César Aira ou la fiction débridée

Ou comment j'ai fini par apprécier l'œuvre de l'auteur de Le prospectus [Christian Bourgois] et de beaucoup (beaucoup) d'autres livres.



Bien. Au retour d’une longue et peu justifiable absence, je me décide enfin à réveiller ce blog de sa confortable léthargie pour me pencher aujourd’hui sur le cas d’un écrivain dont je ne saurais exactement dire s’il est de ceux qui me plaisent ou non, mais qui - nonobstant - est plus que probablement de ceux qui méritent le détour. Je veux parler de cet étrange, agaçant et prolifiquissime écrivain qu’est l’argentin César Aira (1949), signataire d’une incessante production littéraire qui semble ne jamais vouloir s’essouffler. C’est sous la forme quasi-immuable de ce qu’il définit lui-même comme des novelitas - soit une série de court romans dépassant rarement la centaine de pages - que prend vie cette œuvre en expansion permanente, qu’avec la quasi régularité d’une horloge, l’auteur nous assène plusieurs fois par ans, ayant ainsi dépassé à l’heure où je vous parle la soixantaine de romans publiés (et ce sans parler des essais et des traductions qu’il signe également). [1]

Dans une drôlatique interview pour El Pais, Aira affirme sourire en coin qu’enfant, il se rêvait en génie, et qu’une fois atteint l’age adulte, se rendant bien compte qu’il n’en serait pas un, il prit la décision de faire comme si. Cette affirmation, qui ressemble éventuellement à une blague, est sans aucun doute plus pertinente qu’il n’y paraît. La question qu’elle fait naître et qui brûle nos lèvres trop curieuses, c’est bien sûr celle-ci : quid de celui qui se cache derrière ce genre de provocations faussement ingénues, escroc ou (vrai) génie ? La réponse, on s‘en doute, ne sera rien d’autre qu’un facile et usé « un peu des deux mon général ! ». Car évidemment une telle surproduction ne saurait être autre que douteuse pour le lecteur qui attend d’un écrivain qu’il soit par exemple un polisseur infatigable en quête de la belle phrase, qu’il soit aussi et pourquoi pas le constructeur patient d’une narration complexe, dont tous les fils, tous les engrenages s’emboîtent, formant alors une machine parfaite, aux rouages huilés et gardant malgré tout une part d’insaisissable mystère, bref et pour résumer, pour le lecteur exigeant et attentif, un roman c’est du boulot ; autant pour celui qui prendra le temps de le lire que pour celui qui l’écrit. Autrement dit, si le lecteur, avec une certaine mansuétude, est prêt à sacrifier du temps dans les plis et replis complexes de la littérature, c’est quand même aussi en partie parce qu’il sait que l’auteur – et que l’on me pardonne la familiarité – a sué plus que son dû pour l’écrire son fichu livre.

Le problème, évidemment, concernant un auteur tel qu’Aira, c’est que ce type de contrats auteur/lecteur ne fonctionne pas ou - pour le moins - ne cadre pas avec une œuvre que l’on pourrait croire produite à la chaîne. Au fond, dans l'univers fictionnel du portègne, ce sont tous les contrats de lecture classiques qui sont tués dans l’œuf, alors que brille dans le regard de l’auteur l’éclat de ce qui ressemble à s'y méprendre à l'arrière fond sadique et rigolard d’un gamin particulièrement turbulent.

César Aira prétend se moquer du style, de la forme, de la structure, affirme encore improviser ses histoires au fil de la plume et de l’inspiration, semblant ainsi nous dire le plus simplement du monde qu’il écrit à la va comme je te pousse ses livres, et ce au rythme inamovible - selon une légende sans doute réelle - de deux petites pages par jour, ni plus ni moins. Aira donc, pour faire court, se moque de nous.

