Ana Tot – Méca


Ana Tot – Méca [Le Cadran ligné, 2016]




Article écrit pour Le Matricule des anges

« Les choses ne sont pas comme elles sont », première phrase. À moins qu’elles le soient. Ou qu’elles soient autres et que derrière leur apparence d’être une chose qu’elles ne sont pas, elles cachent en vérité un monde de variantes qui ne cesseront de nier, et en niant, de renforcer, la réalité des choses. Il y a une logique dans tout ça. Et la logique, dans ce petit livre, importe. Quand bien même elle tient parfois du syllogisme. Une logique inquiète, qui inquiète celui qui s’inquiète et tente alors de tirer ça au clair. Beckett n’est pas loin, il rode. Comme un fantôme amical plutôt que comme une présence écrasante. La logique serait-elle dans Méca ce mot en gras, entre parenthèses, qui vient conclure chacune de ces « proses poétiques » d’une ou deux pages (si tant est qu’il s’agisse de prose, si tant est qu’il s’agisse de poésie) ; mot qui sert également de titre, et qui dès lors, plutôt que conclure, ouvre : « m’effleure », « rumination », « pouvoir », etc.

Ana Tot propose au lecteur une série de constructions mentales obsessionnelles qui tentent à chaque fois d’épuiser une matière aussi pauvre qu’inépuisable, existentielle certainement en ce sens qu’on ne cesse de s’y chercher, de s’y trouver et de s’y perdre à nouveau : « j’ai parfois besoin de me dédoubler. Je me parle alors comme si je m’adressais à un autre » ; « moi, c’est moi. Mais il arrive que quelqu’un prenne la parole à ma place ». Qui parle, ici ? Ce n’est pas clair, car celui qui parle pourrait bien dire ce qu’il aurait pu dire s’il avait dit ce qu’il voulait dire. Qu’importe, « nous avançons », « nous perdons l’équilibre et nous marchons, par la force des choses, nous faisons un pas pour nous rattraper ou bien nous tombons, ce qui revient au même ». Il y a des histoires dans ce monde sans histoire, « tandis que l’œil aveugle continue de scruter les nuances de ma vie intérieure ». Au final, il s’agit peut-être « d’en finir avec les certitudes ».


Ádám Bodor – Les oiseaux de Verhovina


De drôles d’oiseaux

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Ádám Bodor – Les oiseaux de Verhovina [Traduit du hongrois par Sophie Aude – Cambourakis, 2016]




Article écrit pour Le Matricule des anges

S’il s’agissait pour Ádám Bodor, en choisissant de raconter un village, de nous dire qui nous sommes, le tableau fait froid dans le dos. Et ce malgré l’humour (noir, forcément). Verhovina - ou Jablonska Poljana, l’un contenant l’autre dans la géographie complexe bien qu’en vase clôt du roman - est un hameau sordide de tous points de vue. Sauf pour les personnages, aussi filous que résignés à leur condition ; et plus qu’à leur condition, à leur irrémédiable disparition. On accepte la mort ici sans broncher, on sait qu’elle viendra à un moment et on l’acceptera avec le respect qui lui est dû, un respect peut-être informe, mais un respect malgré tout. Car Verhovina est un village qui semble promis à la disparition ; au fil des pages, il se dépeuple. Bientôt, il ne restera rien. Premier signe annonciateur, les oiseaux se sont fait la malle. Mais la mort est peut-être l’autre nom de « puissances lointaines », qui pour être absentes n’en sont pas moins implacables.

Dans ce paysage qu’on ne cesse de parcourir en tous sens – comme si ce monde en autarcie pouvait contenir l’univers entier, alors même que les étrangers y sont rarement bienvenus – on passe de la rue principale à une cour où tous ne cessent de s’observer les uns les autres, puis d’une gare qui n’est plus desservie aux prés d’où jaillissent neufs sources d’eaux chaudes dont l’odeur entêtante et riche en souffre empuantie jusqu’au moindre recoin du village. L’une de celle-ci rend d’ailleurs une eau impropre à tout usage, mais dont les cristaux qu’elle sécrète conservent les morts.

Les jours se suivent sous un climat pour le moins hostile. L’été y est en effet fort court et ne permet pas à un drôle de moulin congelé d’avoir le temps de se libérer de sa gangue de glace. Le reste du temps, froideur et neige sale. Comme dans tout conte qui se respecte, car il y a quelque chose de la fable ici, chacun occupe une fonction : une couturière, un brigadier, une garde-malade, un aubergiste, etc. Certains semblent même posséder de curieux pouvoirs additionnels : lire l’avenir dans les larmes ou faire ressusciter les morts, mais pas tous, ce qui crée de fatales jalousies. Du réalisme magique si l’on veut, mais qui lorgnerait plutôt vers l’absurde.

Le roman fonctionne d’abord comme une galerie de personnages. De fait, chacun des chapitres porte le nom de l’un d’eux. La narration, plutôt que linéaire, s’y fait cyclique, pour ne pas dire concentrique. La temporalité devient ainsi mystérieuse : tel événement à peine évoqué sur un ton dédaigneux par le narrateur principal – Adam, un jeune ex-délinquant venu au village en réinsertion – le sera de nouveau un peu plus loin, et finira bien par s’éclairer. Une sorte de puzzle qui contribue à l’atmosphère délétère du récit. Où sommes nous exactement ? L’extrême précision des lieux parcourus n’est que le reflet inversé de l’imprécision du reste, tout ce qui n’est pas Verhovina et en menace le fragile équilibre. Il semble que nous soyons en Roumanie, on aperçoit au loin la Transylvanie. Adam fait d’ailleurs la lecture en hongrois – langue à laquelle il ne comprend rien – à une dame qui n’y comprend rien non plus et attend depuis des années la venue d’un soi-disant soldat de cette nationalité qui viendrait l’arracher à cette morne vie.

