Sergio Delgado - Al fin


Petit traité des sensations

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Sergio Delgado - Al fin [Beatriz Viterbo Editora - 2005]






Il y a des romans qui couvrent une vie entière. D’autres qui, ne se satisfaisant pas de si peu, balayent des générations, embrassant l’histoire d’une famille, d’un pays, d’un continent, d’une civilisation. Plus modestement (en apparence, du moins), il y a ceux qui choisissent de ne se concentrer que sur une semaine, un jour, une heure, un instant. Car s’il est vrai que l’univers contient tous les atomes, chaque atome contient à son tour une portion du tout. Depuis cette portion, il est loisible de déplier la carte et redessiner le monde. Cette portion offre peut-être également l’opportunité d’un regard plus modeste, plus intime.

Al fin ["Enfin", "Finalement"], second roman de l’argentin Sergio Delgado (Sante Fe, 1961), appartient à la catégorie de ceux qui font d’un simple et banal atome un univers entier, qui pour être bien délimité temporellement comme géographiquement, permet d’autant plus des échappées. Il renferme en ses pages le récit d’une seule nuit, du crépuscule à l’aube ; nuit faite d’alcool et d’amitié, de grandes discussions et de blagues potaches, de reflets de lune sur l’eau du fleuve, de contemplation, d’ennui. Mais une nuit qui pourrait bien n’être qu’un prétexte, celui de ne conter en vérité qu’une poignée de secondes cruciales autour desquelles on ne cessera de zigzaguer. Surtout, il tente une approche à la fois concentrique (de cercle en cercle on se rapproche du cœur des choses, de ce qui importe) et digressive du réel. Ou, plutôt que du réel, de la perception tronquée, fuyante, toujours remise en question, que nous en avons. S’il y a un ton qui défini le style de ce livre, ce serait celui d’une hésitation méditative, presque analytique. Les sentiments, les évènements, les variations du climat, du jour et de la nuit, sont autant d’éléments instables qu’on ne peut saisir (approximativement) qu’en se laissant porter par une rêverie qui cherche à en éclairer les nuances tout en admettant d’emblée l’échec de cette tentative. Un empirisme mélancolique, non dénué d’humour.

« Il est très difficile de travailler sur notre propre expérience. La vie, la matière la plus immédiate pour tous, est en même temps la plus incompréhensible. La description d’une minute peut demander la durée d’une journée. Et quelques mots suffisent parfois pour faire défiler des années », lit-on vers la fin d’un autre (très bon) roman de Delgado, Estela en el monte.

Puisque nous en sommes déjà aux citations, faisons donc de même et in extenso s’agissant du texte de quatrième qui, une fois n’est pas coutume, dépasse la simple volonté promotionnelle (« Achète ce livre, lecteur ! ») pour se faire objet poétique et donner sous forme de liste un résumé fiable, bien qu’elliptique, du livre :

« Un coup de fil, le tunnel sous le fleuve, les rues de la ville de Paraná, quelques poèmes, un saule, une bergère, un ex-notaire, plusieurs Renault (12, 6, 5, 4), un gramme de chlorhydrate de cocaïne, la statue de Condillac, une veillée funèbre, un anniversaire, deux fûts de bière, le fleuve Paraná, un ballon en plastique, six bouteilles de champagne, un noyé, une version de la fable du renard et du raisin, un baiser, un incendie forestier, une fin. Tout cela et quelques ingrédients de plus, combinés sous la forme comme toujours énigmatique du roman, pour faire ici, simplement, le récit d’une nuit. »


Ainsi, c’est sur un appel téléphonique que s’ouvre Al fin. Appel qui dans les premières pages semble osciller entre passé et présent. Un début aux faux airs d’indécision qui annonce un certain rapport au réel et à la mémoire que le livre – qui pour l’essentiel consiste en un grand flash back - ne cessera de développer. Le narrateur, Horacio (nom que nous n’apprendrons qu’en passant, comme si sa subjectivité de narrateur n’en avait pas besoin puisqu’elle est au cœur du récit ; une subjectivité qu’il assume jusque dans ses contradictions, les soulignant plus que les effaçant), le narrateur, disions-nous, reçoit ou évoque le coup de fil d’un vieil ami, noceur notoire dont l’énergie aussi communicative qu’autodestructive en fait le centre de fêtes interminables et concourues, et cela le ramène dix ans en arrière.

