Marcelo Cohen - "Donde yo no estaba"





Le journal intranquille

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Donde yo no estaba - Marcelo Cohen
[Norma, Barcelone, 2007]



J'avais, je dois le reconnaitre, une certaine peur au moment d'ouvrir l'énorme roman de Marcelo Cohen. Je dis peur, mais je crois qu'il s'agissait plutôt de quelque chose de l'ordre du préjugé, basé sur l'image plutôt vague que j'avais du travail de l'argentin : un écrivain difficile à lire, au style excessivement recherché (trop ?), construisant une sorte de science fiction intellectuelle, remplissant ses pages de néologismes obscurs et d'expressions vernaculaires provenants d'un argentin impossible, plus fantasmé que réel, comme une sorte de lunfardo du futur, ou pour reprendre l'expression d'un de ses collègues, l'écrivain Oliverio Coelho, un "slang invérifiable". Le livre, au final, s'il n'est pas venu contredire cet a priori, c'est bien parce qu'il en a plutôt confirmé l'inanité. Marcelo Cohen est un écrivain qui impose ses exigences, certes, sa lecture demande une certaine énergie, c'est évident, mais le jeu après tout en vaut la chandelle.

De fait, Donde yo no estaba (Là où je n'étais pas pas) est un livre écrit dans une langue des plus surprenantes, un espagnol entièrement recréé, "savant", raffiné, mais aussi par moments délirant, voire absurde. On comprendra donc qu'il ne m'a pas toujours été possible de saisir toutes les subtilités d'une telle construction très volontaire d'une langue "nouvelle" à l'intérieur d'une langue "ancienne". Mais, même sans pouvoir peut-être tirer tout le jus du style fort particulier de Cohen, il faudrait être bégueule pour ne pas se satisfaire de ce que l'on peut en extraire.

Je dis langue "nouvelle " contre langue "ancienne", comme s'il ne s'agissait là que d'une vulgaire opposition quand il apparait évident que ce que fait Cohen serait plutôt comparable à une tentative de déphasage du langage, la construction patiente, obstinée, inventive, d'un castillan intemporel et moqueur ou futuriste et moqueur (ce qui ici revient curieusement au même). Nous n'assisterons donc pas, c'est heureux, au spectacle d'un avant-gardisme attardé ; ce que nous trouverons, c'est au contraire un regard critique d'une grande acuité sur ce qu'il est encore possible de faire avec la langue après tant et tant d'expériences radicales. Le livre pourtant a su maintenir quelque chose du geste avant-gardiste, et là aussi c'est heureux, car ce qu'il en retient c'est la fraicheur ambiguë de ce qui oscille entre le sérieux et la blague particulièrement élaborée.

Au long de 726 pages aussi exténuantes que fascinantes, nous pénétrons dans le journal écrit quotidiennement avec constante et gout maladif du détail par un certain Aliano D'Evanderey, petit bourgeois, grossiste en lingerie féminine sur une île nommée Isla Múrmura, qui avec beaucoup d'autres composent l'archipel du Delta Panoramique, un espace étrange qui ressemble et ne ressemble pas au Rio de la Plata, une géographie fictive que Marcelo Cohen développe dans ses écrits depuis un bon moment et autant de publications. D'Evanderey est un type d'un certain age, père de deux enfants, époux et entrepreneur plus ou moins heureux, mais qui surtout est en recherche de quelque-chose.

Comme il arrive parfois dans les romans, une rencontre va interrompre le flux acceptable de sa vie. Un certain Yonder, sorte de vagabond ou déclassé sale et provocateur, peu à peu s'imposera comme un double "négatif", rageur et crasseux, du faussement paisible D'Evanderey, lequel, surpris, verra discrètement grandir en son sein ce qu'il nommera le "Yonder-en-moi". La rencontre sera le commencement de quelque chose qui finira presque fatalement par prendre la forme d'une "aventure", le roman quittant à un moment donné la ville de Lavinca pour explorer l'intérieur d'une île en souterraine décomposition. Deux modifications supplémentaires auront également leur part : la séparation du couple et l'irruption d'une maladie discrète qui ne pourra être vécut autrement que comme la perpétuelle remise à plus tard d'une condamnation diffuse.