Le génie, c’est entendu, est une figure démiurgique, hyper-productive, quasi cosmogonique, un être supérieur, total, un bourreau de travail dont l’œuvre magistrale éclaire notre sensibilité, voire même, n’ayons pas peur, notre civilisation. Le génie, pourtant et au moins dans le domaine de l’art, est une figure, avouons-le, un peu datée, présentant quand même une certaine fatigue. L’ambition totalisante qui semble aller naturellement de pair avec le génie ou ne serait-ce qu'avec l’image que l’on en a, semble difficile à tenir aujourd’hui, même si, au fond, elle reste éventuellement une noble ambition.

César Aira est très (trop ?) conscient de tout cela, et s’en amuse. De l’impossibilité contemporaine du génie, de l'inévitable périclitement des avant-gardes, il fait son beurre. Les histoires souvent absurdes, délirantes jusqu’à la quasi-incohérence (une incohérence de surface, car l’important est peut-être ailleurs) qu’il raconte dans chacun de ces nombreux opuscules sont, ne nous y trompons pas, une manifestation très personnelle, et d’une certaine manière assez subversive, de radicalité. Une radicalité qui se demande justement ce que c’est donc que la radicalité aujourd’hui. Des histoires d’incestes, de sodomie, de sang et de sperme ? L’autobiographie sordido-complaisante ? L’injure ? La violence ? Choquer ce cher bourgeois ? Soyons sérieux, pour celui qui se le proposerait, être radical aujourd’hui est – admettons-le – un exercice bien difficile, voire perdu d’avance.

Aira a entre autre, rappelons le, été à charge de l’édition posthume des œuvres d’Osvaldo Lamborghini, un des écrivains argentin des plus radicaux s’il en est, auteur d’une œuvre où la violence politique, morale et sexuelle est à son comble. Ce n’est pas un hasard. À l’instar de Lamborghini, Aira est un écrivain subversif et radical, mais sans y toucher, l’air de rien, laissant intentionnellement son lecteur se perdre dans des histoires à dormir debout. Car, comme je le disais plus haut, Aira se moque de nous, ses lecteurs. Il se moque par exemple en nous proposant à lire ce que naïvement nous prenons pour un petit livre facile, agréable, divertissant (l‘humour est central chez Aira, mais il peut s'avérer à double tranchant). Lorsqu'on entame (et surtout la première fois) un de ses nombreux livres, on se dit que ça va être un peu l’autoroute, sans prise de tête, qu’on va prendre plaisir à lire ce petit machin assez rapidement - vu qu’il dépasse à peine les 100 pages – qu’on passera un bon moment, et qu’une fois terminé, on le reposera sur l’étagère pour mieux l'oublier aussitôt. Sauf que. Sauf que, assez rapidement la gentille petite histoire en ligne droite commence à se fissurer. Tout à coup, si l’on s’attarde par exemple sur Le prospectus (1992, un très bon cru), ladite petite histoire exécute un virage à 180 °, et alors même que nous étions confortablement et benoîtement installés dans la vie tranquille du quartier de Flores à Buenos Aires (le quartier d’Aira, très très présent dans sa fiction, comme une sorte de vague fil réaliste, comme l’illusion de quelque chose auquel se raccrocher), ne voilà-t-il pas que l’on se retrouve, on ne sait trop comment, en général suite à un procédé narratif qui, de tellement médiocre ou tiré par les cheveux, en devient fascinant (réaction typique : « mais enfin, comment ose-t-il ? »), dans l’Inde coloniale d’il y a plus d’un siècle, avec ses lords anglais prenant le thé, ses éléphants, ses thugs étrangleurs, ses divinités bariolées, et nous voilà dès lors embarqué dans un roman d’aventure délirant, bourré à craquer de tous les clichés du roman populaire, du cinéma, de la bande dessiné, ou des guides de voyages ; clichés qu’Aira nous assène sans coup férir dans tous les sens, avec un humour et une inventivité qui jamais ne vacillent.