« J’essaie de m’imaginer tel que j’étais il y a dix ans. C’était il n’y a pas si longtemps, et pourtant l’image est imprécise. C’est un être changeant que j’évoque, quelqu’un par moments complètement différent de moi (de celui que je crois être maintenant) et qui à d’autres s’avère un être attendrissant, intime, que j’aimerais abriter comme un enfant sans protection. »


Dix ans auparavant, 1989, le même ami, León, au milieu de la friture téléphonique, invite le narrateur à une soirée et prononce ou ne prononce pas un nom, selon que le narrateur l’a entendu ou n’a fait que le croire. « Fiela est là », dit-il (ou pas). Fiela, c’est une jeune fille, un peu poète, un peu perdue, dont Horacio, le narrateur, s’est énamouré la seule fois où il l’a croisé, lors d’une fête précédente. Des extraits de ses poèmes, concentrés jusqu’à la miniature phonétique, empreints d’un « désespoir passif », ponctuent le récit, comme des objets trouvés venant éclairer ou assombrir (finesse du clair-obscur) le roman. Le double doute qui s’installe (sommes-nous en 1999 – présent du narrateur – ou en 1989, époque du fameux coup de fil ; le nom de Fiela a-t-il ou n’a-t-il pas été prononcé ?) est une manière délicate, comme en marchant sur des œufs, de rentrer dans le récit, de plus en plus détaillé, de cette nuit passée par le narrateur dans la ville de Paraná avec León et ses amis. Sans jamais abandonner pour autant, loin s’en faut, le goût des digressions et des escapades hors terrains qui en font non seulement le sel mais en sont également la secrète armature.

À sa façon, dans cette structure narrative faussement hésitante (l'auteur sait très bien où il va), un suspens se crée. Peu à peu, des clés nous sont dévoilées pour comprendre les vrais enjeux - qui renvoient tant au passe qu’au futur - de cette nuit où l'on ne fait en apparence que boire et discuter d’un bout à l’autre de la ville. Dans des lieux parfois incongrus, comme la veillée mortuaire de la grand mère d’un membre du groupe d’amis ; grand mère morte à quelques jours de ses 80 ans et dont les jeunes fêtent, sous la férule de León, grand organisateur de bacchanales devant l’éternel, l’anniversaire posthume, à quelques mètres à peine de l’endroit où se réunit la famille endeuillée.

Cette approche du récit ne répond certainement pas à un désir d'effet facile et ne prétend pas non plus singer l'enquête policière. Elle chercherait plutôt à refléter dans la construction – la forme du livre – l’empirisme qui anime le narrateur, cette façon d’approcher choses et évènements pas à pas plutôt que de se ruer dessus, afin de mieux saisir les contours d’une impression, d’une émotion. On ne s’étonnera pas d’apprendre qu’Horacio s’intéresse à Condillac, un philosophe empiriste français du XVIIème siècle, auteur d’un Traité des sensations.

Si mystère à résoudre il y a dans Al fin, c'est dans la tête du narrateur, qui cherche à comprendre les effets, la valeur, les conséquences d'un simple instant, aussi crucial pour lui qu'éphémère. Un baiser de Fiela, une poignée de secondes qui deviennent une éternité de possibles avortés pour ce grand timide.

« Cette histoire est l’histoire d’un baiser, ou pour mieux dire d’un frôlement, et je crains que nous n’ayons qu’à peine commencé à la raconter. Confession maladroite et peut-être injuste à ce niveau du chemin parcouru ensemble, qui n’a pas été court », confesse le narrateur à la page 90. Avant d’ajouter : « Je dois vous dire, et vous jugerez si c’est avec raison, que la mesure d’un événement de cette nature est toujours rétive à l’observation extérieure. Il n’aura pas complètement tort celui qui avancera l’opinion qu’ici il y a beaucoup de sparadrap pour une bien petite blessure, et de fait le frôlement en question, dans son déroulé en temps réel, n’a pas dû dépasser la brassée de secondes (si je dis dix, j’exagère sûrement). Mais selon quelle mesure évaluer la justesse du sentiment ? Comme le dit bien Condillac, en de telles circonstances, des années entières se perdent dans le moment présent ».

La sensation pourrait bien être le maître mot ici, thème impossible à cerner s’il en est. La sensation du temps qui passe ou pas ; d’un baiser plus rêvé que vécu et quand même vécu ; de ce qu’on a voulu ou pas voulu pour soi ou pour les autres (le contraste des destins, entre Horacio qui vit dans la grisaille de son cabinet d’Avocat et León, qui n’en fini plus de végéter chez ses parents). Mais la sensation peut aussi cacher la présence incertaine, inquiète, d’un mal qui rode : une maladie, le sida, comme un spectre dont on ne parle qu’à demi mots, autre signe de ce que le réel – ce tout que l’on cherche à attraper sans jamais le pouvoir – a de fugitif.