D'Evanderey est de ceux qui se posent des questions, éternelle proie du doute et de l'hésitation. Son journal, fidèle et imperturbable réceptacle, les recueilles. Nous découvrons ainsi, avec moult détails, les observations et réflexions de notre "héros" sur le régime politique sous lequel il lui a été donné de vivre - la Démocratie Courtoise -; la religion interdite, celle du muet Dieu Solitaire, dont les adeptes se cachent dans quelques tunnels perdus sous la ville ; sur la littérature, la philosophie, l'amour et le devoir, la responsabilité ou l'honneur, la technologie (nous croiserons des farphones, des transviliens etc), la musique, l'art, les animaux (normaux ou mutants), bref sur tout les grands thèmes observés depuis la lorgnette inversée des plus infimes bagatelles. Donde yo no estaba, de ce point de vue, et bien qu'il esquisse autant qu'il déconstruit un monde d'obédience futuriste, est avant tout une sorte de roman philosophique qui préfère ne pas choisir entre préciosité et humour impie.






Il faut bien reconnaitre que par moment le livre est un peu trop long, qu'il en devient parfois difficile de résister à la vague impression d'étouffement provoquée par le discours sans fin de D'Evanderey/Cohen. C'est un travers probablement inévitable s'agissant d'un roman aussi exhaustif, total, etc. Mais ce n'est après tout qu'une imperfection constitutive des fictions de ce genre, d'ailleurs anticipée dans le texte lui-même, son auteur étant trop intelligent pour ne pas décider d'assumer pleinement les risques de l'exercice. Abonderont donc les théories de D'Evanderey sur le roman, sur ses excès.

Plus intéressantes peut-être sont ses méditations inquiètes sur la forme que prend son journal, comme s'il craignait de tomber dans le dangereux puits du "romanesque", le piège d'une involontaire transformation de son journal en roman. Comment alors ne pas penser à certains passages du même tonneau dans La novela luminosa de Mario Levrero ? Dans le roman lumineux de l'uruguayen, nous suivons les inquiétudes de l'écrivain quant à la valeur ou l'intérêt pour le lecteur de ce qui chaque jour est égrené dans un Diario de la beca qui semble incapable de s'échapper d'une quotidienneté absolue, comme s'il lui était interdit de se faire roman. La comparaison pourrait paraitre incongrue, mais peut-être pas complètement si l'on pense que Donde yo no estaba pourrait aussi très bien se lire comme un roman du quotidien, emplie d'incertitudes mystiques et/ou métaphysiques (à l'instar du livre de Levrero). Que l'action occupe un monde de fantaisie n'y change au fond pas grand chose, on pourrait sans doute y voir d'ailleurs une des forces du livre. Les règles de cet univers de science fiction sont très vite acceptées par le lecteur, pour mieux passer ensuite à autre chose, l'essentiel. Le quotidien chez Cohen comme chez Levrero est un mouvement qui va du banal jusqu'à l'incongruité comprise dans ce même banal et dans ce qui en constitue le corolaire, la répétition. Et un journal, par nature, se répète.

Comme Levrero, le personnage de Cohen ne cesse de s'interroger lui-même et d'interroger son entourage ; cet acharnement à tout analyser, à tout écrire lui apparait par moments comme la discutable volonté de trouver ou de souligner une "trame" dans sa vie qu'il ne peut pas ne pas considérer comme fallacieuse ou extravagante, et pire encore, il ne lui apparait pas clairement si cette supposé "trame" est celle que ses actes et décisions coordonnent ou s'il s'agit seulement de ce que lui choisit de raconter dans ses régulières sessions d'écriture. Cela pourrait se compliquer si l'on y ajoute le fonctionnement à première vue ingénu de la religion du Penser, son credo affirmant que les hommes ne vivent et persistent que parce qu'ils sont pensés par les autres. Où donc se situe, dans de telles conditions, la trame, si tant est qu'il y en ait une ? Et d'ailleurs qu'est ce qu'une trame ? Une pensée, la pensée d'un seul, de plusieurs ? Au delà du possible discours méta-littéraire, les doutes de D’Evanderey signalent une certaine inquiétude à l'heure d'affronter le réel et ses attributs. Elles nous parlent aussi, peut-être, de la vérité, si tant est qu'un journal devrait raconter la vérité. Le réel et le véridique se retrouve ici face à leur intrinsèque impossibilité, défiants toujours - aux alentours comme dans la tête même de D’Evanderey - la moindre assimilation ou définition. Y compris de ses maitres littéraires, auteurs comme lui de journaux qui affichent la fausseté, l'ambiguïté d'une fiction, il ne sait pas comment ne pas se méfier. Et que dire encore des surprenantes théories d'une "musique réaliste" qui passionne son fils, tentative ingénue de reproduire ou de soutenir tout les actes du quotidiens, de leurs donner un sens au travers d'une pratique artistique dont la valeur pose question ?

