Avec une centaine de livres à son actif, l’argentin aura créé au fil des ans une œuvre pléthorique et aérienne, où l’imagination sans fin est une porte ouverte sur toutes les excentricités.
Article écrit pour Le Matricule des anges
Peu d’auteurs auront consacré leur vie à la littérature comme le fait César Aira depuis près de cinquante ans. En toute discrétion, loin de la vaine agitation des cénacles littéraires qu’il a toujours fui, lui qui considère qu’un écrivain ne devrait avoir d’autre mission qu’écrire. Inlassablement, si possible. Guidé par sa seule capacité d’affabulation, faisant de l’invention un maître mot. C’est à Flores, un quartier anonyme et populaire de Buenos Aires, qu’il élabore lentement mais sûrement une œuvre en constante expansion, comme si d’un livre en naissait toujours un deuxième, puis un troisième, jusqu’à l’infini. Il est venu s’y installer en 1967 et les vagues études de droit qu’il avait alors entamées ne firent pas long feu. La passion littéraire - prolongation directe chez lui des lectures de l’enfance qu’il a renouvelées au contact des avant gardes - fut la plus forte.
Flores, c’est le genre d’endroits où il ne se passe jamais rien, la banalité même, qui aura pourtant été le théâtre de plus d’une de ses fictions. Un lieu qu’il a su rendre mythique, ouvert à tous les possibles, décrivant avec précision ses rues et ses habitants pour mieux faire ensuite exploser ce qui dans des mains moins habiles n’aurait donné que de gentils romans de mœurs. Là où d’autre s’arrêtent considérant le travail achevé, Aira ne fait que commencer. Le réalisme n’est qu’un point de départ sur lequel asseoir une fantaisie des plus débridée. Ses personnages sont des gens normaux qui vivront - comme dirait Pierre Bellemare - « des aventures extraordinaires ». Aventures qui sont aussi voire surtout celles de la littérature en tant que telle, entendue comme un terrain de jeu infini. Une littérature à même, si besoin est, de faire sa propre critique au détour d’une page. Aira n’étant pas seulement un conteur né, mais également un théoricien aussi doué qu’iconoclaste de la chose littéraire, qu’il retourne comme un gant.
Du quotidien sans transcendance peuvent naitre toutes les merveilles. Une affirmation qui prend une tournure particulière chez celui qui s’auto-définit comme l’auteur de « contes de fées dadaïstes ». Dans La guerre des gymnases, par exemple, le gymnase du coin de la rue devient la scène d’une guerre de fable orientale - Chin Fu contre Hokkama. Un jeune acteur venu s’y inscrire dans le but de se sculpter un corps à même de provoquer « la peur chez les hommes et le désir chez les femmes » finira embarqué à toute vapeur dans une aventure pleine de rebondissements et de réflexions subtiles sur la création, l’amour et la vie. Une sorte de roman d’apprentissage qui s’achève sur les épaules d’un géant qui traverse la ville à grand pas, tandis qu’au loin resplendit l’aura mystérieuse d’un animal légendaire, le « lièvre légibrérien ».
Lorsqu’il délaisse momentanément son quartier fétiche, il raconte des histoires de princesses : l’une vit dans l’improbable royaume turc de Biscaye (J’étais une petite fille de sept ans), l’autre sur une petite île menacée par le Général Hiver et son lieutenant l’Arbre de Noël (La princesse Printemps). Ou bien il s’invente des doubles, sous les masques successifs d’un écrivain vulgaire qui plastronne sur son yacht, d’un savant fou qui cherche à dominer le monde, d’un docteur aux guérisons miracles, d’une petite fille qui est en fait un garçon, etc. Une multitude de César Aira, à l’image de son art kaléidoscopique. L’autobiographie étant d’abord une forme de fiction. Il suffira de lire Les larmes ou Le congrès de littérature pour s’en convaincre. Autant d’exemples d’une technique narrative que l’argentin a définie comme la « fuite en avant ».