Les épisodes s’entremêlent plutôt qu’ils ne se suivent, parfois truculents, le plus souvent glauques, tandis qu’on ne cesse de boire le même vin de prune. Il y a une tension permanente que l’indéfinition, qui est aussi celle de l’époque où se déroulent les évènements (le XXIème siècle, vraiment ?), ne cesse d’amplifier. Un monde entre ruralité et grotesque, que Bodor distille au compte goutte avec un grand sens du détail.

Sergio Aquindo & Pierre Senges – Cendre des hommes et des bulletins


Des princes détrônés

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Sergio Aquindo & Pierre Senges – Cendre des hommes et des bulletins [Le tripode, 2016]







Article écrit pour Le Matricule des anges

La cendre des hommes et des bulletins semble directement se répandre sur les six personnages mystérieux et difformes d’un tableau de Bruegel dont on ne sait pas grand-chose. Un titre, au moins, « Les mendiants », suffisamment vague pour offrir l’interprétation comme sur un plateau. Plateau dans lequel Aquindo et Senges, l’un dessinant, l’autre écrivant, viennent piocher les mains avides, y trouvant le plus riche des mets, l’imprécision. Puisqu’on ne sait pas qui sont ces gens peints sur ce petit rectangle d’un grand artiste, l’envie est grande d’en faire un peu ce qu’on veut : les voici professeurs de la Sorbonne, prophètes sur la place du marché ou commanditaires de l’œuvre. L’improbable est toujours bienvenu, à condition de l’étayer de la plus solide - et partant, fantaisiste - impression de véracité.

Senges, écrivain borgésien à ses heures, ne serait-ce que dans la retenue ironique de sa langue aux mots toujours choisis, a le goût de l’attribution erronée. En feront les frais ici quelques papes, antipapes, rois, reines et sultans. Ainsi qu’une bibliographie invérifiable. Il a aussi, naturellement, le goût de la variation. Variations doubles en l’occurrence, puisque les siennes dialoguent (un dialogue parfois poli, parfois conflictuel, parfois de sourds, qu’il revient au lecteur de compléter) avec celles, graphiques, d'Aquindo. Celui-ci, dans un noir et blanc forcément cendreux, évide, empli, coupe, découpe, place et déplace les gueux bruegéliens. Il leur attribue des objets qu’ils n’ont pas mais qu’on croisera peut-être dans ce qu’écrit Senges (une mitre, par exemple). Il les numérote comme s’il cherchait à les faire entrer dans quelque improbable classification. Il durcit le trait ou le rend vaporeux jusqu’à l’évanescence. Parfois même, l’un a un drôle d’air chinois. Pourtant, avec une remarquable fidélité, il ne s’éloigne jamais trop de sa source. Ses ébauches de mille tableaux possibles gardent une âme bruegélienne. Senges, par contre, prend le large, profitant de l’occasion qui lui est offerte de coudre un moyen âge à son goût.

De même qu’il l’avait fait avec Lichtenberg et le capitaine Achab, Senges considère le tableau comme la source de toutes les éventualités. La variation devient ainsi un art de l’expansion. D’où ces « versions de la toile » qui ponctuent le livre comme autant de retours vers la case d’un trouble départ. Mais il y a d’abord un « écho », celui de la fête des fous, première interprétation et matrice de tout le reste, occasion unique de se situer « à mi-distance entre la vérité et le mensonge ». En ce jour où le pouvoir simule son renversement pour mieux maintenir son joug le reste du temps, tout est possible, les singes récitent la messe et l’on « joue aux dés sur la sainte table, pariant la chair du christ ou la virginité de Marie à 100 contre 1 ». De la même façon, comme si la papauté n’était après tout qu’une permanente singerie, une simple erreur d’orthographe sur un bulletin fait élire un idiot à la place du favori. D’où la naissance d’un antipape et d’un livre qui se fait le « parcours des princes usurpés en direction du trône ». Car l’infortuné antipape n’est pas seul, l’accompagne une brochette de bras cassés qui tous auraient dû se faire calife à la place du calife. Philippe VII, roi de France ou Jacinta 1ère reine d’Angleterre, une sorte de turc encore, Alaeddin sans lampe magique, et même un banquier anversois ruiné.

Avec leurs « têtes d’imbéciles qui donnent l’hospitalité à toutes les mouches dont Belzebuth ne veut pas », ils parcourent l’Europe du sud au nord et du nord au sud, formant une drôle de caravane sale et fourbue. Des mendiants magnifiques en vérité, qui ne mendient rien d’autre qu’un peu de considération, celle d’êtres pris pour ce qu’ils croient être, des monarques. Il suffit après tout d’être coiffé des signes du pouvoir pour commencer aussitôt « à jongler avec les concepts ». Mais les déboires ne manquent pas. Ils auront beau essayer de convaincre ceux pour qui le pouvoir est une réalité et pas un fantasme, rien à faire : le pouvoir est ailleurs, et eux restent « collés au sol », tandis que les puissants « font les funambules ». Des silhouettes qu’il faut se contenter de voir au loin, comme le confie l’antipape dans son journal : « cheminer en majesté si loin de la terre les rend immortelles, irréfutables aussi ; leur illégitimité prend alors allure, même à nos yeux, de Vérité et de justice, la Vérité et la Justice menant grand train, sans nous regarder ».