Sara Mesa - Cicatrice


Un prêté pour un rendu

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Sara Mesa - Cicatrice [Traduit de l’espagnol par Delphine Valentin – Rivages 2017]





Article écrit pour Le Matricule des anges

Cicatrice est de ces récits qui décident de réduire l’espace à l’essentiel : les lieux et les évènements importent peu (ici, une petite ville de province et une capitale au nom fictif), comme si c’était d’abord dans la tête des protagonistes que tout devait se passer ; têtes desquelles le lecteur ne saurait sortir. Seul importe l’échange introspectif entre deux personnages, leurs doutes, leurs certitudes branlantes, leurs élans bravaches et surtout leurs mensonges, leurs emportements et leurs mesquineries. Pour résumer très grossièrement, le deuxième roman traduit en français de l’écrivaine espagnole Sara Mesa (1976) appartient d’une façon biaisée au genre épistolaire et dresse le portrait angoissant d’un vide sentimental impossible à combler dans un monde régi par l’injonction consommatrice.

Tout y est centré autour des échanges entre la jeune Sonia et un certain Knut. Échanges qui naissent sur un forum Internet avant de se poursuivre par mail, par sms puis, paradoxalement ou ironiquement, par lettres. Le forum en question est consacré à la littérature, d’où le pseudonyme de l’homme, en référence à l’écrivain norvégien Knut Hamsun ; pseudonyme qui, il ne saurait en être autrement dans un livre à la mécanique narrative aussi précise qu’étouffante, n’est pas choisi au hasard : le « Knut » du roman, dont nous ne connaîtrons jamais le nom, comme s’il devait absolument rester à la dangereuse lisière de la fiction, est un misanthrope. Un être revenu de tout, aussi cynique que lucide, qui rejette la compagnie des hommes car il ne saurait leur pardonner leur veulerie ; un être qui se cache derrière ce qu’il définit comme une « vision stoïque de la vie » et qui ne saurait voir les choses que sous le jour d’une éthique implacable, en quête d’un absolu impossible. Un absolu que Sonia est appelé malgré elle à représenter.

Cicatrice
raconte de façon non linéaire, sous forme d’aller et retour soulignant la complexité des enjeux d’une relation toujours prête à s’effondrer (« Trois mois plus tôt », « quatre mois plus tard », « à la même époque », tels sont les titres des chapitres), l’histoire chahutée, indocile, perversement complémentaire, d’une relation amoureuse platonique. Peut-être plus platonique qu’amoureuse et plus fétichiste que platonique. D’ailleurs, au long des années, les deux « amants » ne passeront en tout et pour tout qu’une seule journée ensemble.

Sonia est une jeune femme aux vagues ambitions littéraires et très vite Kurt va chercher à devenir son mentor, l’encourageant à insister dans l’écriture tout en se montrant un critique sans pitié, lui envoyant d’épais colis emplis de livres qu’il vole (« acquiert », selon ses termes) dans des centres commerciaux. Il y a chez lui quelque chose de despotique et chez elle le désir de suivre un jeu auquel elle ne croit qu’à moitié. Ce qui commence comme un simple échange pour tromper la solitude et l’ennui d’une vie morne autour d’un intérêt commun – la littérature – dépasse vite ce cadre pour virer au flirt puis au chantage affectif voire à la lutte pour le pouvoir. Tout s’organise sous le signe de la transaction, c’est du moins ainsi que l’envisage Knut, dont les colis contiendront bientôt des parfums de luxes et autres vêtements hors de prix (les étiquettes qu’il ne retire pas laissent ostensiblement voir les prix astronomiques de ces « cadeaux » volés). Qu’importe si Sonia essaie d’avoir une vie conventionnelle (elle se marie, a un enfant), qu’importe si ces porte-jarretelles ou ces chaussures à talons de prétentieuses marques italiennes ne sont pas à son goût, pour Knut il s’agit de maintenir à tout prix l’élan de cette relation à laquelle la jeune femme ne saurait échapper, qui pourrait même se transformer en prison. Car tel est le prix des sentiments dans un siècle désenchanté.