Cette fuite – doublée d’un autre concept, celui de « continuum » - c’est celle d’un récit qui avance sans cesse. Sans jamais se retourner, se construisant alors à coup de digressions, de bifurcations, de réajustements voire de récapitulations quand les virages paraissent trop brusques. La littérature chez Aira semble s’inventer en temps réel, sous les yeux d’un lecteur invité à jouer le jeu. Mais c’est aussi comme ça qu’elle s’écrit. Lentement, au rythme d’une ou deux pages par jour dans les bars de son quartier, sans revenir en arrière, sans corriger. Tout accident, dès lors, se doit être intégré à la fiction, qui devient très flexible. Si l’auteur se laisse ainsi guider par sa fantaisie, par ses lectures du moment, par le monde qui l’entoure (si quelqu’un passe dans la rue avec un grand chapeau, il court le risque d’apparaître aussitôt dans ce qu’Aira est en train d’écrire), il n’en possède pas moins une prodigieuse mémoire qui lui permet de relier des fils qui pourraient trainer éparts. Les pistes ouvertes ont toujours l’air d’aboutir quelque part, quand bien même ce n’est qu’illusoire. Un peu comme chez le cinéaste Raoul Ruiz, autre grand artificier des récits alambiqués – qu’on pense à un film tel que Trois vies et une seule mort - il est passé maître dans la construction de ce qu’il nomme lui-même de « belles asymétries ». L’art du roman tient chez lui de la boule à facette, et les reflets multiples qu’elle projette sont autant de récits potentiels, qui s’empilent parfois les uns sur les autres (ou les un dans les autres). Il a le don des constructions d’équilibristes, aussi fragiles que gracieuses. Un jeu de transparences légèrement floues, derrière lesquelles dansent les poupées gigognes. Tous les comptes n’y sont pas bons, mais il n’écrit pas pour les comptables.
Dans Le prospectus, un simple flyer visant à faire la promotion d’un cour de théâtre prend des proportions inédites, le texte publicitaire se transformant en roman (tout en continuant d’être le texte du flyer). Un coude abrupt est franchi lorsque le récit passe sans transition des tranquilles rues de Flores à un récit d’aventure à la Salgari. Une Inde en technicolor ouvre son coffre aux trésors, reluisant d’un exotisme de chromo, pleine de thugs tueurs et de diamants mystérieux, où trois pieds nickelés avancent à dos d’éléphants. Ailleurs, dans Varamo, nous est conté l’avènement du grand poème lyrique latino-américain, « Le chant de l’enfant vierge », sous la plume d’un obscur gratte papier panaméen que rien ne prédisposait à un tel coup de génie. S’y mêlent des éditeurs pirates, des trafiquants de clubs de golf, l’art d’empailler les poissons. Mais aussi de la fausse monnaie, celle de la paie de notre petit fonctionnaire, ce qui déclenche chez lui d’insoupçonnées inquiétudes existentielles. Evitant le piège de ce qui pourrait ne ressembler qu’à un amoncèlement d’éléments surréalistes hétéroclites, ce que l’auteur déteste et se garde bien de faire, Aira y revisite le mythe grandiloquent de l’artiste, faisant de l’art le résultat d’un heureux hasard plus que d’une volonté d’airain. Il a aussi le goût du paradoxe : dans Le magicien, il imagine un illusionniste qui s’avère posséder de véritables pouvoirs magiques. Dans Les fantômes, il conte une histoire de spectres qui, en plein jour, hantent un bâtiment neuf, loin des vieilles bâtisses grinçantes des romans gothiques.
À l’instar de son quartier de Flores, la petite ville de Coronel Pringles où il est né un beau jour de février 1949 est une autre scène propice à son théâtre inépuisable. Une poignée de rues tracées bien droites, un damier perdu quelque part dans l’interminable platitude de la pampa, à 1000 kilomètres au sud de la capitale. Une ville qu’il semble n’avoir cessé de fonder et refonder, comme si c’était la fiction elle-même qu’il s’agissait de faire toujours renaître de ses cendres. Un lieu où évoquer ses milles et une enfances possibles, parfois contradictoires. Un lieu encore, dans Ema la captive, son premier roman, où remonter jusqu’au dix neuvième siècle, celui des indiens mapuches et des gauchos, quand l’Argentine était encore en pleine conquête du désert. À ceci près que les indiens, plutôt que des guerriers farouches, sont des dandys languides et maniérés qui regardent passer le temps au milieu d’une pampa onirique où s’ébat un improbable bestiaire.
