Jérôme Lafargue - L'ami Butler

Une fiction qui se mord la queue

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Jérôme Lafargue - L'ami Butler [Quidam, 2007]





En écrivant L'ami Butler, Jérome Lafargue a accompli un travail d'artisan, celui de la construction précise et bien menée d'un récit subtil ou qui du moins prétend à la subtilité, une horlogerie fine où les pièces s'emboitent avec aisance dans le grand rouage littéraire qu'est son roman. Employer le terme "artisanat" n'a rien de péjoratif, ne nous y trompons pas. Au contraire, il renvoie directement à ce travail patient et paradoxalement humble qui est celui de l'écriture, du montage, jours après jours d'un roman. Paradoxal, évidemment, car la littérature (comme le rappelle d'ailleurs Lafargue lui-même à plusieurs reprises dans son livre) est l'apanage de la prétention, de la volonté de puissance, du démiurge égoïste. L'écrivain (l'artiste en général) emporté par son processus créatif a une fâcheuse tendance à oublier la mesure réelle de sa pauvre et banale condition d'homme. L'artiste comme génie (si pas pour les autres, au moins pour lui), emporté par le flux de sa création comme si tout, tout à coup, lui répondait au doigt et à l'œil. Le vieux cliché que voilà !

L'ami Butler nous rappelle qu'il n'en est bien sûr pas ainsi, et nous le rappelle à la fois depuis le cœur même du livre, dans le récit qu'il nous présente, à travers les personnages que nous y croisons, mais aussi depuis "l'aura" que le livre dans ses procédés d'écriture, de construction, dégage. Cette aura, donc, est humble ; celle d'un livre écrit avec mesure, avec intelligence, sensibilité et talent. Celle d'un livre bien écrit, sans effets inutiles. Mais cet artisanat c'est aussi celui qui depuis sa qualité même, depuis son intrigue parfaitement conduite, va priver le lecteur d'un élément fondamental : la surprise, l'invention, deux éléments qui d'une façon ou d'une autre sont essentiels à la fiction.

L'ami Butler est un roman qui joue du méta-littéraire, entre des personnages "réels" et des personnages "fictifs" inventés par ces mêmes personnages "réels" qui sont en fait eux-même fictifs puisque inventés par Jérôme Lafargue. Un jeu de miroir des plus classiques et un jeu par la force des choses devenu aussi un peu dangereux. En effet, si la construction d'une mise en abime narrative entre le réel, la fiction et la fiction dans la fiction peut fournir un excellent prétexte pour faire encore du roman dans une époque où le roman est mort sans recourir à l'artifice post-moderne un peu fatigué de la compilation de références pop plus ou moins téléphonés, c'est aussi un procédé qui en lui-même n'en est pas moins quelque peu fatigué. Et d'autre part quand celui-ci, comme c'est le cas dans le roman qui nous occupe, joue avec l'interpolation de biographies d'auteurs fictifs, il court le risque d'abriter (malgré lui ?) une certaine forme plus ou moins déguisé de romantisme autour de la figure de l'écrivain et des clichés qui lui sont afférents.

C'est un peu le problème de ce premier roman : celui d'une certaine ambition à l'heure de (re)mettre en selle une forme de fiction souvent dédaignée dans les lettres françaises contemporaines, une fiction qui n'a pas peur du fantastique, du merveilleux, une fiction qui revendique son statut d'artifice (au sens noble), bref une orientation littéraire qui aurait tout pour (me) plaire mais qui malheureusement n'est pas menée à bon port, ou pour le moins n'est pas assumée dans toutes ses conséquences.

