David Turgeon – Simone au travail


Simone sur le fil

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David Turgeon – Simone au travail [La Quartanier, 2017]







Article écrit pour Le Matricule des anges

« L’art, c’est le travail pour le travail », dit quelque part un des (nombreux) personnages de Simone au travail, cinquième roman du québécois David Turgeon et le premier à connaître une véritable distribution française. Le même personnage poursuit en affirmant que « l’art n’est rien d’autre qu’une subversion du travail » en ce qu’il est la manifestation d’une gratuité fondamentale et n’attend dès lors nulle autre rétribution que sa pratique même. Difficile de ne pas lire dans de tels propos – placés de surcroit dans la bouche de quelqu’un dont les préoccupations devraient être toutes autres – une déclaration d’intention de la part d’un auteur qui ne saurait concevoir le roman autrement que comme une forme à subvertir. La littérature devient dès lors un espace où s’ébattre dans une joyeuse liberté, une activité à la fois profonde et frivole.

Il s’agit d’un roman dont la trame ne cesse de se redéfinir, comme si les enjeux narratifs s’inventaient au fur et à mesure et que cette reconstruction permanente était leur justification première, l’auteur y étant une sorte d’équilibriste se tendant à lui-même des perches qu’il saisira ou rejettera plus avant, selon les besoins d’un récit gigogne riche en péripéties et en détours discrètement théoriques dans lequel, pourtant, le lecteur – à condition, naturellement, qu’il accepte les règles fluctuantes du jeu – ne se perd pas. Il faut dire que, si l’on y bifurque parfois sans hésiter, si l’on y sort non sans élégance des personnages du chapeau, on y récapitule aussi régulièrement, histoire de ne pas se retrouver égaré dans une ruelle alors que l’action bat son plein sur l’avenue principale. Le premier mot du texte de quatrième de couverture, ce n’est pas un hasard, est justement celui-ci : « Récapitulons ». Comme si l’art du récit était d’abord un art du résumé – ce qui n’empêche pas la flânerie et les digressions –, comme s’il s’agissait d’écrire un concentré de roman en maximalisant ses effets.

Le livre reprend un des personnages du premier roman de Turgeon, Les bases secrètes, publié en 2012, une certaine Simone, donc, dessinatrice à succès dont les mœurs plutôt volages sont la principale source d’inspiration. Mais il n’est pas nécessaire de l’avoir lu pour entrer dans Simone au travail. Il suffit de se laisser porter par les possibilités sans fin de la fiction, ce terreau fécond, commun à tous les lecteurs, dans lequel notre montréalais entend bien planter de belles graines qui ne germeront pas toujours à l’endroit attendu, tandis que sa langue se fait délicatement « artificielle », jouant des contrastes et des registres, entre imparfait du subjonctif et oralité.

Dans ce qui s’apparente à une histoire d’espionnage évoquant parfois le Echenoz des débuts dans sa réutilisation nonchalante des clichés de la littérature de genre (ou encore l’esthétique de la fuite en avant d’un César Aira, voire une certaine tradition de la bande-dessinée franco-belge que l’auteur connaît bien pour avoir écrit divers articles sur la question), on suit donc Simone et le petit monde qui lui tourne autour, son ex fiancée Faya, son galeriste, son futur quatrième mari, un certain Charles Rose, espion (ce n’est pas son vrai nom, dans ce genre de métier, on sort rarement à découvert), un personnage dénommé l’Ours (il a des grosses pattes poilues), des types à l’air las qui, dans de grosses berlines aux vitres teintées, donnent des instructions au nom d’organisations nébuleuses, la chanteuse du groupe Poupée Sincère (qui pourrait bien être espionne elle aussi), quelques princesses et autres aristocrates d’opérettes, un professeur de dessin reconverti en DJ, une république bananière répondant au nom de Port-Merveille, un gros diamant que tout le monde convoite et qui s’échange à coup de valises pleines de billets aux numéros non consécutifs, etc. Le tout dans une ville fictive au croisement de la vieille Europe et du Nouveau Monde, aussi indéfinissable que la trame du récit est lâche sans être jamais, loin de là, molle.