Ainsi, depuis l’adolescence, César Aira écrit un livre après l’autre, sans interruptions. Des courts romans qu’en espagnol il a choisi de nommer « novelitas », comme une manière à travers l’emploi du diminutif de signifier le rapport ambigu, fait d’amour et de distance ironique, qu’il entretient avec la grande tradition romanesque. Une tradition que cet admirateur de Balzac connaît par ailleurs sur le bout des doigts. Depuis 1981, il en aura publié plus de cent. Un chiffre qui correspond souvent au nombre de leurs pages, à de rares exceptions près, tel Canto Castrato, son seul long roman, qui fait éclater les conventions du best-seller depuis l’intérieur. Une labyrinthique excursion dans l’Italie du XVIIIème siècle, où les castras sont des géants mystérieux et le monde une série de trompe-l’œils en clair obscur. Les espions guettent et les jeunes dames de la cour gloussent comme de charmantes pimbêches engoncées dans leurs belles robes.
En France, c’est Maurice Nadeau, inlassable défricheur, qui le fera connaître, puis Gallimard dans sa collection La nouvelle croix du sud, prolongement de celle où Roger Caillois avait fait découvrir Borges. Ce sera ensuite le tour du marseillais André Dimanche et enfin Bourgois. Autant d’éditeurs prestigieux pour un auteur qui, sous de faux airs de farceur, ne l’est pas moins. Chez lui en Argentine, son rythme de publication paraitra stakhanoviste : trois, quatre, voire cinq livres par an, passant sans encombre d’une multinationale de l’édition à un micro éditeur presque artisanal. Les livres d’Aira, tels des pains infiniment multipliés mais jamais semblables, sont un peu devenu des trésors que ses lecteurs aiment collectionner jalousement, hypnotisés qu’ils sont par les charmes de ce magicien dont le chapeau déborderait de merveilles cubistes.
Comme si cela ne suffisait pas, en bon héritier de Borges, il est également un immense lecteur multilingue, doublé d’un traducteur pléthorique. Les quelques essais qu’il a publiés démontrent amplement sa finesse d’analyse. Il s’y intéresse aux œuvres tant du maître des limericks anglais, Edward Lear, dont il dissèque chaque vers, que du dessinateur, dramaturge et romancier Copi (une influence fondamentale, dont il s’est approprié la vélocité narrative). Ailleurs – le seul disponible pour l’instant en français – il fait une lecture aussi brillante qu’à contre courant de la poésie d’Alejandra Pizarnik, qu’il cherche à dépouiller d’une réputation tenace d’écrivain maudit. Sans parler des dragées critiques disséminés dans des revues, sur le web, dans des préfaces, qu’avec sa pudeur caractéristique il refuse de réunir en volume. Il y disserte aussi bien sur Roberto Arlt que sur Denton Welch ou le libertin Jean-François de Bastide (qu’il a également traduit). Et cerise sur le gâteau, entreprise pharaonique menée au début des années 80 avec la fougue de la jeunesse, un énorme dictionnaire des écrivains latino américains, somme aussi documentée que personnelle, où il déclare sa flamme à d’obscurs uruguayens ou mexicains au détriments de vaches sacrées telle que Neruda ou Garcia Marquez.
Son regretté traducteur français, Michel Laffon, grand connaisseur de la question, disait que les argentins sont « les meilleurs lecteurs du monde ». Si l’affirmation semblera le produit exagéré de l’enthousiasme d’un argentinophile incurable, elle n’en souligne pas moins une certaine réalité des lettres du pays austral. Un monde d’une grande vivacité où tout écrivain qui se respecte sera forcément polyglotte et connaitra par cœur les traditions françaises, anglaises, etc. Mais également les excentriques de tout bord, car l’excentricité fait partie intégrante de la tradition littéraire argentine. Une tradition qui n’en est pas une, qui peut dès lors les faire toutes siennes, comme ne manquait pas de le souligner Borges dans un essai de son recueil Discussion. Et César Aira, un écrivain devenu central en son pays, est une des expressions les plus achevées de cette excentricité de haute volée. Un héritier encore de celui que Borges considérait comme son propre maître, Macedonio Fernandez. Ce dernier était l’ennemi acharné de la littérature considérée comme illusion de réel, opposé à toute forme de psychologie et d’identification, fervent défenseur de la dénonciation de l’artifice, autant de traits qui définissent parfaitement l’œuvre d’Aira. Les livres à tiroirs de Macedonio - à commencer par son Musée du roman de l’éternelle, où à force de préfaces et d’éclaircissements opaques le roman véritable parait ne jamais vouloir commencer - semblent non seulement préfigurer, mais encore réclamer l’apparition d’un écrivain tel qu’Aira. À le lire, bien des choses ont tout à coup l’air fades, inoffensives. Ce que la littérature d’Aira n’est pas, malgré ses airs amènes, de textes faciles à lire. Chez lui la complexité n’est pas dans la langue – transparente - mais dans les milles feuilles qu’il déploie.
