Op Oloop face à son équation

À propos d'Op Oloop, de Juan Filloy - Traduction de Céleste Desoille [Monsieur Toussaint Louverture, 2011]








Optimus Oloop - que ses amis nomment plus simplement Op Oloop - est selon toute apparence ce que l’on aurait bien envie de définir aujourd’hui comme un control freak, à savoir une sorte de psychorigide obsédé tant par les chiffres, les données et la statistique que par l’organisation rigoureuse de sa vie quotidienne (banquet, visite aux bains turcs ou à la maison close). Op Oloop est donc selon bien des points de vue un maniaque, un obsessionnel,un « pourfendeur infatigable de la spontanéité », et d’évidence, une telle mécanique si bien huilé ne saurait faire autre chose que de voler fatalement en éclats. C’est cette fissuration inévitable et potentiellement tragique que nous raconte cet étonnant et charmeur roman de l’argentin Juan Filloy [1896-2000], au cour d’une journée puis d’une nuit pleine de péripéties.
Cela dit, n’allez donc pas croire qu’il s’agisse pour autant d’un livre sombre ou dur. Au contraire, c’est à une sorte de comédie mélancolique oscillant savamment, voire goulûment, du philosophique au romantique en passant par le scabreux – et qui dans tous les cas sait rester gracieuse, y compris dans ces excès - que nous invite Juan Filloy. Le roman sera brièvement publié en 1934 avant d’être aussitôt censuré pour « pornographie », ce qui ne l’empêchera pas de gagner au fil des ans influence et reconnaissance. Julio Cortázar d’ailleurs y fait paraît-il référence dans son célébrissime Marelle.
D’autre part, et je ne sais pas si cette précision est vraiment utile puisque nous parlons ici de fiction, ce livre n’est pas réaliste. Bien que revêtant vaguement les atours du réalisme, avec par exemple une construction temporelle en temps réel (soit exactement et pour rester précis, 19 heures de la vie et l’oeuvre d’Op Oloop), ou encore une mise en situation dans des lieux identifiable du Buenos Aires des années 30, ce livre est avant tout une fable, et dès lors n ‘hésite pas à recourir à l’exagération, à la caricature, au délire métaphorique, dans les situations comme dans les dialogues (nombreux) entre les personnages/caractères qui le peuple. Ce roman ne s’intéresse nullement à une quelconque forme de psychologie traditionnelle dans sa peinture des protagonistes exubérants que le lecteur y croise, mais s’appui plutôt sur le symbolisme de la psychanalyse et de la pensée freudienne. D’ailleurs, il semblerait bien que Freud lui-même en ait fortement apprécié la lecture au moment de sa publication [1]. Le petit monde qui peuple ce livre ressemble donc plutôt à un bouquet allégorique, et les divers personnages que l’on y croise, classé selon des types sociaux facilement identifiables (le mac, l’éternel étudiant, le consul froid et mesquin, le médecin filou, etc ..) y apparaissent surtout comme faire valoir ou contrepoint du personnage d’Op Oloop, sorte d’étoile filante ou de planète à la dérive, désorbitée. Une étoile lumineuse et sombre, à la puissante force centrifuge (Op Oloop ne fait-il d’ailleurs pas tourner itérativement et maniatiquement les taxis autour de la place du Parlement ?).