Le système politique opérant à Isla Múrmura est justement un système fuyant, on ne peut savoir (ou alors seulement deviner) en quoi consiste la "courtoisie" de cette Démocratie Courtoise. Faut-il la comprendre à partir de ses pénibles efforts à se faire passer pour transparente, ou de ses indéniables contradictions, sa maladroite incapacité d'accepter ses côtés sombres ? On ne sait pas, au fond, grand chose. C'est là que se situe le problème de D’Evanderey le sceptique, son monde est une illusion et cette "démocratie" pourrait bien n'être qu'une fanfaronnade, du vent, comme les hologrammes du président Goyfrena qui lui apparaissent en pleine rue ou au tables des bars pour lui proposer de prendre part au gouvernement, pour lui demander, comme tant d'autres tout au long du livre, un "geste", si tant est d'ailleurs qu'il existe un gouvernement et pas simplement un vide que chacun tente de cacher en pensant aux autres, intoxiqués tous par l'obsessionnel discours du Penser.

Marcelo Cohen a su construire un cauchemar politique particulièrement déconcertant, qui ne présente pas les habituels traits exacerbés que l'on serait en droit d'attendre de la science fiction. On l'a comparé à J.G. Ballard ; je ne saurais dire si cela est pertinent, n'ayant pas lu Ballard, mais ayant par contre bel et bien lu Philip K. Dick, je dirais qu'il m'a semblé croiser ici ou là quelques traits "dickiens", particulièrement en ce qui concerne le catalogue d'inventions et d'innovations technologiques présent tout au long du roman. Comme chez Dick, la technologie ici occupe une place ambiguë, quelque part entre l'étonnement inquiet et l'absurde, un futur qui n'est pas tant fait de prétentieuse navettes spatiales que de de petites modifications paranoïaques du réel. Le futur que nous décrit Cohen se teinte d'un certain archaïsme, tendant à la mythologie comme à l'absurdité.

Je dis "cauchemar" mais peut-être ne s'agit-il après tout que d'un monde égaré, que D’Evanderey recueille, observe et dissèque à sa façon, se vidant et s'amaigrissant peu-à-peu dans l'écriture, exerçant continuellement sa graphomanie vitale au rythme de son incertaine peur d'une mort qui lui a été annoncée (l'inquiétant Nœud de Samblovit, installé confortablement dans son cerveau pour mieux lui fournir le plaisir d'un mal de crane incessant), de son inquiétude pour couvrir et comprendre tout à travers l'écriture. En doutant, toujours, en quête d'une tranquillité puisque, selon les mots de l'auteur, il s'agit "du journal d'un monsieur bourgeois austère chez lequel il y a évidemment une grande influence de Bernardo Soares, le narrateur du Livre de l'intranquillité de Pessoa. J'ai pensé à un journal où la question ne serait pas l'intranquillité sinon la recherche de la tranquillité".

Margo Glantz - "Les généalogies"





Les généalogies multiples de Margo Glantz


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Les généalogies - Margo Glantz
[Traduction Françoise Griboul - Folies d'Encre, 2009]



Dans Les généalogies, l'écrivaine mexicaine Margo Glantz retrace son histoire familiale, celle de ses parents juifs ukrainiens venus s'installer en 1925 au Mexique. Ces généalogies au pluriel se construisent par petites touches, s'éloignant de toute chronologie linéaire pour préférer un mode associatif, au gré d'un dialogue à travers la mémoire capricieuse de ses parents, que l'auteur interroge tout au long du texte. Cette esthétique de l'association d'idée est propre à beaucoup des livres de Glantz, c'est une des marques de son style, comme si son écriture était guidée avant tout par le caprice. Mais peut-être s'agit-il ici simplement de relater une genèse perpétuelle, une identité en mouvement, d'où ces sauts de moutons dans un même chapitre, un même paragraphe voire une même phrase, d'un lieu à l'autre, d'une époque à l'autre, d'Odessa à Mexico D.F..

"Nobles ou pas nobles, nous avons tous nos généalogies. Moi je descends de la Genèse, non par orgueil mais par nécessité" lit on en ouverture du prologue. Voici donc le lecteur plongé directement dans le grand bain du général et du particulier : la Genèse texte fondateur pour l'identité juive et les généalogies familiales, celles de tout un chacun. Margo Glantz affirme dans ce livre l'ambiguïté de son identité de juive pas/plus vraiment juive, de mexicaine dont les origines ukrainiennes, c'est a dire russes, n'existent que dans le récit familial, puisqu'elle est née en 1930 à Mexico.