Si l’on peut dire qu’il jouit aujourd’hui d’une reconnaissance internationale, traduit dans plus d’une dizaine de langues, ayant même réussi à conquérir les farouches Etats-Unis, Rome ne se sera pas construire en un jour, ni même en deux. D’autant que celle qu’il a cherché à élever serait sans doute impraticable à pied, truffées de portes qui s’ouvrent sur des murs et d’escaliers qui s’interrompent sur le vide. Pendant longtemps, cette œuvre élastique et libre, qui n’en fait nonchalamment qu’à sa tête, se sera attirée des détracteurs de tout poils, de ceux qui ont la vue obstruée par le piédestal sur lequel ils ont malencontreusement placé la littérature, cette chose si sérieuse, qu’on ne doit surtout pas prendre à la légère. Or, la légèreté est justement une des marques de fabrique du style Aira ; légèreté dans l’écriture, aérienne, jamais pesante ; légèreté dans la capacité qui est la sienne d’inventer à partir de n’importe quel matériau, n’importe quelle situation, qu’il malaxe et transforme à l’envie, à toute vitesse parfois, lui faisant rendre tout son jus dans un système de dérivations par capillarités. L’auteur, jamais avare de provocations, parle même de « frivolité ». Frivole, il ne l’est pourtant pas, ou seulement si on considère frivole le malin plaisir qu’il prend à écrire sur tous les sujets, à considérer le réel comme un réservoir de fictions possibles, un encyclopédisme foutraque. La seule politique qui l’intéresse c’est celle de la forme, entendue comme invention permanente plutôt que comme jonglerie démonstrative.
César Aira est un grand mécanicien, disciple revendiqué de Marcel Duchamp et Raymond Roussel. Du premier, il retient le désir de construire des récits comme de parfaits objets autonomes, des « machines célibataires » ; de l’autre, le goût de la création comme un processus délicat et l’orgueil d’une idiosyncrasie assumée. Ce qui ne l’empêche pas d’aller piocher dans les romans feuilletons, les telenovelas, les comics de super héros (il en a créé un, Barbaverde, qui a vécu quatre aventures, hélas non traduites). Un tel contraste est chez lui des plus naturels. L’art y est un jeu d’artifices, à mi chemin du « il était une fois » des premiers récits - la plus belle des promesses - et de l’expérimentation conceptuelle qui expose au grand jour ses rouages. Le « procédé », dans le sens roussélien du terme, est un de ses mots fétiches. La théorie et la péripétie se fondent l’une dans l’autre, comme si un impossible troisième terme entre action et réflexion pouvait exister. Ecrire un livre, c’est prendre des éléments disparates, antagoniques, les combiner et construire à partir de là une « vraisemblance », autre mot fétiche, avec un certain goût pour les logiques de l’absurde.
De même que Roussel construisait ses textes à contraintes en partant par exemple du mot « billard » pour aboutir au mot « pillard », comme il l’explique dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, Aira part d’un point a souvent banal, pour aboutir non pas à un point b – ce serait trop simple chez un auteur qui ne cherche qu’à compliquer les choses - mais au contraire à un point y ou z, impossible à prévoir. Tout l’enjeu sera alors de trouver comment faire tenir l’édifice, un château de cartes qui flirte avec le précipice sans s’effondrer. Comment rendre vraisemblable l’invraisemblable ? Cette question, il l’évoque dans son essai sur Pizarnik (comme souvent chez les écrivains, ses essais consacrés à d’autres auteurs sont également d’excellent guide de lecture de sa propre œuvre). Citant la fameuse phrase qui signa l’acte de naissance du surréalisme - « le cadavre exquis boira le vin nouveau » - il se lance dans un exercice de démonstration par le narratif que toute phrase, y compris la plus improbable peut s’expliquer et donc devenir vraisemblable. Il n’y a rien d’impossible à trouver les raisons qui feront qu’un cadavre aux manières exquises se mettra à boire du vin nouveau. La rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’une table de dissection devient l’opportunité immanquable d’écrire une histoire pour ce fan déclaré de Lautréamont. Il s’agit seulement de savoir la reconstituer.