Op Oloop est avant tout un idéaliste, et sous le masque du contrôle maniaque c’est un Op Oloop statisticien en quête d’idéal que l’on découvre peu à peu, lancé dans la recherche éperdue d’un sens au monde et à sa vie. Ces dix-neuf heures qui nous sont contées (de 10h du matin jusqu’à l’aube suivante) seront donc celle de l’effondrement d’un système – le système Op Oloop, fait d’organisation et de statistique – face à un élément non prévu : l’amour, celui de la jeune Franziska. Et attention, nous ne parlons pas ici de n’importe quel amour, non, ce dont il est question ici c’est d’un amour véritable, pur, symbole d’honnêteté absolue et de don total, ce dont il est question encore c’est d’un amour courtois, télépathique, d’un idéal qui tout à coup s’incarnerait dans une autre moitié, l’Aimé … Bref, l’amour qui tout à coup s’immisce dans le réel tel une variable imprévue dans les statistiques, une variable qui sans doute sera difficile, voire impossible, à ajuster (« L’émerveillement amoureux a organisé le sabotage définitif de mon âme », confie-il). Et c’est précisément cet inajustement qui sera la source des souffrances de notre cher Op Oloop, mi-Achille Talon grotesque, beau parleur et imbu de sa personne (l’irrésistible séquence du début du livre où il donne à propos du pourboire une leçon crypto-marxiste aux employés sous-payés d’un bain turc: « Unissez vous dans l’Internationale du Pourboire ! » ne craint-il pas d’affirmer …), mi-Don Quichotte rêveur ou jeune Werther désespérément romantique, incapable dans tous les cas de faire face à un amour impossible ou dont le poids s’avère insupportable. "Chacun de nous se retrouve confronté à sa propre équation" avoue-t'il d'ailleurs, comme une acceptation résignée de son incapacité à admettre sereinement par exemple la possibilité d'un amour réel, incarné.

Parvenu que nous sommes à ce point, il ne sera pas inutile, je crois, de jeter une brève et sporadique lumière sur l’intrigue, ou du moins sur – mettons – l’argument narratif principal de ce roman : ce jour-là, celui qui nous est patiemment et vaillamment conté par Juan Filloy, Op Oloop a invité ses amis à un grand banquet dans un hôtel de luxe pour célébrer rien moins que son millième coït. Oui, vous avez bien lu, notre olibrius statisticien est peut-être un grand et noble idéaliste, fasciné et effrayé dans la même mesure par la possibilité de l’amour réel, mais il n’en reste pas moins qu’en attendant il n’a pas perdu son temps. Et c’est que pour notre ami qui - on l’aura compris - est un garçon bien organisé, le sexe est une nécessité physiologique qui se doit d’être assouvi afin d’assurer l’équilibre physique et mental de l’honnête homme. Ainsi, il fréquente assidûment les prostitués, et tient au sein d’un petit carnet un registre précis de chacune de ses relations avec les prêtresses de l’amour tarifé. Faudrait-il alors s’étonner de croiser un maquereau de haut rang parmi ses amis ?
Le monde de la prostitution et des maquereaux ressemble fort d’ailleurs et puisque nous y sommes à une figure que l’on retrouve régulièrement chez quelques uns des écrivain argentins ou affiliés contemporains de Juan Filloy, il suffira de penser par exemple au personnage fameux qu’est le rufian mélancolique des romans de Roberto Arlt, ou encore à l’univers crapuleux de Juan Carlos Onetti, sans oublier aussi– voire surtout – l’incroyable roman de Leopoldo Maréchal Adan Buenosayres [1948] [2], dont le livre de Filloy semble à bien des égards être l’indéniable prédécesseur.
Le petit tour au bordel fait donc bien partit du programme de cette nuit intense pour Op Oloop, mais cette visite réservera à notre ami son lot de surprises et de délires fiévreux baignant dans un oedipe fantasmé. Mais il serait sage de ne pas en dire plus, histoire de ne pas déflorer le plaisir vaguement masochiste du futur lecteur.

