Armonía Somers - Un retrato para Dickens


Portrait aux regards distordus

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Armonía Somers - Un retrato para Dickens [Arca, Montevideo, 1969]




[Texte initialement écrit et publié en espagnol en août 2012 sur le site argentin Espacio Murena, présentement auto-traduit par votre serviteur]

Livre surprenant à la structure des plus risqué, Un retrato para Dickens (Un portrait pour Dickens) de la mystérieuse et culte écrivaine uruguayenne Armonía Somers (1914-1994) est avant tout une affaire de regards. Il y a d’abord le regard d’une enfant orpheline dans sa misérable et prime jeunesse. Il y a ensuite le regard dévergondé d’un mystérieux perroquet, Asmodeo, qui tel un fureteur observe tout ce qui peut bien se passer au sein d’un voisinage très pauvre, sorte de petite communauté dysfonctionnelle et dickensienne. Il y a aussi, à un autre niveau, un autre regard, peut-être métaphorique, celui du « maître de l’œil », c’est-à-dire Dieu (un regard sans aucun doute plus fantastique que réel, encore qu’on ne soit jamais sûr…). Il y a, pour tenter d’être exhaustif, quelques autres regards encore : celui, éloignée, de l’inspectrice de l’orphelinat, toujours disposée à ne pas faire confiance à la famille qui a accueilli la petite fille orpheline et son « frère » basané, il y a ceux des différents membres de la communauté, ceux trop curieux des contremaîtres des fabriques où la jeune fille se voit obligée de travailler malgré ses dix ans, et surtout, comme point de départ pour l’écriture de ce récit, le regard de l’auteur, Armonía Somers, posé sur un portrait photographique inclus dans le livre , celui d’une jeune fille inconnue aux faux airs d’Oliver Twist.

C’est donc à partir d’un curieux et d’une certaine façon anonyme (mais remarquable) portrait photographique que Somers a su trouver la matière d’un roman que nous pourrions appeler expérimental si ce mot galvaudé ne nous paraissait pas aujourd’hui quelque peu vide de sens. C’est que Un retrato para Dickens tient beaucoup de l’expérimentation perchée au bord d’un précipice dans lequel elle pourrait à tout moment s’abîmer définitivement. Pour autant, il ne s’agit pas de n’importe quelle expérimentation, même si sa fragile et fascinante construction se développe aux dépens d’un effondrement toujours à l’affût, mais d’un texte qu’une structure forte protège. Une structure-réceptacle où se croisent diverses lignes narratives indépendantes bien que liées métaphoriquement. En premier lieu, le récit détaillé d’une vie courte, raconté par la jeune enfant au commissaire qui l’a sauvé après une tentative de suicide. Parallèlement, le lecteur découvrira, en tant que « document », le texte intégral du « Livre de Tobias », en provenance directe de la Bible. Et un autre document, encore plus surprenant : les extraits d’un livre de cuisine, “El pastelero y confitero nacional” [Le pâtissier et confiseur national], signés par un certain F. Figueredo, où l’on découvrira des recettes détaillées de gâteau. Les relations qui se tissent entre ces lignes partent d’un développement parallèle sans communication d’aucune sorte jusqu’à atteindre l’inclusion, avant l’irruption surprenante du tour d’écrou final : la dernière ligne narrative, quand déjà la fin du livre approche, qui ne s’annonce pas tant comme une nouvelle ligne que comme reprise du récit entier, de nouveau, cette foi depuis la voix particulière du perroquet qui peut-être n’est pas tant perroquet que réincarnation d’un de ces démons mal intentionnés qui rodent durant certains passages du Livre de Tobias.
C’est-à-dire que le livre fonctionne, entre autres choses, comme un grand jeu d’inclusion, et ce même quand ce qui intéresse l’auteur n’est fort heureusement pas le jonglage formel mais plutôt la disposition d’une collection de regards simultanés et/ou antagoniques, comme autant de possibilités pour raconter la même chose, ou comme une façon de se moquer, de tromper le récit, d’éloigner ses terrifiantes forces, que celles-ci soient fictionnelles, réelles ou religieuses.

De telle façon que le roman se transforme en un artefact impossible capable pourtant de tout embrasser : un mélange de genre, du biblique jusqu’au littéraire, c’est-à-dire jusqu’à une invention qui ne serait pas invention puisqu’il s’agit bien de la vie « réelle » d’une jeune fille en photo (avec son style anglais, dickensien). L’invention d’une vie réelle. Voilà sans doute en quoi consiste la proposition de Somers.

De ce point de vue, l’expérience de lire in extenso des extraits des textes sacrés, quelque chose qui – au moins en ce qui me concerne – n’arrive pas tous les jours, s’avère des plus intéressante. Comment devons-nous lire ce fragment de texte biblique ? Comme une simple fiction ? Comme une Parole incarnée ? Comme la brillante réappropriation d’un texte déjà existant ? Comme un « document », et rien de plus ? Ou plutôt : Qui le lit ? La gamine de la photo, peut-être, telle que recréée par la fiction, se lisant elle-même à partir de sa relation inquiète, trouble, avec cet Œil qui semble aimer à s’immiscer bien souvent dans sa vie résigné.