La question n’est pas le réalisme (même s’il y a nombre d’effets de réels très réussis chez lui), mais la justification de toutes les fantaisies. Inventer, se laisser porter par ce courant réjouissant, est affaire sérieuse, quand bien même on rit, et pas qu’un peu, chez Aira. Lui qui par coquetterie ne cesse de répéter qu’il n’aime pas la littérature humoristique possède comme personne le sens du détail loufoque. Il commence d’ailleurs un de ses romans en se plaignant amèrement de ce sempiternel commentaire que lui font ses lecteurs : « qu’est-ce que j’ai rit ! », comme si ce rire cachait la forêt de l’invention poétique qu’il ne cesse de déployer, aux grandes qualités visuelles. Mais peut-être ne s’agit-il pas entièrement d’une coquetterie : l’humour est trop dépendant de l’effet qu’il va provoquer, qui peut très bien ne pas se vérifier, comme lorsque qu’on fait un flop en racontant une blague et que tout le monde se regarde d’un air gêné. Aira se méfie de l’effet comme de la peste, c’est pour lui le degré zéro de la littérature. Ecrire des histoires entièrement construites autour d’un effet de surprise final, très peu pour lui. Sans doute est-ce pour cela que nombre de ses romans ont des fins précipitées, comme si l’auteur en avait un peu marre et voulait passer rapidement à autre chose ; une nouvelle idée pour un autre livre, probablement. Les siens ont la beauté de l’imperfection, seul compte le trajet.
Comme un sale gosse qui sait combien il est malin, Aira n’aime rien plus que mettre les pieds dans le plat des conventions ronronnantes du littéraire. Il critique des auteurs intouchables comme Cortázar (« le meilleur Cortázar est un mauvais Borges », affirmera-t-il dans une interview qui fit grincer bien des dents). Il dénonce les clichés du roman car raconter, selon lui, c’est aller en permanence contre les attentes du lecteur, et probablement aussi contre les siennes propres, histoire de ne pas s’endormir sur le matelas trop moelleux des lauriers inévitablement accumulés. Il affirme préférer toujours la nouveauté à la qualité, rejette l’idée des romans « sur » quelque chose, dit qu’il ne se documente pas et invente tout, affirme qu’il n’écrit ses phrases que « parce qu’elles sonnent bien »… Bref, il n’hésite pas à jeter à la poubelle ce que 99% des gens appellent la littérature. Mais c’est qu’il se propose autre chose : considérer que la littérature, pour aussi vieille qu’elle soit, peut encore s’inventer ici et maintenant ; se lire avec les yeux écarquillés d’une enfance renouvelée. Et réussir l’improbable pari de concilier Jules Verne et Marcel Duchamp sur la table de dissection d’un vertige narratif appelé à ne jamais cesser de croitre.
César Aira – Le congrès de littérature
Le savant fou et ses masques
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César Aira – Le congrès de littérature [Bourgois 2016 - Traduit de l'espagnol (Argentine) par Marta Martinez-Valls]
Article écrit pour Le Matricule des anges
Chez Aira, la nonchalance de ce qui semble s’écrire au fil de la plume n’est que jeu d’apparences. De fils entremêlés en aiguilles tarabiscotées, le train de sa fiction aime en cacher beaucoup d’autres. Ainsi se dessinent de belles enfilades cubistes. Le style amène de ses textes resserrés fait de la limpidité un réservoir à chausse-trappes. Le récit fonctionne par couches : couches de sens, mais aussi de forme ou de niveaux. Séries de calques qui dans l’illusion d’une transparence créent des monstres.
Le congrès de littérature - un « classique » de 1997 enfin traduit en français - tient de l’archétype. L’idée de base – car Aira est un auteur qui sait exploiter une bonne idée, quand bien même il le fera d’une manière tout sauf mécanique - se laisse résumer, croit-on : un écrivain invité à une importante rencontre littéraire au Venezuela s’avère être également un savant fou de bande–dessinées qui a pour projet de conquérir le monde avec une armée de clones. Mais pas n’importe lesquels, ceux-ci doivent s’inscrire dans une tradition de l’excellence, être pour tout dire des génies, au risque sinon pour le projet de tomber à l’eau. Le savant fou en question – un certain César Aira - ne l’est pas au point d’ignorer qu’une simple attaque frontale ne le mènera nulle part, pour nombreuse que soit son armée.
