Dérives du vaudeville

A propos de La potra de Juan Filloy [Interzona, 2003]






Après avoir lu avec enthousiasme le formidable Op Oloop, publié il y a peu par Monsieur Toussaint Louverture, je ne pouvais tout simplement pas en rester là avec l'olibrius Juan Filloy. Manos a la obra donc, me suis-je dis, et sans coup férir j'ai inspiré un grand coup et me suis plongé sans attendre dans un autre de ses nombreux romans (pas loin d'une cinquantaine, faut-il croire, s'étalant sur quelques 70 années d'écriture, de l'aube des années trente à l'aube du XXIème siècle). En v.o. cette fois-ci, même pas peur. Et c'est donc avec cette Pouliche écrite en 1967 que j'ai poursuivie mon petit tour étonné et gaillard dans la galaxie Filloy, une galaxie tout en couleurs et chatoiements, où le langage est roi.

On s'en doutait d'ailleurs déjà en lisant l'admirable traduction de Céleste Desoille pour Op Oloop, mais voilà que cela se confirme bel et bien : nous voici en présence d'un auteur baroque, un auteur à la langue bien pendue et au vocabulaire particulièrement fourni. L'ami Filloy se targuait d'ailleurs - entre autre choses, car il aimait semble t'il à faire reluire ses multiples talents - de maitriser un espagnol riche en calorie de plus de 70 000 mots. S'il n'ont pas tous pu ou su trouver leur place au sein de La potra, force est de constater la richesse de cette langue tour à tour siècle d'oriste ou paysanne, et toujours prête aux circonvolutions les plus vertigineuses et aux tours de passe-passe les plus acrobatiques. Une telle débauche présente évidemment deux inconvénients : l'un (personnel), celui de souligner parfois désagréablement les limites de mon espagnol face à un tel flots de vocables inusités, l'autre (plus général) de fatiguer par moment le lecteur qui se demande à certain endroits l'air hagard s'il n'y aurais pas quelque chose d'un peu gratuit ou too much dans tout ca. C'est que Juan Filloy, le cuistre, a le gout exacerbé du jeu, et il semble ainsi parfois dépasser la (juste) mesure, emporté tel un cabri par son élan. Il en découle à quelques (brefs) moments une dérive de l'écriture vers le mécanique, le forcé. Le style Filloy, qui plus d'une fois ici m'a évoqué le travail du mexicain Daniel Sada, n'a pas toujours, hélas, la grâce de celui-ci. Dommage, car la plupart du temps il y a dans ce La potra une même jouissance rabelaisienne, un même art du vaudeville défroqué. Mais le problème principal de Filloy dans ce livre, c'est que l'on sent l'écrivain très ou trop sur de lui et de ses effets, ce qui fait perdre au roman un certain "naturel". Évidemment, parler de "naturel" chez un auteur où l'artifice est au cœur même de son travail littéraire peut sembler absurde, pourtant, il faut bien admettre que par moment trop d'artifice peut tout simplement tuer l'artifice.

Ces réserves faite, il convient quand même de dire que nous avons affaire à un bon livre. Approchons nous donc un peu de l'intrigue. La narration se construit autour d'une série d'oppositions propre au monde rural de la pampa argentine - univers qui est celui où Juan Filloy (qui apparait d'ailleurs dans son propre rôle à la toute fin du livre) a vécue toute sa vie professionnelle comme juge dans la petite bourgade de Rio Cuarto - mais aussi plus générales : les grands propriétaires terriens anglais contre leurs employés, ces péons incultes et mal dégrossis, la technologie moderne contre la tradition, la civilisation contre la barbarie, ce vieil axiome qui traine ses guêtres dans la littérature argentine depuis au moins Sarmiento, la retenue et le contrôle des sentiments contre l'instinct débridé et l'animalité, l'idéal de pureté contre l'assouvissement du désir, l'homme contre la femme, etc ...

Comme je le disait vaguement plus haut, La potra est avant tout, voire uniquement et dans son essence, un vaudeville. N'y voyez là aucun jugement dépréciatif, au contraire, à l'instar de l'excellent Casi Nunca de Sada, le vaudeville est pour Filloy un cadre idéal et parfaitement balisé où laisser pousser les ferments de son délire et de son invention. Qui dit vaudeville dit trio amoureux, et le voici, le voilà : Miss Verena Briggs, qui tient d'une main de fer sertie dans un corps parfait l'estancia "Los capitanejos" est promise au beau Daniel Swinburne, homme à l'élégance et au savoir vivre tout anglais, avec ce que cela inclus de réserve et de pudibonderie. Ils vont bientôt fixer la date de leur union, repoussé jusque là par les vicissitudes d'une guerre mondiale où ce cher Daniel était partie se tailler les galons d'homme viril. Le problème, c'est que notre Verena n'est pas du genre à laisser taire ses instincts sous prétexte qu'elle ne serait pas encore marié. Elle s'est donc entretemps embarqué dans une liaison purement sexuelle, furtive certes mais intense et régulière, avec le palefrenier de son empire agricole, hectares et hectares à n'en plus finir peuplé de vaches et autre chevaux, un certain Quinto Ochoa. Voici donc le trio, avec en son centre une "vraie" femme, en pleine possession de son corps et de ses pulsions, partagées entre un homme digne de son rang, intelligent et parfait sous tous les points de vue, mais qui ne l'a jamais touché, et un autre, indéniablement plus bourru et crotteux, mais qui sait faire montre d'une efficacité certaine à l'heure d'épancher toute soif libidineuse. Le drame que l'on sent déjà pointer va rapidement se sceller quand lors d'un accident d'avion le beau et fringuant mais hélas timide Daniel se retrouve ni plus ni moins que castré ! Comme on le voit, Filloy n'y vas pas avec le dos de la cuillère niveau symbolisme. Vous vouliez du freudien ? En voici donc, servit à la louche et sur un plateau.







