Sergio Pitol – La panthère et autres contes


L’art de l’atmosphère et de l’ambiguïté

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Sergio Pitol – La panthère et autres contes [Traduit de l’Espagnol (Mexique) par André Gabastou – LaBaconnière, 2017]







Article écrit pour Le Matricule des anges

Sans prétendre tomber dans le cliché ou le raccourci facile, il convient de dire que s’agissant d’un écrivain tel que le mexicain Sergio Pitol (Puebla, 1933), la biographie et l’œuvre tendent à se confondre. Ce qui, chez un auteur que l’on présente généralement comme un « écrivain voyageur », ne devrait pas surprendre. Néanmoins, cette définition - comme toute définition, probablement - tend à être réductrice : on ne trouvera pas dans les romans, les nouvelles, les essais et les chroniques de l’auteur de La vie conjugale ce qui fait l’ordinaire de la littérature de voyage, même si beaucoup de ses récits ont lieu dans les villes et pays qu’il a fréquenté. L’exotisme benêt, celui qui n’a d’autre urgence que de s’ébahir face à la première petite différence venue, ne l’intéresse pas, de même qu’il ne se contente jamais dans ses complexes constructions narratives de collectionner les cailloux ramassés au bord du chemin. Si jamais il ramène des pierreries et autres colifichets de ses pérégrinations, ce ne sera que pour mieux en faire briller aux yeux du lecteur les reflets trompeurs. Lorsqu’on le suit à Boukhara ou Samarcande, Ouzbékistan, ce n’est pas vraiment pour faire dans la couleur locale. À moins que la couleur locale ne soit conçue comme un jeu de chausse-trappes. Car chez Pitol, la différence, puisque différence il y a – géographique et surtout culturelle –, est souvent radicale, fascinante, ridicule, inquiétante, jamais sereine. On n’est pas là pour se contenter de l’observer, et si jamais elle est un miroir au bord du chemin - qu’il s’agisse d’une ruelle de Varsovie ou d’un palais d’Asie Centrale - ce miroir ne saurait que renvoyer les personnages à leur propre médiocrité, à leurs ambitions perdues, à leur difficulté à comprendre le réel. La perplexité et l’ambiguïté dominent, toujours.

Sergio Pitol, l’écrivain diplomate – il fut Attaché Culturel à Belgrade ou Moscou, puis Ambassadeur à Prague -, ne prend jamais autant de plaisir qu’à dépeindre - perversement, jamais rageusement, ce n’est pas son genre - un véritable « carnaval des vanités », pour reprendre le titre d’un essai lui ayant été consacré. Et cette carrière de diplomate qui fut la sienne lui aura certainement permis de côtoyer de près tout un monde de pédants et de frivoles. L’obscur frère jumeau, qui conclut l’anthologie que nous propose LaBaconnière, en est un bel exemple : on y écoute – on y supporte, plutôt – une dame pérorer lors d’un diner à l’Ambassade du Portugal. Cette situation – un fat sûr de lui qui ennuie des interlocuteurs auxquels il ne prête nulle attention avec un récit sans intérêt où il ne saurait que se donner le beau rôle – se répète régulièrement chez Pitol. Ainsi, dans son roman Mater la divine garce, les pérégrinations turques d’un mexicain aussi imbu de lui-même que ridicule le mèneront à quelques déconvenues tragi-comiques dans un bal de faux-semblants mené grand train. Et il ne pourra s’en prendre qu’à lui-même et à sa propre bêtise, c’est-à-dire à ses œillères. Il y a de la cruauté dans le regard que Pitol porte sur ces vaniteux, mais aussi de la tendresse. Ce qu’il écrit est l’antithèse même d’une littérature de moraliste. Elle a plutôt par moment des côtés joueurs, quand bien même sa nature profonde est le plus souvent sombre (lorgnant vers les cauchemars et leurs « griffes » acérées). Joueur quand par exemple, dans une des nouvelles centrales de ce recueil, Nocturne de Boukhara, deux petits malins (qui ne sont sans doute pas éloignés de ceux que furent Pitol et ses camarades intellectuels dans leur jeunesse, à en croire certains des récits autobiographiques que l’on peut lire dans L’art de la fugue) inventent une histoire impossible pour convaincre une peintre italienne dont ils cherchent à se débarrasser de visiter Samarcande. Histoire aussi délirante qu’inquiétante, où flottent d’angoissantes cicatrices inexpliquées, qui pourrait bien à la grande surprise des deux affabulateurs se confirmer dans les faits. Rien à voir avec la tradition fantastique, pourtant, mais avec une vision exacerbée, « carnavalesque », de la réalité ou de la perception que l’on en a. L’inquiétant, le mystérieux, provient en premier lieu chez Pitol du monde onirique et de la tentative des personnages d’en tirer un sens ou de fuir ce qui peut apparaître comme obsédant. Dans La panthère, le fauve des rêves magiques de l’enfance revient vingt ans plus tard et adresse la parole au rêveur adulte. Hélas pour celui-ci, il n’y a rien à tirer de ce message : « les signes cachés sont rongés par la même niaiserie, le même chaos, la même incohérence que les faits quotidiens », conclut-il. Le mystère n’est pas nécessairement transcendant, peut-être n’est-il qu’à l’image du reste. Il n’en reste pas moins intriguant, qu’il soit terrible ou banal. Les objets « sont les mêmes, certes, mais mus par une intention qu’il ignore », remarque un personnage troublé. Ailleurs, le lecteur ne pourra que s’interroger quand aux « fonctions » de la tante Clara dans la nouvelle éponyme.