Son projet, au fond, est plus esthétique que pratique. C’est un esthète et la domination mondiale qu’il appelle de ses vœux semblera presque conceptuelle, comparée aux exactions des méchants des comics. La question deviendra dès lors de savoir qui cloner afin de garantir la réussite de son projet. Un de ses collègues du congrès, peut-être, écrivain mexicain très connu, auteur de pavés très sérieux, un certain Carlos Fuentes. Le genre d’auteurs qui représentent tout ce que le vrai Aira déteste en littérature. Mais, naturellement, rien ne se passera comme prévu, et la cellule à partir de laquelle il lancera le processus de clonage ne sera pas forcément la bonne. Tout confluera alors vers un final intense et précipité.
Aira travaille le cliché, l’élément pop, en le décontextualisant ou re-contextualisant à travers des procédés qui s’inventent peu à peu et ne font que rendre complexe ce qui aurait pu se résoudre simplement. L’improvisation sert à multiplier les pistes, voire à les empiler. Et ce dès le protagoniste principal : un certain César Aira, disions-nous, qui dans la vraie vie a très probablement été l’invité d’un congrès au Venezuela. L’autobiographie et l’invention d’un double qui se dédouble lui-même confluent dans un même personnage-hydre. D’autant qu’il est également un héros qui dans les premières pages a su résoudre la très ancienne énigme qu’avaient laissé en héritage les pirates : le « fil de Macouto », ingénieuse machinerie roussélienne qui cache un trésor qui vaut son pesant de doublons.
La vélocité propre aux récits de l’argentin trouve ici, dans la tête multiple du narrateur, la nécessité de « pauses explicatives », qui sont le véritable moteur du livre. C’est entre deux brasses dans la piscine de son hôtel qu’il nous les explique, en attendant que grandissent ses clones, à moins qu’il ne nous décrive une délirante pièce de théâtre de son cru. Ces pauses ne sont pas tant là pour récapituler les évènements que pour les « traduire » à un autre niveau, celui de la « fable », qui travaille à partir de concept plus généraux. L’intrigue feuilletonesque se révèle alors comme le masque d’une réflexion sur la création littéraire que ce vrai/faux Aira nous explique en direct. Sous de faux airs de pantalonnade, sa littérature est une affaire sérieuse.
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César Aira – Le congrès de littérature [Bourgois 2016 - Traduit de l'espagnol (Argentine) par Marta Martinez-Valls]
Article écrit pour Le Matricule des anges
Chez Aira, la nonchalance de ce qui semble s’écrire au fil de la plume n’est que jeu d’apparences. De fils entremêlés en aiguilles tarabiscotées, le train de sa fiction aime en cacher beaucoup d’autres. Ainsi se dessinent de belles enfilades cubistes. Le style amène de ses textes resserrés fait de la limpidité un réservoir à chausse-trappes. Le récit fonctionne par couches : couches de sens, mais aussi de forme ou de niveaux. Séries de calques qui dans l’illusion d’une transparence créent des monstres.
Le congrès de littérature - un « classique » de 1997 enfin traduit en français - tient de l’archétype. L’idée de base – car Aira est un auteur qui sait exploiter une bonne idée, quand bien même il le fera d’une manière tout sauf mécanique - se laisse résumer, croit-on : un écrivain invité à une importante rencontre littéraire au Venezuela s’avère être également un savant fou de bande–dessinées qui a pour projet de conquérir le monde avec une armée de clones. Mais pas n’importe lesquels, ceux-ci doivent s’inscrire dans une tradition de l’excellence, être pour tout dire des génies, au risque sinon pour le projet de tomber à l’eau. Le savant fou en question – un certain César Aira - ne l’est pas au point d’ignorer qu’une simple attaque frontale ne le mènera nulle part, pour nombreuse que soit son armée.
Son projet, au fond, est plus esthétique que pratique. C’est un esthète et la domination mondiale qu’il appelle de ses vœux semblera presque conceptuelle, comparée aux exactions des méchants des comics. La question deviendra dès lors de savoir qui cloner afin de garantir la réussite de son projet. Un de ses collègues du congrès, peut-être, écrivain mexicain très connu, auteur de pavés très sérieux, un certain Carlos Fuentes. Le genre d’auteurs qui représentent tout ce que le vrai Aira déteste en littérature. Mais, naturellement, rien ne se passera comme prévu, et la cellule à partir de laquelle il lancera le processus de clonage ne sera pas forcément la bonne. Tout confluera alors vers un final intense et précipité.