Aira a fait du tirage de cheveux une esthétique, voire une philosophie. En ce sens, il n’est pas un simple auteur post-moderne plus ou moins ironique, il est l’auteur post-post-post (ad lib) moderne absolu, chez qui l’ironie est plus qu’un simple principe du genre « tout a été fait donc moquons nous », mais plutôt une assise à partir de laquelle on peut, tout en surveillant du coin de l’œil cette fameuse « impossibilité actuelle de raconter des histoires », retrouver le plaisir pur - justement - de la narration. Le plaisir de se faire porter, voire mener en bateau, par une histoire qui est invention permanente, renouvellement continuel, ou la véracité comme l’unité temps-lieu-action, etc. ne nous encombrent plus. Aira nous propose par l‘ironie de retrouver l’innocence. Sauf que, derechef. Car la narration pour Aira, c’est à l’instar de l’histoire des avant-gardes du XXème siècle, une immense et continuelle fuite en avant. Dans ses récits, les histoires s’imbriquent et s’emboîtent certes, mais chaque nouvelle proposition est également l’opportunité d'effacer la précédente. Il y a un côté cadavre exquis, association d’idées qui deviendrait la forme même du roman type de l’argentin. Aira éclate le récit linéaire, emboîtant plutôt des récits les uns dans les autres, comme s’il nous disait « je pourrais développer cette histoire que je viens d’entamer, mais puisque après tout ne mentez pas vous vous en faites déjà une idée, passons plutôt à cet autre récit, puis à cet autre, etc … ». À chaque fois que le lecteur croit être installé dans une histoire, son auteur l’éclate, soit en passant directement à autre chose, soit en intégrant des péripéties ou retournements de situation tellement absurdes ou incohérents que la narration et les éléments qui la constitue – personnages, lieux, etc – mute et devient autre.

Et puis, enfin, il convient d'observer aussi – c’est un élément essentiel de l’ars poetica d’Aira – que la narration chez lui est également le lieu de son propre commentaire. Le récit, au moment où il se fait, au moment où il se déroule, est observé et disséqué à la loupe, en temps réel pourrait-on penser. Ce que nous prenons au premier abord pour une péripétie absurde de plus ne serait-il pas plutôt une sorte de mise en perspective de ce qui nous est raconté ; voire de la structure même du livre que nous sommes en train de lire ? Ce grand n’importe quoi est-il seulement un grand n’importe quoi, ou alors, bien caché dans les replis caléidoscopiques de la novelita, n’y aurait-il pas, en sous main, un discours intellectuel, quasi théorique sur le roman, ses errances, son histoire, ses excès ? Mais, dans ce cas, qui nous parle ? Le protagoniste du récit, le narrateur omniscient, Aira lui-même ? L’auteur en se faisant passer pour un idiot, ne nous prendrait-il pas plutôt nous, lecteurs, pour des idiots ?

La destruction/déconstruction du récit chez Aira n’est pas le produit d’une volonté réformatrice (d’autres avant s’en sont chargé, merci), elle serait plutôt une forme de jeux, l’expression ludique et auto-consciente d’un écrivain très malin qui s’en va puiser dans l’immense panier sans fond des avant-gardes comme dans une boîte à outil, et qui, partant d’une matière aussi riche et contradictoire, tisse le fil sans fin de sa propre machinerie fictionnelle.




Je dois, arrivé à ce point, et si tant est que ma propre expérience de lecteur intéresse quelqu’un, admettre qu’il y a encore peu de temps, César Aira me semblait être un auteur parfaitement surestimé. Je n’arrivais pas à entrer dans ses novelitas. Il me semblait qu’au-delà de la recherche d’effets de surprises un peu (beaucoup) forcés – oh, le beau lapin sortit du chapeau que voilà ! - il n’y avait quand même pas grand-chose dans les livres d’Aira. En lisant des romans comme Les nuits de Flores ou Le magicien, je me demandais sincèrement pourquoi à tout bout de champ son nom était cité à l’heure de lister les grands noms de la littérature latino-américaine contemporaine. Il me semblait quand même que ces petits livres n’en méritaient pas tant.

Aujourd’hui, et après une lecture récente et consécutive de trois livres – Le Prospectus donc ; mais aussi l’autobiographique El tilo (2003, non traduit) ou le récent El error (2010, non traduit) – je dois admettre que mon point de vue sur cette épineuse question a nettement évolué. Je crois avoir d’une certaine manière compris où il voulait en venir.