Si je parlais d'artisanat en commençant cette note c'était peut-être bien pour souligner une forme de timidité, de demi-mesure qui empêche L'ami Butler d'être complètement le bon livre qu'il aurait pu être si son auteur avait su / pu mener jusqu'au bout l'édifice narratif, la machinerie fictionnelle qu'il met en place. Car on aura beau faire, difficile de ne pas constater que le château de carte précisément monté, avec tact, avec talent tout au long du livre finit par s'effondrer sur lui-même. Cette histoire d'un type qui vient rechercher et enquêter dans une improbable petite ville de carte postale sur la disparition de son frère (écrivain à succès de romans historiques) a le souffle un peu court. On a à la limite l'impression qu'une fois lancée la machine - celle qui fait s'intercaler l'histoire des deux frères (celui qui a disparu et celui qui le recherche) avec les biographies fictives inventées par le frère disparu, biographies qui peu à peu vont venir s'immiscer dans la vie dudit disparu - il n'y aurait plus qu'à attendre que le frottement opère tout seul pour guider le lecteur dans un jeu de miroir qui aimerait à se penser vertigineux alors même que durant toute notre lecture nous nous maintenons à une prudente distance du précipice. Car cette histoire où le réel se voit peu à peu être "absorbé" par la fiction, n'arrive pas vraiment à aller au-delà d'une métaphore ou une célébration un peu naïve - romantique, comme je le disais - du pouvoir de la fiction. Et le fait que Jérôme Lafargue se revendique d'une certaine tradition latino-américaine (voir par exemple la "nouvelle" - plutôt réussie d'ailleurs - qui ouvre le roman) n'aide pas. Sans aller plus loin, puisque dans L'ami Butler il est question du créateur démiurge qui finit par intégrer le monde fictif qu'il a créé, comment ne pas penser au classique de Juan Carlos Onetti La vie Brève (1950), où ce même procédé est utilisé avec un brio qui reste inégalé. Là où Onetti, peu à peu, sans emphase, fait basculer son personnage, Brausen, dans la Santa Maria que celui-ci a lui-même crée pour échapper à l'ennui et à une misérable condition, jusqu'à ce que le roman entier, puis l'œuvre entière d'Onetti y bascule à son tour, Jérôme Lafargue ne parvient pas à nous faire oublier les rouages, l'intentionnalité de cette même plongeé dans la fiction. Le jeu tautologique d'anagrammes n'aide pas non plus (le nom de la ville par exemple est l'anagramme du mot"illusion", ailleurs on croise l'anagramme de "chimère").

On a l'impression que ce qui manque ici, c'est une prise de distance par rapport au procédé narratif employé. Comment oublier que quelque soit le procédé, l'idée, l'univers que l'on développera, celui-ci contiendra inévitablement sa part de cliché, ce qui ne signifie pas loin de là qu'on ne puisse plus écrire quoi que ce soit mais plutôt que l'écrivain - que cela lui plaise ou non - se doit à la vigilance. Être conscient que le cliché (le déjà vu, le déjà lu) est toujours à l'affut, que le type de lecteur auquel un roman comme L'ami Butler semble être destiné est un lecteur qui par la force des choses aura déjà lu beaucoup de livres, un lecteur donc qui ne se laissera pas embobiner à bon compte.

L'ami Butler est un livre qui s'annonce bien, écrit avec élégance dans une langue au classicisme subtil qui sied parfaitement à l'univers narratif, mais il aurait fallu que le jeu de miroir qui y est construit soit poussé plus loin, exacerbé, jusqu'à ce qu'éventuellement ledit miroir éclate en morceaux pour projeter vraiment le lecteur dans l'envers du décors. Au final, ce roman qui aurait pu (et il s'en faut de peu) être une belle expérience de lecture, reste trop sage, n'ose pas franchir un pas que tout le texte pourtant appelle de ses vœux. Malgré cette déception (qui n'est pas unilatérale, loin s'en faut, elle est au contraire à la hauteur des indéniables qualités du livre), le désir de poursuivre un bout de chemin avec cet auteur est encore présent, et je sais qu'à un moment ou un autre j'irais fatiguer les pages des deux autres romans qu'il a publié.


João Gilberto Noll - "Lord" & "Harmada"


Un être fractal

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João Gilberto Noll - Lord & Harmada [Adriana Hidalgo Editora, 2006 & 2008 – Traduction de Claudia Solans]






On est en droit, certainement, de croire qu’après tant de livres lus, les opportunités d’être surpris sont rares. Il n’empêche, il y aura toujours, faisant irruption du côté le moins attendu, un texte qui par sa force et son autonomie saura nous faire sortir de nos gentilles petites cases. Cette agréable sensation m’est arrivée récemment avec la découverte de deux romans de l’écrivain brésilien João Gilberto Noll, Lord [2001] et Harmada [1993]. Découverte d’autant plus inattendue qu’elle se doublait d’une expérience nouvelle, celle de lire une traduction dans une autre langue que le français. En effet, Noll n’étant pas traduit dans nos contrées et n’ayant pas la chance de lire le portugais, je n’avais d’autre choix que d’approcher cet auteur à travers les traductions hispanophones de son œuvre.