Dans ses romans et textes de fictions comme dans ces "mémoires" - qui ne sont pas tant les siennes propres que celles de ses parents, de sa famille, et celles pourquoi pas des juifs émigrés en Amérique (du nord comme du sud) - Glantz s'attarde souvent sur des détails qui semblent à priori futiles, de second ordre. Ici par exemple, il est beaucoup question de nourriture, de vêtements... Les aspects plus difficiles ou tragique semblent au lecteur peu attentif passer au second plan.

Et pourtant, au milieu de cette profusion de détails sur des recettes de cuisine juives ou russes traditionnelles, sur les coupes et les tissus des vêtements que l'auteur elle-même, ses sœurs ou ses parents portaient ou vendaient dans leurs boutiques, sous cette pluie de noms de poètes et d'intellectuels mexicains, ukrainiens, russes qui sont ceux que fréquentèrent ses parents, c'est bien de l'identité juive et des violences et discriminations subies dont il est question, ainsi que de l'histoire russe et de l'histoire mexicaine. Les pogroms, la révolution de 1917, la pauvreté dans la Russie et l'Ukraine tsariste, tout cela est là, bien présent, mais il y a un style, une élégance pour en parler. Les généalogies est de ce point de vue un livre émouvant, qui ne cherche pas à se faire plus grand qu'il ne l'est. Pas de grandiloquence ici, pas de gestes ampoulés. Mais la justesse d'une imprécision fondamentale, celle de la mémoire et de l'identité telle que construite et reconstruite par des parents qui, quand ils se racontent, se dévoilent et se cachent d'un même geste derrière les souvenirs qu'ils organisent ou falsifient ; souvenirs que l'auteur doit parfois aller chercher avec une insistance têtue. Une des grandes forces du livre, qui le fait surnager bien au-dessus de la moyenne du genre, c'est cette fragilité préservée du souvenir fluctuant, cette hésitation du témoignage qui transparait sur le papier.

Les parents de l'auteur pratiquent d'autre part un espagnol imparfait, eux qui sont nés dans le russes et la langue hébraïque, avant de s'affirmer une fois arrivés au Mexique davantage dans le yiddish que dans l'espagnol, manière d'intégrer une communauté d'exilés où les différences entres russes blanc, juifs, etc. s'atténuent face au désir de préserver ensemble quelque chose de ce qui est resté là-bas. La langue est donc aussi un des personnages du livre, préservée dans sa complexité et son ambiguïté. Elle est le fantôme, le calque de plusieurs réalités qui se confondent entre l'enfance et l'âge adulte, entre l'Ukraine et le Mexique, entre ce que l'on mangeait là-bas et ce que l'on mange ici. Entre ce que l'on disait là-bas, comment on le disait là-bas, et comment on parle ici, comment on le dit ici. La pluralité des généalogies, c'est aussi celle-la, la pluralité des langues. Margo Glantz est mexicaine et écrit en espagnol ; son père, lui, était un grand poète qui écrivait en yiddish, langue que sa fille ne parle pas. Les généalogies, c'est aussi ce que chacun peu préserver pour lui, pour les autres, et ce qu'il nous en reste.

L'idée de généalogie n'a cependant rien à voir ici avec la fatalité du destin ni avec le poids du passé. Elle est plutôt la constatation surprise et amusée (parfois aussi nostalgique, parfois aussi inquiète) des hasards, des coïncidences, des rencontres et des non-rencontres surprenantes qui font une histoire familiale (l'auteur par exemple aurait pu naître en Amérique du Nord si des cotas d'immigrants n'y avaient pas été instaurés...).

Le livre multiplie les images, les métaphores, les références, se déployant par circonvolutions, par couches, par contradictions, se souciant peu de tout clarifier. Le livre surtout, évoque davantage qu'il ne dit ; ce n'est pas un livre d'histoire, ce n'est pas un livre sur l'immigration. C'est un livre sur le lien, familial, affectif, sur l'identité qui se déforme et se reforme en permanence, là où elle peut, comme elle le peut.