Il y a donc au centre du livre un grand banquet, où Op Oloop en hôte attentionné a réuni tous ses amis. Et que fait-on, chers amis, dans un banquet, à part manger goulûment une liste infinie de mets plus délicieux les uns que les autres et d’avaler par litres les meilleurs vins et champagnes ? Et bien, naturellement, on y discute, on y joute oralement, on y lâche les bons mots ou les pires boutades vaseuses, bref, au banquet d’Op Oloop, ça parle. Et de quoi, me demandez-vous, de quoi ça parle ? Oh, et bien d’un peu de tout : du sens de la vie, des statistiques, de la guerre, du passé et des souvenirs d’une jeunesse finlandaise, de la religion, des idéaux politiques, de la sexualité, tarifé ou non, et bien sûr et surtout de l’amour, inévitablement, car ne l’oublions pas, Op Oloop est amoureux, voilà où le bat blesse, voilà la grande nouvelle qui inquiétera tous ses amis. Cette séquence du banquet – la plus longue et la plus riche du livre - est aussi celle où la folie rampante, qui peu à peu gagne notre héros dans des grandes bouffées délirantes qui telle des montagnes russes montent et descendent dans son crâne en ébullition (« ma tête est une version miniature de l’enfer » dit-il au début du livre), va prendre le pas et le guider directement vers l’épisode cataclismico-burlesque du bordel, qui sera celui qui marquera sont destin.
Et puis dans ce banquet, il y a les convives, la tonitruante galerie des amis d’Op Oloop, une belle brochette de grande gueules, avec lesquels ça parle, et pas qu’un peu, croyez moi. On sent par là d’ailleurs que Filloy s’est beaucoup amusé à dépeindre cette galerie rabelaisienne de « types » disons socioprofessionnels et à leur attribuer des interventions truffées par le vocabulaire propre à leurs professions (on y croise un contrôleur aérien, un ingénieur du son …). Ce banquet est le lieu du discours, de l’échange parfois vif, de la confrontation qui toujours se résout et s’apaise en levant son verre à l’amitié. Cette séquence n’est pas thématiquement unitaire, elle ouvre milles et unes directions philosophiques ou politiques, humoristiques ou mélancoliques. On y sent palpable, l’ambition artistique de Juan Filloy, le lecteur y est emporté par le côté touche à tout et exubérant d’un échange de haute volé, ou l’humour et le grotesque sont loin d’être absent.








Je le disais un peu plus haut, cet Op Oloop m’a irrésistiblement fait penser à l’un des classiques absolus de la littérature argentine, voire latino-américaine en général, je veux parler du maousse Adan Buenosayres de Leopoldo Marechal, qui partage plus d’un point commun avec le réjouissant roman de Juan Filloy, ne serait-ce déjà parce que les deux livres sont titrés tout simplement d’après le nom de leur personnage principal. Le héros de Marechal, à l’instar de celui de Filloy, est un idéaliste en crise dont nous suivrons la quête de sens en « temps réel ». Adan Buenosayres et Op Oloop sont deux victimes de l’amour impossible et de l’absolu, projeté dans le délire (le leur et celui de leurs nombreux amis, les deux livres offrant la même cruciale place à l’amitié et aux joutes verbales qui y sont liés). Les deux romans présentent aussi la même alternance entre visions philosophico-psycanalitico-mystiques et farce picaresque, ils arborent avec fierté le même plaisir à mélanger allègrement et sans souci la pureté de la lumière et la vulgarité bien sentie (mais toujours, comme je le disais, avec grâce, avec élégance), et sont construit tout deux, à l’instar d’une bonne vieille fable philosophique, en succession d’épisodes prenant place au sein d’une trame temporelle relativement courte (19h donc chez Filloy, 3 jours chez Marechal), comme autant de moments symptomatiques et symboliques qui viendraient marquer les étapes indispensables d’une avancé ou fuite en avant, celle de l’errance angoissée et destructive de leur personnage. Les deux romans par ailleurs, connurent le même ostracisme au moment de leur publication, et l’Adan Buenosayres de Marechal, s’il ne fut pas censuré, fut totalement ignoré par le milieux intellectuel de l’époque – à l’exception, encore lui, de Julio Cortázar- à cause du péronisme ouvertement affiché de son auteur, ce qui n’était guère bien vu dans un milieu littéraire qui était alors largement lié à l’oligarchie.

En guise de conclusion à cette petite note qui ne fait qu’effleurer un roman particulièrement riche, drôle, intelligent et fantaisiste (l’un n’excluant pas – je l’espère – l’autre), remercions donc les éditions Monsieur Toussaint Louverture d’avoir eut la bonne et riche idée de nous offrir, près de 80 ans après sa première publication (il n’est jamais trop tard), cette première traduction française d’Op Oloop et de l’œuvre (visiblement très fournie) de Juan Filloy en général. Espérons donc que ce ne soit qu’un début ...