Dans ces deux romans, Noll déploie des récits en forme de fuites. Rien à voir, pourtant, avec la fuite en avant ; les fuites qu’il nous propose ne semblent répondre à d’autres forces qu’à celle d’un contradictoire statisme en mouvement, une sorte d’agitation dans le vide. Dans Lord comme dans Harmada, nous assistons étonnés aux extravagants mouvements d’une identité dissoute, difficile à cerner, qui n’est pas sans évoquer parfois l’œuvre de l’argentin Sergio Chejfec. Encore qu’il ne s’agisse pas ici du « je » hésitant que nous croisons par exemple dans son roman Mes deux mondes [Passage du Nord-Ouest, 2011], mais d’un personnage qui pour être imprécis n’en possède pas moins un corps (alors que chez Chejfec les personnages semblent nettement plus éthérés) ; un corps qui n’omet d’ailleurs pas ses humeurs et autres sécrétions, sa merde, sa vase.

Les narrateurs, chez Noll, maintiennent ouverte une lutte entre la volonté et l’impossibilité de cette même volonté ; un mouvement pendulaire d’allées et venues qui devient d’une certaine façon le moteur même de ce qui est raconté. Celui qui parle est un être qui vise quelque chose ou le prétend, même si, d’évidence, il ne sait pas quoi. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de but dans l’univers poétique de Noll. On dira plutôt que dans les décombres d’une identité trop flexible ou influençable survivent les traces et les lueurs d’un être qui, en d’autres temps, savait se définir depuis l’incertaine idée de l’unité. Mais l’unité, maintenant, ne survit même plus en tant que mythe. On pourrait même ajouter de ce point de vue que ne survit même pas la nostalgie de ce qui a été perdu, si tant est d’ailleurs que quelque chose ait été perdu.

Les personnages de Noll cherchent d’une certaine façon à se défaire d’un passé insaisissable, fuyant et rétif, encore qu’affirmer que ce passé ne leur importe plus serait peut-être excessif. Mais rien ne nous permet de dire que quelque chose de véritablement douloureux s’y cache. Que laissent-ils derrière eux ? Laissent-ils quelque chose ? Comme nous le disions, la volonté chez ces narrateurs est faillible, le modus operandi c’est de se laisser porter. Et c’est également de cette façon que fonctionnent les trames narratives, presque amorphes, en perpétuelle mutation, semblant toujours échapper au lecteur. Harmada semble ainsi par moments répondre aux insaisissables modalités du rêve. Et ce particulièrement dans les premières pages, une suite aussi instable que perturbante de changements d’espace radicaux ; une suite impossible à embrasser comme un ensemble d’où extraire un sens défini.

Noll écrit comme si une forme d’arbitraire ne concédant rien au lecteur le protégeait. À l’instar des personnages, le lecteur se laisse porter, toujours prêt à vaguer de surprises en surprises. Surprises qui ne sont pas tant narratives - encore qu’il y en a également, nombreuses, jamais hiérarchisées - que donnant l’impression de naître de la phrase elle-même. Il s’agit là de textes construits comme des dérivations mentales ; dérivations de l’écriture, flux impossible de pensées floues, une voix en plein délire. Des pensées qui, néanmoins, nous laissent parfois croire qu’elles se transformeront en actes ou qu’elles s’y identifieront. Inutile d’insister pourtant, les fils que nous croyions suivre s’évanouissent d’un coup, de nouvelles lignes tronquées s’imposent avant de se laisser réabsorber sans prévenir. Nous passons d’une phrase à l’autre sans comprendre exactement comment ni pourquoi, faisant confiance à une énergie cinétique déraillée, qui n’a de meilleur allié qu’un sens très sûr de la musicalité de l’écriture. De la même façon, les événements ont lieu, mais leurs marques nous échappent. Tant et plus, d’ailleurs, que ceux-ci ne sont jamais la justification de rien.

La dérive est également littérale, et c’est là où Noll trouve une série de solutions pour faire face au cliché. Ces personnages, vaguement beckettiens, toujours prêts à se transformer en clochards, en fous (dans Harmada, le personnage passe une année à l’asile), voilà qui a été écrit et lu de multiples fois. Mais ici cela fonctionne, entre autres raisons car le lecteur n’a pas de prises où s’accrocher, le texte étant une longue chute sans appui. La densité, surprenante s’agissant de textes ne dépassant guère la centaine de pages, contribue également à nous maintenir sur le qui-vive. Il n’y a pas de répit lorsqu’on lit Noll. C’est ce qui permet à l’étouffante dérive londonienne qui nous est contée dans Lord de ne pas se convertir en une énième métaphore du cauchemar urbain, préférant exposer une série de signes contradictoires, à peine ébauchés - du futile jusqu’au dégoût, en passant par la violence - qui ne dessinent pas exactement un portrait urbain, préférant égrainer des scènes déconnectées entre elles, mentionner des lieux comme autant de points isolés qu’aucun trajet de bus ne saurait unifier pour former une carte de toute façon inexistante. Le narrateur – écrivain brésilien de Porto Alegre, tout comme Noll – ne sait ni pourquoi ni par qui il a été invité à Londres. Son unique « contact » anglais est aussi fuyant qu’il l’est lui-même.