Aira travaille le cliché, l’élément pop, en le décontextualisant ou re-contextualisant à travers des procédés qui s’inventent peu à peu et ne font que rendre complexe ce qui aurait pu se résoudre simplement. L’improvisation sert à multiplier les pistes, voire à les empiler. Et ce dès le protagoniste principal : un certain César Aira, disions-nous, qui dans la vraie vie a très probablement été l’invité d’un congrès au Venezuela. L’autobiographie et l’invention d’un double qui se dédouble lui-même confluent dans un même personnage-hydre. D’autant qu’il est également un héros qui dans les premières pages a su résoudre la très ancienne énigme qu’avaient laissé en héritage les pirates : le « fil de Macouto », ingénieuse machinerie roussélienne qui cache un trésor qui vaut son pesant de doublons.
La vélocité propre aux récits de l’argentin trouve ici, dans la tête multiple du narrateur, la nécessité de « pauses explicatives », qui sont le véritable moteur du livre. C’est entre deux brasses dans la piscine de son hôtel qu’il nous les explique, en attendant que grandissent ses clones, à moins qu’il ne nous décrive une délirante pièce de théâtre de son cru. Ces pauses ne sont pas tant là pour récapituler les évènements que pour les « traduire » à un autre niveau, celui de la « fable », qui travaille à partir de concept plus généraux. L’intrigue feuilletonesque se révèle alors comme le masque d’une réflexion sur la création littéraire que ce vrai/faux Aira nous explique en direct. Sous de faux airs de pantalonnade, sa littérature est une affaire sérieuse.
Jorge Ibargüengoitia – Le tyran meurt au quatrième coup
L’opérette du Maréchal
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Jorge Ibargüengoitia – Le tyran meurt au quatrième coup
[Traduit du mexicain par François Minaudier – Le Tripode 2016]
Article écrit pour Le Matricule des anges
Il y a de bons romans mineurs. De ceux qui empruntent des chemins balisés et qui ont malgré tout quelque chose à apporter, un pouvoir de séduction, une fraîcheur, un petit rien qui fait le sel d’une écriture. Un art de l’agencement, un sens du « timing », voire du profil bas qui permettent à l’auteur de jouir d’une liberté qui dans un contexte plus sérieux - plus ambitieux, disons - n’aurait pas été la même. Une légèreté qui a ses atouts.
Il n’en va pas autrement s’agissant du deuxième roman de Jorge Ibargüengoitia (1928–1983), une fable politique où cette légèreté serait à situer dans la vélocité narrative, toute en phrases courtes qui font du sous entendu ironique une forme d’élasticité. Le trait y est en permanence grossi, au risque d’une caricature assumée jusqu’au sarcasme. Mais puisque toute tragédie, à force de se répéter, se transforme en farce, on ne s’étonnera donc pas de rire.
Le livre, publié en 1969, s’inscrit dans la tradition du roman sur les dictateurs, qui fit alors les grandes heures du boum des auteurs latinos. Sur ce thème, Garcia Marquez, Vargas Llosa ou Roa Bastos ont jetés plus d’un pavé dans la mare. Si, comparé à ces énormes briques, le petit livre de Ibargüengoitia semble ne faire que de timides ronds à la surface de l’eau, l’en accuser serait lui faire un mauvais procès. Il ne prétend pas au roman total sur la figure de l’éternel tyran, mais à user des artifices de la satire pour travestir la politique mexicaine avec les armes du grotesque, l’urgence du pamphlet et l’efficacité du cinéma.
Arepa, l’île imaginaire des caraïbes que nous décrit le livre (« un cercle parfait de 35km de diamètre »), a tout de la république bananière dans laquelle on pourrait croiser en quête d’aventure quelques-uns de ces héros de bande dessinée prêts à jouer un tour au général Tapioca de service, rougeaud, imbu de lui-même, le torse couvert de médailles en toc. À la différence qu’ici on aura du mal à trouver un héros digne de ce nom, et qui ne sera certainement pas le prétendant au titre, un richissime dandy tête à claques.
C’est l’assassinat du candidat aux prochaines élections du parti modéré – ourdit, il va de soi, par le président en exercice, le Marechal Belauzaran, qui entend garder son siège ad vitam aeternam - qui sert de point de départ très classique à cette intrigue menée à gros coups de tambour d’une case à l’autre. La vanité du pouvoir y devient une affaire de vaudeville et les protagonistes, tous ou presque, qu’ils soient riches ou pauvres, sont des imbéciles, incapables de penser plus loin que le bout de leur intérêt le plus immédiat.