Il y a comme une grande ambivalence autour de ces extraits religieux, une ambivalence qui d’autre part règne à tous les autres niveaux et contenus du texte, lui permettant ainsi de maintenir sa subtilité et ses insoupçonnables mutations.

Dieu, dans le Livre de Tobias, n’est qu’orgueil et morgue, un dieu qu’il convient de craindre, un dieu qui parfois donne quelque chose à ses sujets, encore qu’il faille dans ce cas-là payer un prix excessif, et c’est la même chose qu’il se passe avec la vie de la jeune fille, qui doit tout supporter sans comprendre bien pourquoi. Ce Dieu, dans sa superbe, ne glisserait-il pas peu à peu vers le ridicule, comme il arrive à ce bon Monsieur Figueredo, auteur prétentieux et imbu de lui-même du livre de recettes ? De la même façon que la protagoniste s’interroge sur l’identité du cuisinier du livre de recettes et de sa dédicace à un supposé maître français : « était-il seul, ou avait-il à l’intérieur celui à la mémoire duquel il avait dédicacé son livre, un certain Monsieur Careme ? », Dieu ici ne représente pas seulement une existence douteuse, il incarne également des intentions qui ne le sont pas moins (qui y’a t’il à l’intérieur de Dieu ?), comme s’il s’agissait d’un poids que nous nous voyons obligés de porter à l’intérieur de nous même, le monstre que personne n’a invité. Armonía Somers était la fille d’un anarchiste anticlérical et d’une mère catholique, et même s’il vaut mieux ne jamais trop croire aux lumières que la biographie projette sur le texte, il est parfois difficile d’y résister.

« À partir de ce moment-là, j’appris à ne pas désirer » dit la gamine à un moment donné. Dans la vie malheureuse de la pauvre jeune fille, le pouvoir de l’interdit devient maximal, stimulé par des autorités questionnables, comme s’il s’agissait d’une incarnation « pratique », quotidienne, de la crainte de Dieu. C’est de la vie d’une orpheline à qui il est interdit de comprendre ses désirs qu’il s’agit, désirs pas exactement sexuels (encore que ceux-ci apparaîtront bien vite) mais désirs justifiés de vivre et de comprendre le monde qui l’entoure. La misère ici est destinée et imposition, un portrait misérable et sans pitié. La violence du réel racontée depuis les yeux « ingénues » d’une gamine lancée dans la vie malgré elle, qui doit se débrouiller comme elle peut pour ordonner le chaos de chaque jour par des décisions et des réactions surprenantes.

Un retrato para Dickens se propose alors comme roman d’initiation (découverte de la mort, découverte de l’amour et de la violence mélangés en un incompréhensible ensemble, découverte du monde hostile du travail dans les fabriques, etc…), mais avec un style, une langue, truffé d’étrangetés, de petites déviations surprenantes qui traduisent avec la plus grande rigueur le regard du personnage, la nécessité de dire ce qui se voit et se sent tel qu’il se voit et se sent. La distorsion du regard est la distorsion du style (et aussi de ce qui est raconté), exactement comme avec certains des autres « raros » de la tradition littéraire uruguayenne (Felizberto Hernández, Marosa Di Giorgio et parfois Mario Levrero). Il n’y a aucune vérité qui vaille au-delà de cette distorsion. Les faits existent uniquement par le point de vue qui les fait exister. De là découle que la confrontation entre le style biblique et le style propre à l’auteur (qui ne doit pas se penser comme style mais purement et simplement comme quelque chose de « vécu », un ars poetico per se) devienne un des points de force du roman, créant et soulignant en permanence « l’inconfort » du lecteur.

Un livre à lire également comme une histoire de styles, depuis celui ampoulé de la Bible jusqu’à la subjectivité la plus extrême, en passant par la pompe du cuisinier ou les extravagants récits du perroquet-démon, véritable roman dans le roman qui le réécrit, comme une inclusion qui comblerait toute les autres inclusions. Le perroquet, d’autre part, prétend avoir dans ses entrailles (métamorphosées en pellicule) les images « enregistrées » de tout ce qu’il observe furtivement, lui permettant de tout raconter à nouveau et ajoutant ainsi un regard de plus à la série, celui du cinématographe, métaphore de la subjectivité artistique, comme si celle-ci serait la seule possible (sauf que les subjectivités sont innombrables).

Ce jeu dangereux de styles et d’inclusions - qui part d’une photographie (c’est-à-dire selon les mots de l’auteur « l’interprétation plastique de l’être ») qu’Armonía Somers reprend comme un étrange et douloureux ready-made à partir duquel tout recréer - devient un puissant repli dans les plis de la fiction et les courbes piégées d’un réel que sa fausseté même rend d’autant plus réel, et ce depuis sa nature même d’artefact et ses innombrables points de vues. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le texte aurait souffert certaine « malédiction pharaonique » : l’auteur tomba gravement malade et la jeune fille de la photo mourut peu après la publication du livre. Ce texte est aussi perturbant aujourd’hui qu’il y a plus de quarante ans, quand il fut publié pour la première foi en 1969. Car Un retrato para Dickens a la puissance de la modernité hors de toute modernité, une modernité différente, autonome, qui partant de ses surprenantes sources (la photo, les « documents », l’Oliver Twist de Dickens) tisse son propre espace et son propre temps.