L’identité, ici, c’est le désir, véritable but perdu dans un flux sans but. Pour le narrateur de Lord, exister ou plus exactement continuer d’avancer c’est obéir à l’impérieux désir de devenir quoi qu’il en coûte anglais, une recherche de transformation, laisser de côté ce qui est épuisé – l’être brésilien – pour s’approprier la nouveauté, le devenir anglais. Certains subterfuges permettent de nier l’identité réelle, comme par exemple de ne plus vouloir se regarder dans le miroir, car l’identité ne saurait être envisagée qu’en tant que possibilité en devenir, le fantasme d’une modification ou d’une libération.

En suivant cette ligne, il suffit de penser à l’espace accordé à la sexualité dans ces deux livres. Dans Lord, le personnage pourrait être homosexuel, la sexualité ne semble pas obéir au désir, ou pas seulement au désir (à moins qu’il ne s’agisse de masturbation) puisqu’elle semble littéralement pointer vers l’idée de transformation : s’approprier le corps d’un autre homme. Dans Harmada, le personnage est hétérosexuel et la présence de la sexualité est plus directe (encore qu’il soit là aussi question de s’approprier quelque chose, dans ce cas de la fille d’une autre), l’acte est consommé alors que dans Lord il reste de l’ordre du possible tout en ne s’accomplissant pas, face à l’impossibilité d’être à la hauteur des événements (ou s’il est réalisé, c’est par d’autres). Dans les deux cas, les personnages - livrés aux intempéries sans pouvoir interagir avec l’environnement – trouvent, croient trouver ou s’imaginent trouver quelque chose à travers cette sexualité. Le sexuel, ici, se construit narrativement non seulement comme un désir qui rend esclave, une forme de mystique, etc., mais aussi comme la possibilité d’une nouvelle identité (ou l’impossibilité d’une identité, ce qui revient peut-être au même). La sexualité comme métaphore de l’être sans identité qui irait chercher celle-ci chez l’autre. Il s’agit, certainement, d’une recherche effectuée sans entrain ; du moins parfaitement consciente de n’être qu’un fantasme, une dérive de l’imagination. Sans doute y a-t-il de quoi se complaire dans cette marge incertaine, jusqu’à ce que le fantasme aboutisse, de façon tout à fait surprenante.

L’idée d’un devenir autre, entretenant certains liens avec la notion de monstre, trouve ici une possibilité nouvelle : il ne s’agit plus de transformation, mais d’appropriation. Appropriation de l’autre ou d’un soi-même chimérique à travers l’autre ; un autre aussi fluctuant et dépourvu pesanteur que notre propre moi. Il ne s’agit donc ni du double ni du monstre, mais d’un être fractal qui avec toute la faiblesse d’une volonté fuyante s’obstine à chercher des simulacres crédibles ou possibles afin d’exister. Un être possible ; pourquoi pas un lieu possible : la ville où vivre. Liverpool, finalement, dans Lord ; le retour si longtemps remis à plus tard à Harmada, la ville qu’on avait laissé derrière soi il y si longtemps.

Pour finir cette note pédante sur une note pédante, rappelons-nous Maurice Blanchot et son roman Le très-haut : “Je n’étais pas seul, j’étais un homme quelconque”, première phrase de ce texte de 1948. On pourrait dire que le problème du narrateur chez Noll ne se situe pas tant dans la solitude que dans cette condition vague, superflue et peut-être pire : celle d’être un homme quelconque. Condamnation contemporaine, symbole de notre dispersion (état des lieux aussi, pourquoi pas, d’une certaine condition contemporaine du roman, de ce qu’il en reste, de ses ruines, de son anachronique survivance dans un monde sans épopées). D’où l’idée que dans Lord le narrateur ne puisse supporter l’idée d’avoir à « représenter » le Brésil en Angleterre (« Rien ne vous tue un homme comme de représenter un pays », disait Jacques Vaché dans une phrase fameuse qui servira d’exergue au Marelle de Cortázar). Ce à quoi ces deux romans prétendent (brillamment), c’est d’induire une transe, un passage – douloureux ou non – comme une possibilité pour aller de l’avant, comme une sortie possible par-delà toute représentation.