[1] Pour en savoir plus, Filloy en parle (en espagnol) ici.

[2]
Leopoldo Marechal "Adan Buenosayres" - Traduction de Patrice Toulat [Grasset, 1995 & Livre de Poche Biblio, 1999].

Raoul Ruiz [1941-2011]

Un hommage.






On le sait, les nécrologie c'est quand même un peu déprimant, sans parler de cette petite impression un peu gênante qu'il aura fallut que le type soit mort pour qu'on se décide enfin à parler de lui. Comme si un quelconque événement de moindre importance, la parution par exemple d'un nouveau livre ou la sortie d'un nouveau film, n'aurait pas normalement dû suffire à déclencher notre goût pour la logorrhée, l'hagiographie, bref notre petite et fâcheuse tendance à vouloir - via l'écriture en ligne - tisser d'exagérées louanges à tel ou tel auteur.

Inutile de dire que je n'ai aucun goût particulier pour l'écriture de nécrologie ; le fait est pourtant qu'en l'espace de quelques mois, ce blog en est déjà à sa deuxième (je tiens les comptes). La première c'était, il n'y a pas si longtemps, celle d'Ernesto Sabato, un auteur qui me plaisait beaucoup quand je n'étais encore qu'un jeune lecteur frêle promenant naïvement ses yeux de biche sur n'importe quel texte imprimé, et qui me plait beaucoup moins maintenant que je ne suis plus qu'un vieux râleur aux yeux fatigués.

Deuxième nécrologie en peu de temps donc, et plutôt que de commenter l'hécatombe, je dirais simplement que celle-ci m'est plus douloureuse que la précédente. C'est sans doute pour ça d'ailleurs qu'elle a un peu tardée à venir : Raoul Ruiz a eu le très mauvais goût de nous quitter le vendredi 19 août dernier, et que ce n'est qu'aujourd'hui - samedi 3 septembre - que je me décide enfin à pondre ma petite bafouille en forme d'exercice d'admiration, c'est à dire finalement d'hommage plus que de nécrologie, à l'un des cinéastes que j'apprécie le plus.

La filmographie monstrueuse de Ruiz étant un puits sans fond, ne comptez pas sur moi pour avoir tout vu des plus ou moins 130 films du réalisateur franco-chilien, ni d'ailleurs pour vous en dresser la liste. D'autre part, je ne suis pas un spécialiste du cinéma. Mais qu'importe. J'ai aimé, j'aime et je continuerais fort probablement encore un petit moment à aimer l'univers cinématographique ruizien. C'est l'essentiel.

D'ailleurs, puisque nous y sommes, c'est par la vision du magistral Trois vies et une seule mort de 1996 que je suis tombé dans cet immense puits filmique, duquel je ne suis - c'était fatal - toujours pas sortis. Dans ce film hallucinant où se croisent Marcello Mastroianni et Pierre Bellemare, où les anthropologues sont aussi majordomes ou clochards selon les caprices du tintement cristallin d'une cloche ; dans ce film encore où Carlos Castaneda en prend pour son grade tandis que Melvil Poupaud et Chiara Mastroianni forment un couple d'étudiants neuneus ; dans ce film où la moitié des acteurs parlent français avec un accent étranger plus ou moins définissable ; dans ce film où les comptes ne sont peut-être pas toujours bons (combien de vies, combien de morts, déjà ?) ; dans ce film où la caméra glisse le long des objets et des murs pour mieux projeter leurs ombres sur des miroirs trompeurs ; dans ce film donc c'est un peu l'abécédaire ruizien qui trouve sa condensation, l'imposant ainsi comme une porte d'entrée idéale qu'il ne nous reste qu'à franchir.