Tout l’art de David Turgeon réside dans sa capacité à construire sans rustine apparente, alors même qu’il ne cesse de toucher au volant pour rétablir la direction du récit, une intrigue qui semble fuir de tous les côtés et se tient pourtant comme par magie (tous les comptes sont-ils bons pour autant ? difficile à dire). Il y a chez lui une forme de grâce, l’évidence de celui qui peut tout se permettre avec un naturel désarmant. Il ne fait nul étalage de son intelligence, celle requise pour ne pas se prendre les pieds dans un tapis d’une surprenante élasticité.

Aleksandar Bečanović – Arcueil


Variations ambivalentes

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Aleksandar Bečanović – Arcueil [Traduit du monténégrin par Alain Cappon – Éditions Do, 2019]





Article écrit pour Le Matricule des anges

Les livres qui prétendent romancer les faits historiques ne manquent pas, surtout si ces derniers flottent tels des mobiles offerts à tous les vents de la récupération opportuniste, à moins qu’ils ne pataugent dans les sables trop mouvants du mythe, toujours prompt à les recracher sous forme de simples caricatures. Toutes les tergiversations et tous les ventriloquismes sont donc possibles, mais aussi toutes les prolongations et reconfigurations que la fiction permet.

Arcueil, du monténégrin Aleksandar Bečanović, sous-titré « almanach illusoire », s’empare d’un épisode historique précis pour mieux le reformuler incessamment. De fait, plutôt que prétendre extirper la substantifique moelle romanesque de la fameuse « affaire d’Arcueil » du dimanche de Pâques 1768, durant laquelle le Marquis de Sade se livra à divers sévices sur la personne de la mendiante Rose Keller (fouet, entailles au couteau cautérisées à la cire, etc.), il choisit d’en faire une matière à variations subtiles ou radicales. Ainsi alterne-t-il les chapitres où il ne cesse de décrire l’épisode de sorte que, plutôt que de gagner en précision, il devienne de plus en plus contradictoire, et divers « documents » fictifs tels que la déposition de la victime, un conte-rendu de théâtre, un article de la Gazette d’Utrecht ou encore une lettre indignée d’Horace Walpole, l’auteur du Château d’Otrante.

Ces inventions, naturellement, se réapproprient et moquent une réalité, celle des fleuves d’encre qu’aura fait couler un scandale dont le retentissement fut international et qui vaudra à Sade son deuxième séjour en prison. C’est là, d’ailleurs, que réside la première force du livre de Bečanović, celle d’offrir des documents à la fois crédibles et bouffons (l’inventeur du genre gothique poussant des cris d’orfraie face aux exactions sadiennes tout en les racontant avec luxe de détails ne manque pas de sel) pour mieux remettre en cause toute forme de commentaire à chaud des évènements dans son devenir de téléphone arabe et plus largement pour replacer la figure du Marquis dans toute sa complexité.

Qui était-il, après tout, cet être sulfureux que l’on voit se préparer à sortir pour mettre à exécution ses plans, cet être dont « les yeux avaient acquis la profondeur indispensable pour que les passions se conjuguent à l’impératif » ? L’auteur n’est pas là pour trancher ou prendre le lecteur par la main. Il préfère nous renvoyer à nos propres doutes et convertir « l’infamie d’Arcueil » – comme la qualifie son vrai/faux Walpole – en un théâtre de toutes les ambiguïtés.

Au fil des versions, les rôles entre persécuteur et persécutée, entre consentement et rejet, entre violence et rituel, entre « flux et reflux du fouet » ne cessent de s’intervertir et de se ramifier. « Le destin n’est vraiment rien d’autre qu’un chemin sans retour », à moins que ce chemin ne soit un cul de sac ou que la pauvre fouettée se mette à son tour, sur ordre exprès du Marquis, à le fouetter lui. Un Marquis « à qui aucun vice n’est étranger », ayant tout organisé au détail près car « le véritable débauché est mathématicien, il n’improvise rien ». Ne va-t-il pas jusqu’à se mettre à écrire tandis qu’on le fouette ? Encre et sang jaillissent de concert et la morale, certainement, reste trouble. Mais à quoi s’attendait-on, s’agissant d’un tel personnage ? Retenons plutôt ce qui lui dit sa femme dans une lettre qui sert d’épigraphe : « Tu as un talent tellement unique pour disséquer mes phrases que je ne reconnais plus l’idée que je voulais leur donner. »