La panthère et autres contes offre ainsi une belle vue d’ensemble de l’œuvre pitolienne et de son évolution : partant d’un certain classicisme rural et local à ses débuts, dans un Mexique qui est celui de son enfance - mais où son obsession pour la perversité des comportements, les intrigues d’arrière-cours et le qu’en-dira-t-on est déjà bien présente – il va évoluer vers des formes plus ouvertes, faulknériennes dans leurs circonvolutions, où les genres se mélangent et se confondent. Le récit se conçoit pour lui comme une ébauche en train de se construire. Une ébauche qui, parvenue à son terme, propose un ensemble plus grand que tout ce qui a semblé y être évoqué. Souvent, le personnage est un écrivain qui cherche à comprendre ce qu’il veut écrire et ne cesse de tâtonner, de tourner autour du pot. Le pot, naturellement, lui échappe et échappe aussi au lecteur. « Ses nouvelles seraient parfaitement closes si elles nous révélaient quelque chose qu’elles ne nous révèleront jamais : le mystère qui est en chacun de nous. Pitol raconte tout mais sans élucider le mystère », affirme Enrique Vila-Matas dans une longue préface typique du style de celui qui considère Pitol comme son maître (« le seul possible », ajoute-t-il). Ce procédé narratif est une façon pour Pitol de multiplier les pistes, à coups d’avancées et de reculs, de faux et de nouveaux départs. Mais ce qui importe, ce n'est pas tant de raconter l'aventure du récit, l’histoire de sa construction, que de se plonger dans des souvenirs insaisissables, de dénouer des nœuds indénouables, d’établir des relations entre des lieux, des gens, des événements, alors que d’évidence des pièces manquent. Le souvenir et l’enfance en sont souvent la matière. Un matériau flou, douteux, qui pourrait aussi bien être un rêve qui s’effiloche peu à peu. Le résultat final, une nouvelle qui semble toujours sur le point de commencer et ne jamais démarrer, sera ce qui fera voir - en les cachant, ou plutôt en assumant leur absence - ces pièces manquantes. « Tant dans la vie que dans la littérature, il lui semble idéal que les faits puissent s’assembler, se confondre au point de se neutraliser, se diluer dans une sorte de fluide où aucune partie ne vaut pour elle-même, mais pour le tout qui, plus tard, se révèle n’être sûrement qu’un climat, une atmosphère déterminée », lit-on au début de sa nouvelle Le retour, où des brumes de l’Est nous ne connaîtrons guère qu’une chambre d’hôtel.

L’atmosphère, oui, voilà ce qui importe, que l’on se trouve au Mexique, à Prague ou dans le transsibérien. Car le véritable voyage, naturellement, c’est la littérature. Pitol est un lecteur infatigable et un traducteur prodigue et multilingue. On ne s’étonnera pas d’apprendre qu’il a traduit Henry James, grand artificier de récits parfaits capables de taire l’essentiel, pourtant présent dans chaque détail de leur mécanique, mais aussi Gombrowicz, dont l’ironie provocante et la dénonciation de la Forme et de ses effets sur l’individu trouve un écho singulier chez Pitol. Dans son goût de l’affabulation, par exemple, à partir d’un détail dans le comportement d’un inconnu à peine entraperçu à la table voisine d’un restaurant, comme le raconte Vila-Matas dans sa préface. Ses récits semblent toujours en dire plus qu’ils n’en disent, en nous mettant face à notre propre théâtre.