Mais, me rétorquera-t-on, Généalogie d'un crime, sortit la même année, aurait tout aussi bien pu faire l'affaire... Certes. D'ailleurs, pourquoi en rester seulement aux scénarios originaux alors même qu'il nous faudrait aussi compter avec les adaptations des classiques de la littérature : Proust (Le temps retrouvé, 1999), Giono (Les âmes fortes), jusqu'à l'ultime Mystères de Lisbonne, d'après un classique portugais dont le nom de l'auteur m'échappe. Bref. Il y a milles et une portes d'entrées à l'œuvre kaléidoscopique de Ruiz, on pourrait encore proposer le Klimt de 2005, sorte de parfait anti-biopic. Mais le but de cette note n'est pas, comme je le disais, de dresser la moindre liste, fut elle celle des succès d'un réalisateur majeur.

Cela dit, on peut quand même remarquer que la filmographie du maestro semble divisée en deux sections, l'une ayant été nettement plus diffusée - donc vu - que l'autre. L'axe autour duquel s'opère cette division pourrait bien être d'ailleurs ces Trois vies et une seule mort qui assurèrent tardivement une certaine reconnaissance publique à notre réalisateur.



Il y aurait donc deux Raoul Ruiz disons, comme les deux faces d'une belle poire coupée en son milieu, avec d'un côté celui des "grosses" productions qu'il dirigera à partir de la moitié des années 90, où la narration y est plus classique ou vaguement linéaire que dans l'autre versant de notre honorable poire qui, pourfendue telle un vicomte, prétend symboliser l'insymbolisable : la filmographie folle et pléthorique d'un des inventeurs les plus remarquables du cinéma depuis, disons, Mélies (en gros). L'autre section donc, serait la face cachée, obscure, ce que vous voulez, du corpus Ruizien, à savoir les œuvres des années 70 et 80, sans parler même de ses premières réalisations chiliennes de la fin des 60's (qui a vu Tres Tristes Tigres, sont premier long de 1968, pourtant largement remarqué/primé à l'époque ?).

Cette première période est bien évidemment la plus étrange, la plus barrée ; j'allais dire aussi la plus complexe, mais rien n'est moins sûr : les films les plus "linéaires" du maître - telles les monstrueuses 4h et des bananes des Mystères de Lisbonne de 2010 - n'ont rien à envier en terme de complexité narrative, visuelle ou sensorielle, à d'autres essais antérieurs plus expérimentaux. Cette première époque est en tout cas la plus déroutante, et puisque l'un des avantage d'une chronologie qui par la mort à trouvée sa conclusion est que l'on peut la parcourir à l'envers, n'hésitons pas, prenons donc le parcourt à revers (oh ! sans pratiquer non plus une rigueur de la réversibilité absolue, contentons nous simplement de commencer par quelques films de la dernière période ; ultime période que l'on considère généralement pour l'artiste comme celle dite de "maturité") : n'apprécierons nous ainsi pas mieux les complexité rhétorique et bougrement klossowsquienne de L'hypothèse du tableau volé (1978, un des chef d'œuvre de la première période) si nous avons d'abord cédé aux pâmoisons proustiennes et fin de siècle du Temps Retrouvé, à l'angoisse sourde de la Comédie de l'innocence (2003), aux paradoxes délirant de Généalogie d'un crime ?

Cette première période est aussi celle des budgets réduits (quoique le budget serré sera de toute façon un spectre errant tout au long de la carrière de notre homme, qui évoquait à propos de son rapport aux producteurs et autres financeurs une véritable technique de "guérilla"...), la qualité de l'image s'en ressent parfois, mais je dirais que cela fait parti du charme. Un film comme L'éveillé du pont de l'Alma (1985) où deux insomniaques (dont Michael Lonsdale dans un de ses meilleurs rôles) trainent leur philosophie bancale sur les quais de la Seine, n'a-t-il pas parfois comme des airs d'un giallo italien où dégoulinerait moins de sang mais plus de métaphysique et de glissements de terrains surréalistes ? Certains films de Ruiz ont comme des faux airs de cinéma bis pour intello, on y retrouve une même balance poétique entre le bâclé et l'ultra maitrisé. Ça joue parfois faux d'ailleurs chez Ruiz, mais contrairement à Lamberto ou Mario ou machin Bava & Co., ce type de jeux d'acteur branque ne répond pas tant à l'incapacité de se payer des bons comédiens qu'à un souci, voire un raffinement esthétique vaguement bressonien mais surtout très personnel. Le choix même des acteurs y contribue souvent, Ruiz était un maitre dans l'utilisation d'acteurs que l'on attend pas : Didier Bourdon des Inconnus (L'œil qui ment, 1993); l'insupportable Arielle Dombasle dans plus d'un film ; Pierre Bellemare donc, venu dans Trois Vies et une seule mort faire exactement ce qu'il sait faire, à savoir raconter des histoires (pour le coup vraiment) incroyables ; Elsa Zylberstein venue jouer les naïves/folles bizarrement sensuelles dans Ce Jour Là (2003) ou Combat d'amour en songe (2000); etc, etc. On se prend parfois à rêver aussi de ce qu'aurait pu faire le maestro chilien avec, mettons, sous sa coupe un Christophe Lambert tout en regard de chien battus et muscles bidons, sans doute l'aurait-il métamorphosé en l'un de ces personnages bien malsain et déroutant qui hante plus d'un de ses film.