Éric Chevillard - "L'auteur et moi"




Le système Chevillard, cru 2012

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L'auteur et moi - Éric Chevillard
[Minuit, 2012]



Une fois n'est pas coutume, j'ai lu un livre de la rentrée littéraire. Bon d'accord, j'ai triché, il s'agit du nouveau Chevillard. Triché ? Le livre, paru il y'a à peine une semaine, ne ferait pas partir des 674000 livres de ladite rentrée ? Si, bien sur, si l'on considère qu'un Chevillard pourrait intégrer le bal. Pour ma part, j'ai franchement du mal à l'y inclure, ne serait ce que par l'entêtement de notre auteur à maintenir un sillon non pas fermé mais fermement entretenu, poursuivie avec l'insistance de l'entomologiste hypnotisé par la fourmi. Et je ne dis pas fourmi au hasard bien sur (comme j'aurai pu dire orang-outan ou ouistiti), mais bien parce que la fourmi, sa poursuite éperdue, est un des axes majeur de L'auteur et moi, le nouvel opus chevillardien (on y parlera également de gratin de chou-fleur et de truite aux amandes).

Chevillard, notre grand ironiste, sort un nouveau livre, et déjà nous voilà hors de la mêlé, nous revoilà plutôt retrouvant notre fauteuil au sein du fan club d'Éric Chevillard. Fan club ? J'ai pour ma part découvert l'olibrius il n'y a pas si longtemps, et si j'ai d'abord cru aux quelques réticences que me provoquait sa lecture, j'ai su depuis faire fis de ces maigres objections qui n'étaient autres que le fruit d'une vieille paresse de ma part, celle du petit lecteur provincial benoitement assis dans des habitudes qu'il a parfois peur - ou tout simplement la flemme - de voir remises en questions. Depuis, j'ai pris ma carte au parti, et ne me lasse plus du système chevillard.

Le système Chevillard ? Oui c'est un véritable système que la fiction chevillardienne, le lecteur en est un maillon fondamental (alors qu'en observant la rentrée littéraire on se demande si c'est le cas), puisque le système exige la complicité dudit lecteur (thème connu, certes mais indéniablement renouvelé chez l'auteur qui nous occupe).

Or, avec L'auteur et moi, ne voilà t'il pas que le système Chevillard est mis-en-scène, convoqué directement sur le plateau. Moité thèse délirante sur les méfaits du gratin de chou-fleur, moité exercice d'auto-critique des plus savoureux (contrairement à cette ignoble pataugeoire à grumeaux qu'est le gratin de chou-fleur), le livre balade le lecteur entre anecdotes grotesques et hilarantes et confessions douteuses d'un auteur qui n'est pas (tout à fait) Chevillard, et qui via ce bon vieux procédé de la note en bas de page, se pique d'interrompre à tout bout de champ le récit afin d'en nuancer, d'en infirmer ou d'en préciser les tenants et aboutissants, prétendant ainsi mettre à jour les rapports parfois incestueux entre l'auteur et son personnage. Car Chevillard nous le dit: ne croyez pas ces prétentieux, ces ridicules, ces auteurs à la petite semaine qui viennent se la raconter avec leurs histoires de personnages qui leur échappent. Quel mensonge grossier, se gausse notre auteur. Et de se lancer dans la démonstration argumenté de l'inanité d'une telle prétention. Ainsi, avec un didactisme suspect, l'auteur analyse le texte en temps réel, y souligne point commun et différence entre le personnage du roman et l'auteur. C'est un jeux d'équilibriste entre deux faux Chevillard, le personnage de fiction d'une part et l'auteur qui commente d'autre part. C'est (mais faut-il encore le préciser) hilarant, intelligent, bref c'est ce que l'on appellerai d'une manière un peu vieillotte, un bonheur de lecture.

Il n'y a, au fond, pas beaucoup plus à dire (du moins ici, sur ce modeste blog) sur ce livre, car tout est déjà dedans, le livre et son commentaire. C'est pratique, cela fait gagner du temps. Sauf que le commentaire aussi déraille (au moins autant que le récit en lui-même). En effet la note n° 26 occupe quasiment la moitié du livre. Il y est soudainement question d'un type qui poursuit une fourmi. Qui est-il ? Et bien le même personnage, celui qui a comme un problème avec le gratin de chou-fleur, mais transbahuté ailleurs, dans un autre contexte, une autre histoire (encore que le spectre du gratin honnis, là aussi, est à l'affut). Parce que non, vraiment, un personnage ça ne s'échappe pas, la preuve, on en fait ce que l'on veut, où l'on veut. On le mène en bateau.

L'auteur et moi c'est à tout point de vue du Chevillard du meilleur tonneau, et même si le livre est truffé de références aux autres livres du meilleur écrivain français (ce n'est pas moi qui le dit, c'est Pierre Jourde, mais il a bien raison), ceux qui n'ont pas encore la chance d'intégrer le fan club trouveront peut-être ici l'occasion de mordre à l'hameçon.