Arrivé à ce point donc, je ne saurais dire s’il est effectivement l’auteur majeur que l’on veut parfois nous vendre, mais une chose est sûre, sa production est peut-être un des commentaires les plus pertinents que l’on puisse produire sur l’état et les possibilités de la littérature actuelle, encourant ainsi fatalement le risque de n’être peut-être que cela, un commentaire. J’ajouterais d’ailleurs qu’il me semble qu’on pourrait considérer qu’Aira occupe dans le paysage de la fiction actuelle une place similaire à celle qu’occupe notre Eric Chevillard national. Pas que leurs livres respectifs aient grand chose à voir (encore que, l’un comme l’autre partagent un goût indéniable pour l’inventivité débridé, pour l’ironie joueuse, sans oublier un mépris souverain pour la linéarité traditionnelle du récit, même si évidemment les séparent leurs approches opposés du style), mais bien qu’ils occupent tous deux une position radicalement définie dans le paysage de la fiction contemporaine. Cette position est exclusivement littéraire, c’est celle de deux auteurs qui produisent quelque chose qui ne peut faire sens que dans le cadre strict de la littérature, ce qui revient à dire en 2011 dans le cadre net et précis du commentaire sur la littérature. Après la mort des avant-gardes, notre époque, qui est une époque de transition, offre la possibilité à ceux qui veulent bien la prendre – et indéniablement Aira comme Chevillard en font partie – d’aller puiser dans cette immense boite à outil qu’est l’histoire des explorations et des coup d’états de l’avant-garde du XXème siècle. Et ce qu’il en ressort est un grand éclat de rire communicatif (un grand éclat de rire avant le naufrage, aurais-je envie d'ajouter, si je n’avais pas peur de faire dans le lyrisme pessimiste un peu lourdingue), ce qu’il en ressort est encore le grand miroir ludique d’une époque où l’artistique comme pas mal d’autres aspects de notre société semble être dans une impasse, ce qu’il en ressort c’est tout simplement une proposition esthétique et conceptuelle peut-être une peu trop lucide, mais en tout cas toujours intelligente (et voilà bien un autre point commun entre ces deux auteurs, celui d’une intelligence aiguë, qui transpire en permanence de leurs apparentes pantalonnades). Pas étonnant dès lors que ce soient deux auteurs qui divisent. On sait à quel point en France un Chevillard partage l’opinion. Je ne sais pas si, comme certains n’hésitent pas à l’affirmer, c’est le meilleur écrivain français d’aujourd’hui, mais je crois en tout cas que ceux qui rejettent unilatéralement son travail se trompent, ou, pour le moins ont la vision malencontreusement occultée par l’énorme piédestal sur lequel ils continuent de placer la littérature. Dans une note précédente, j’avais déjà évoqué à la foi l’enthousiasme et les doutes que faisait naître en moi l’œuvre de Chevillard, et il en va certainement de même concernant Aira, ce qui ne m’empêchera pas de continuer à lire et l’un et l’autre.

Ce sont, et je le crois fermement, ou du moins avec toute la pauvre, languissante et fragile fermeté dont je suis capable, deux auteurs qu’il faut lire, deux auteurs qui aujourd’hui considèrent tout simplement qu’au-delà des attentes plus ou moins stéréotypées du public ou de l’industrie, il faut continuer d’inventer, tout en sachant que peut-être on ne peut pas/plus inventer, mais qu’alors tant pis, car c’est aussi dans cette contradiction, dans la lucidité que cette contradiction impose, que s’ouvre un grand espace, tout aussi potentiel que bien concret, qui est celui où plaisir d’écriture et de lecture s’offrent à nous. Ce serait quand même bien bête de s’en priver, de se fermer à cet espace, au non de quelques définitions douteuses de ce que serait censé être la littérature.




[1]
La bibliographie française d’Aira est certes, on s’en doutera, plus réduite qu’en Espagnol - le lecteur curieux et affamé d’en savoir plus devant se contenter d’une petite quinzaine de livres - mais je crois qu’elle est déjà plus que suffisante pour se faire une idée précise du travail de notre olibrius.