Ce qui frappe avant tout chez Ruiz, c'est sa poétique. Une lapalissade, certes, mais on a quand même rarement vu un cinéma aussi mouvant, aussi inventif visuellement (ces cadrages vaguement déroutants voire inquiétants; ces mouvements de caméra qui déplacent le premier plan alors que tout le reste se tient fermement immobile) comme narrativement. La non-linéarité ruizienne n'est pas vraiment celle de Lynch, elle ne vise pas à recréer un monde angoissant de cauchemar, même si elle se nourrit bien elle aussi du monde onirique (Ruiz est quand même aussi le grand héritier de Buñuel). Elle est avant tout ludique, provocante, farcie jusqu'à la gueule d'un incroyable humour pince sans rire. L'esprit de sérieux y a été banni, personne assurément ne viendra l'y regretter. Le goût du bizarre ou du malsain, bien présent, est surtout quelque chose qui vient décontenancer le spectateur. Il contribue à créer ce climat de paradoxes permanents dont le cinéma de Ruiz est truffé. Nourrit aux sagesses chinoises comme aux dérives du baroque du siècle d'or ou aux romans de gare, heureux possesseur d'une culture faramineuse et foutraque, Raoul Ruiz bat les cartes de toutes ces références pour mieux créer un maelström à clé, dont la clé, justement, s'est perdue.

Comme je le disais plus haut, chez lui les comptes ne sont jamais bon, même si on pourrait parfois croire que les pièces du puzzle formel de ses films en viendraient finalement à s'emboiter. À l'instar de la table branlante où sont attablés les personnages de la scène d'ouverture de La maison Nucingem (2008), il y a chez Ruiz un goût pervers pour le bancal, le presque clair qui n'est pourtant pas clair, l'explication rationnelle qui n'explique rien mais complique tout, une fascination pour les controverses théologiques absconses et complètement vaines (qui lui vient sans doute en partie de ses affinités avec Pierre Klossowski), un plaisir maniaque du détail à la fois fondamental et sans intérêt ; bref, il y a chez Ruiz une poétique de l'incertain qui vient s'immiscer dans le réalisme pour d'un même mouvement le rendre magique et d'un geste hilare tourner immédiatement en ridicule toute prétention au magique comme au réalisme. On a quand même, avouons-le, rarement vu un cinéma plus libre que celui-ci.

Et puis Ruiz n'est pas qu'un hérétique, c'est aussi le fourbisseur d'une beauté filmique peu commune, où les cadrages, les déplacements de caméra, les surprenants jeux de montage, la bande son en général et la musique de Jorge Arriagada en particulier contribuent à l'envoutement durable voire définitif d'un pauvre spectateur prit au piège de ce délire magnifique. Tout est dans tout chez Ruiz, la beauté, pas bégueule, s'y déverse à seaux entiers. On y rit, on y réfléchit (du moins on essaie). On frissonne, on s'ébahit. C'est beau, c'est du cinéma. C'est Le Cinéma. Tout simplement. La voici l'équation : Ruiz = Cinéma, que dire de plus.