de mal) vivre sa vie.

Chercher Proust est un livre parfois cruel, qui n'a pas peur de retourner le couteau dans la plaie, mais toujours avec un humour, une légèreté de ton qui font de la lecture du texte une expérience prenante. C'est un livre qui se lit vite car c'est un récit qui appelle cette vitesse, comme si la narration détaillée de la vie ratée et sans saveur autre que celle de l'échec et du ridicule du sieur Bartel ne pouvait se permettre la lenteur. La lenteur, ce serait laisser la porte ouverte au pathétique, à l'apitoiement, tout ce que ce texte - fort heureusement - n'est pas. La vélocité ici va de pair avec l'intention légèrement parodique, parfois ironique, du texte. Parodie d'auto-fiction, complètement dynamitée ici par le ridicule du personnage, parodie d'un monde intellectuel en vase clos, parodie de bildungsroman à travers le récit de la jeunesse et de l'éducation sentimentale du héros... Mais la subtilité du livre de Michaël Uras c'est aussi de savoir ne pas se laisser piéger par le jeu de l'excès et de la caricature. Au delà de la farce, il y a une certaine justesse de ton dans le portrait du personnage, la farce ne dérape pas ou ne se laisse pas hypnotiser par son propre éclat de rire, le mors est au contraire toujours bien tenu (on pourrait évidemment, en cherchant la petite bête, trouver ici ou là une ou deux scènes un peu prévisibles ou attendues, mais après tout, la farce et la parodie jouent aussi du cliché...).

Dans le cadre d'une note comme celle-ci, résumer l'intrigue n'a guère de sens. Elle est d'ailleurs, dans ses grands traits, assez prévisible : l'histoire d'un type qui se rend compte qu'il est en train de rater sa vie. L'intérêt, bien entendu, n'est pas dans l'originalité de la proposition mais dans son traitement, dans le rythme, la pulsation d'un texte, et surtout son style. De ce point de vue, on ne peut qu'apprécier le talent d'Uras, capable de construire un style extrêmement fluide, qui en peu de mots et en phrases courtes dit l'essentiel, maintient la tension, sous entend... Jamais vulgaire ni complaisant, Chercher Proust au contraire, en nous faisant suivre en voyeuristes consentants les déboires et la médiocrité de son personnage nous met aussi face au mur de notre propre médiocrité et de notre propre rapport pas toujours très clair aux grands artistes, aux grandes œuvres.

Celui qui - naïvement - espérait découvrir dans ce livre quelques arcanes nouvelles sur Marcel Proust en restera pour ses frais : rien de neuf ici sur l'auteur d'Un amour de Swann, au contraire même, puisqu'il s'agit d'en remettre une couche sur les clichés attachés à la figure du grand écrivain. Comme je le disais plus haut, c'est de la "marque" Proust qu'il s'agit, l'auteur mondain et toujours malade de livres aux phrases interminables, le type falot qui-serait-quand-même-pas-un-peu-pédé-sur-les-bords, etc... Il y a a derrière cette utilisation d'un Proust ready made, une double intention sans doute, celle d'une part de mettre en scène l'échec flagrant du personnage principal à trouver quelque chose de nouveau à dire sur un auteur analysé et "scalpelisé" jusqu'à la moelle, et d'autre part de rire de cette forme implicite de vacuité, de réduction, de simplification que semble imposer toute postérité, comme si tout artiste génial était implacablement condamné à devenir une caricature de lui-même et son œuvre devenir inévitablement le résumé hâtif et pauvre d'elle-même. Ceci, néanmoins, ne veut pas dire que Michaël Uras ne connaisse pas son Proust. Mais à l'exposition m'a-tu-vus d'une érudition pénible, il préfère se servir de la figure de Proust comme d'un catalyseur pour le drame médiocre, banal, de son personnage. Les parallélismes qu'il opère entre son personnage et l'écrivain sont toujours là pour mettre en lumière cette espèce de parodie de lui-même qu'est le pauvre Jacques Bartel, de la même façon que dans le roman Proust est une parodie réductrice. Si l'auteur de La recherche a passé une bonne partie de sa vie à annoncer un grand roman dont personne n'avait lu une seule ligne, il en va de même pour le pauvre Bartel, cible des railleries de la communauté proustienne (un ramassis de vieux schnok), qui ne semble guère le croire capable de produire la moindre étude d'intérêt. Quand notre "héros" se contemple dans le miroir, c'est pour s'y découvrir une mine cadavérique, reflet de ses multiples échecs (amour, travail, réussite sociale, etc), une mine qui dès lors pour lui ne saurait évoquer autre chose que la photo de Proust sur son lit de mort.

Chercher Proust donc, ou plus simplement se chercher soi-même sans être capable de se trouver. C'est tout le sel du récit de Michaël Uras. Rien de nouveau sous le soleil me dira-t-on. Peut-être, mais ce livre sait pourtant renouveler un vieux schéma pour en proposer une lecture contemporaine drôle et gracieuse, sans effets de manche. D'autre part, le style précis, incisif, jamais trop explicite, est un excellent outil pour maintenir l'intérêt du lecteur. C'est déjà pas mal.