Je ne suis pas sans me rendre compte que résumé ainsi, l'intrigue fait peur ou semble ridicule. Ridicule, au fond et n'ayons pas peur de le dire, elle l'est, et c'est justement ce qui fait la force du livre, éclater un argument des plus banal dans un fourmillement stylistique incessant et - certes - inégal voire agaçant par moments, mais qui pourtant sait maintenir le lecteur à l'affut d'une trame pourtant à priori largement prévisible. Il y a chez Filloy un plaisir quasi maniaque a tisser et entremêler tous ces clichés et toutes ces situations attendue. Le plaisir du lecteur, quand à lui, se situe évidemment et très exactement au même niveau.
Dans le prologue, signé d'un certain Mempo Giardinelli, on apprend que Filloy serait une sorte de pionnier absolue de l'ironie en littérature dès ses premier écrits des années trente. Il s'agit d'une affirmation tout a fait excessive, due sans doute plus à l'enthousiasme de l'élève face au maitre qu'a un quelconque travail d'analyse sérieux de l'œuvre. Mais il n'en reste pas moins que Filloy se pose ici en ironiste, dans la lignée d'une certaine tradition philosophique que l'on pourrait faire remonter pourquoi pas à Voltaire ou à qui vous voulez. Cette posture est la force et la limite de ce livre, car comme je le disais plus haut, Filloy est un écrivain très sur de lui, et sans aucun doute trop sur de lui. Le genre a faire souvent montre d'opinions fermes et tranchées, opinions qui, malgré l'humour permanent, apparaissent un peu rigides au pauvre lecteur. C'est dommage, mais cela fait sans doute aussi partie intégrante de la figure même du personnage Filloy, et du mythe qu'il s'est lui-même forgé, à savoir celui d'un auteur qui, dans son coin, le dos tourné aux marigots littéraire, pond avec régularité et obstination une œuvre "majeure", et qui de plus se permet le luxe de se moquer comme d'une guigne de sa diffusion, se contentant le plus simplement du monde de petits tirages a compte d'auteur à destination des (certes nombreux) amis. Attention, je ne suis pas en train de dire par là que Filloy est un imposteur ou un écrivain cherchant à nous faire passer des vessies pour des lanternes (la qualité indéniable de l'excellent Op Oloop suffira à démonter le contraire), mais simplement qu'une position autarcique comme le fut celle qu'il s'est choisie présente certaines limites, ne serai-ce que celles du péché d'orgueil et de la mauvaise foi à tout crin, pièges faciles dans lequel semble être tombé notre auteur. Dans les quelques interviews que l'on peut lire ici ou là sur la toile, cela donne un petit vieux à moitié acariâtre déblatérant des bêtises plus grosses que lui sur tout un tas de sujet, et dans le livre qui nous occupe cela donne quelques généralités branlantes sur la féminité, l'homosexualité, les rapports de classes, etc ... Au fond, ce n'est pas vraiment gênant, et cela concoure peut-être même à un certain charme pervers du livre. Après tout, et comme je le disais déjà dans ma note sur Op Oloop, chez Filloy, comme dirait Lacan, ça parle, peut-être par moments au-delà des intentions de son auteur, ce dernier point étant par ailleurs ce que l'on peut souhaiter de mieux à un livre. Ne nous plaignions donc pas.

La pouliche du titre, c'est bien sûr Verena, être solaire et sur de son fait, puissance féminine en action. Et qui donc de la pouliche ou du dompteur expert (le palefrenier Ochoa), va dominer l'autre ? Qui de la civilisation (Verena) ou de la barbarie (Quinto Ochoa), aura le dernier mot ?
Filloy s'amuse beaucoup à opposer les habitudes guindés des "colons" anglais, leur thé, leur flegme, leur incapacité à exprimer avec naturel les sentiments engoncés comme ils le sont dans leurs rituels aristocratiques, avec la rudesse de la vie criolla, celle des péons et des employés, plus prompt à la réjouissance sans chichi comme à la querelle facile. C'est parfois un peu grossier - l'usage appuyé de dialogue en quasi 'dialecte' paysan - mais ça marche quand même, sans doute parce que ce livre est pour l'essentiel une farce, bien picaresque et que le forçage de traits y est le principal moteur.

La potra souffre peut-être un peu d'un souffle poétique plus faible que celui fort réjouissant qui domine dans Op Oloop, sans doute le fait qu'il y ait 30 ans d'écart entre les deux romans n'y est pas étranger. La potra, écrit en 1967 (Filloy a alors 73 ans) et publié pour la première fois en 1973, est écrit dans un style qui parait ne pas avoir évolué depuis les années trente, et bien que cela puisse s'envisager comme une preuve de constance, cela pourrait aussi par moment être le signe d'un certain essoufflement, ou pour le dire autrement d'une trop grande confiance en ses propres procédés narratifs.
Quoi qu'il en soit, et bien que je sois un peu déçut en comparaison avec le plaisir que fut la lecture d'Op Oloop, je ne regrette absolument pas le temps passé en compagnie de cette pouliche bigger than life, car malgré les défauts, il y a ici plus de trouvailles qu'il n'en faut pour satisfaire le lecteur exigeant.
Déjà d'ailleurs, du coin de l'œil et puisque nous y sommes, j'entraperçois la silhouette d'un autre livre de Filloy, Caterva, écrit à la même époque qu'Op Oloop, et considéré par certains comme son opus magnus, nous en reparlerons peut-être à l'occasion ...