"Le monde appartient aux audacieux, la vérité aux timides. Seuls nous, les timides, sommes qualifiés pour comprendre la fugacité des choses. À force de reproches et d’échecs, le présent, cours constant vers le passé et le futur, pour le timide, ne cesse jamais de montrer ses arêtes infinies, polyèdre exalté qui perd et récupère son centre instant après instant, fleur qui n’arrête jamais de fleurir et de nous offrir son plus intime et inaccessible parfum."



[Extraits traduits par votre serviteur]


Arthur Bernard – Tout est à moi, dit la poussière


Une identité en sursis

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Arthur Bernard – Tout est à moi, dit la poussière [Champ Vallon, 2016]






Article écrit pour Le Matricule des anges

Ce qui commence comme l’autofiction d’un narrateur/auteur qui se perd en pseudonymes devient la fiction de la vie réelle d’un autre. Qu’importent les rouages de cette vie vraie et fausse, puisque dès le titre la poussière nous fait savoir que tout cela lui appartient. Nul avertissement biblique, mais l’évocation plus prosaïque, plus poétique, des œuvres du temps. Il tisse son oubli et le dépose en couches sur des vieux papiers jaunis. Un temps que l’on peut réécrire, voire écrire tout court, substituant aux éléments qui nous manquent d’autres qui nous plaisent. Retourner la poussière, la rêver, la contredire plutôt que d’y retourner.

C’est bien dans des vieux papiers, ceux d’une justice et d’une France d’un autre temps, qu’Arthur Bernard trouve la matière de son roman ; matière née d’un désir d’homonymies. Un nom qui ressemble au sien, mais évoque aussi Rimbaud et Céline, bref un nom qui fait littérature. Et mythologie même, puisque le fantôme d’Ulysse, de son odyssée, traine ses guêtres tout au long du livre.

Un certain Arthur Ferdinand Bernard. Nom très vite raccourci en AFB, puisqu’ici les appellations sont malléables, toujours. L’identité n’est jamais acquise, mais une construction permanente. Tout comme le récit, fait de conjectures, d’extrapolations, de tâtonnements, de parallélismes. Condamné à mort à 18 ans en 1890 pour tentative de meurtre, la peine d’AFB sera commuée par la grâce d’un président en un séjour à la Nouvelle Calédonie. Un séjour long, voire définitif.

Très vite, l’auteur épuise les quelques documents officiels dont il dispose (procès verbaux couverts d’une graphie toute de fioritures ; signatures de fonctionnaires longues comme le bras). Quelques années seulement après avoir traversé les océans vers sa prison à ciel ouvert, on perd la trace d’AFB. Qu’en est-il ? On peut aller au plus simple, au plus court, au plus pauvre : il est victime de la vie brève des forçats. Mais l’imagination peut aussi faire son travail, celui de ce que l’auteur appelle « l’art-roman », et botter en touche en inventant autre chose que l’évidence (« Tout est possible, puisque j’ignore tout », résume le narrateur). Faire de son personnage – simple objet trouvé dans des replis administratifs obsolète – un négatif rimbaldien, un Ulysse immobile et raconter quarante ans de vie insulaire. Un mythe miniature, sans faits d’arme (« sans pedigree d’héroïsme »). AFB, tout comme le poète, est celui qui disparaît loin, en terres exotiques, à peine sorti de l’adolescence. Mais contrairement à Ulysse, personne ne l’attend plus.

AFB - que l’on nomme également par son matricule, « plus éloquent et précis que les trois prénoms de son nom entier » ; une éloquence où l’identité se dissout pour de bon - vit dans ces pages une vie plus intéressante que celle qu’il a peut-être vécue. Il est au service de familles de militaires, de fonctionnaires expatriés et se fait peu à peu une place, discrète. Un métier l’attend, celui de relieur, vaguement étudié dans sa jeunesse parisienne et populaire. Dans une précaire cabane soumise aux assauts d’un climat hostile (chaleur, humidité, bestioles), il relie en beau volumes Homère et Rimbaud (ses doubles), les protège, les contient.

Les années passent. La guerre, lointaine (pas celle de Troie, mais la grande, de 14 à 18), emporte son seul ami, grand admirateur d’Homère. Avec l’âge, AFB devient à sa façon une figure de l’île. Ainsi, lorsqu’il se prend de passion pour les cerfs-volants suite à la lecture d’un manuel dont on lui a confié la reliure, il y aura du monde pour l’aider à en construire un géant, avec lequel il pourrait bien s’envoler et disparaître, rejoignant le néant de son identité fluctuante.