Comme dans toute bonne fable, les oppositions sont drastiques. Soit l’on est un possédant et l’on fricote ou essaie de fricoter avec le pouvoir depuis sa confortable hacienda ; soit l’on est un pauvre bougre, l’un de ces multiples noirs crasseux qui s’entassent dans les tramways bondés de la capitale et n’ont que faire de ces luttes intestines qui ne changeront rien à leur misère. Paradoxalement ou pas, celui qui semble le plus intelligent ici (malgré une vulgarité qui lui permet d’aller pisser la porte ouverte en pleine réunion, sans qu’aucun des lèches-bottes qui l’entourent n’y trouvent à redire), c’est le Maréchal, qui ne cesse de déjouer les tentatives d’attentats dont il fait l’objet (à la bombe, au curare…). Encore qu’il ne s’en sorte à chaque fois que grâce à la chance ou à l’impéritie de ses ennemis, toujours prêts de toute façon à retourner leur veste.
Mais le meilleur du livre, c’est le talent de l’auteur pour dresser un portrait aussi rapide que précis de l’oligarchie locale, son snobisme provincial, ses intrigues de salon, son mépris (sa méconnaissance totale) du peuple, son petit doigt levé au dessus de la tasse de thé. La lutte pour le pouvoir est chez eux une fin en soi, totalement déconnectée des nécessités politiques. Le bien général n’existe pas, là où seul compte le particulier.
Contre toute attente dans un tel panorama de médiocrité généralisée, le héros tant attendu apparaitra au dernier moment. Encore qu’il ne soit pas sûr que son geste serve à quelque chose, car le grand bal du pouvoir c’est l’éternel retour du même. Tout au plus finira-t-il sur une carte postale.
Felipe Becerra Calderón - Chiens féraux
Les identités baroques
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Felipe Becerra Calderón - Chiens féraux [Anne Carrière 2011 - Trad. Sandy Martin & Brigitte Jensen]
Une voix plurielle et mystérieuse, semblable à celle d’un incertain chœur de tragédie antique, nous conte les affres de la jeune Rocio, une ex étudiante en médecine de Valparaiso, à l’esprit quelque peu tourneboulé. Suite à un épisode tragico-grotesque dans les sous-sols de la faculté impliquant les têtes coupées de corps livrés en pâtures à l’étude et des bains collectifs dans de grandes piscines de formol, elle s’en va vivre avec son mari le carabinier Molina à Huara, un bled paumé dans le désert du nord chilien. Nous sommes au début des années 80 et la dictature bat son plein. Chien Féraux, pourtant, n’est pas l’habituel roman for export latino sur la dictature, et c’est heureux. Le Chili de Pinochet est d’abord un climat, et de fait la dictature en tant que telle n’y est jamais vraiment mentionnée, si ce n’est sous la forme d’un effet global sur le réel. Il s’agit d’observer comment certaines conditions politiques et « philosophiques », si l’on veut, filtrent les perceptions.
Il y a quelque chose de plombé dans l’ambiance de ce livre, ce qui ne l’empêche pas de travailler un certain lyrisme baroque dans sa langue étrange et belle, profondément chilienne (l’ayant lu en v.o., je ne sais ce qu’il en reste dans la version française, mais on me glisse à l’oreillette que la traduction est très bien). L’ennui règne à Huara, il ne saurait en être autrement. Le carabinier Molina n’a rien à faire, et pour le tromper cet ennui, il décrit au détail près son quotidien fait de vide et de contemplation abrutie du désert dans les colonnes du cahier où il doit rendre compte de ses tours de garde. Le temps dans ce désert semble ne pas exister, à moins qu’il n’existe que trop, ce qui revient sans doute au même. Au loin, à l’horizon, une grande tache de poussière mobile et immobile à la fois ressemble à une gigantesque araignée, à un scarabée ou à n’importe quelle bestiole du genre. Le carabinier est persuadé qu’elle avance lentement mais sûrement vers lui. À la maison, c’est au tour de Rocio, insomniaque, d’être persuadée que d’autres araignées - plus réelles (ou pas) – envahissent son lieu de vie. Dans les rues trainent les chiens errants et des pauvres crasseux - indiens probablement - fouillent dans les ordures pour y pêcher de quoi survivre.
Le premier roman du jeune et fort doué Felipe Becerra Calderón (Valdivia, 1985) travaille ainsi, métaphoriquement, l’identité nationale. Ceux qui selon le pouvoir central et la classe dominante en font partis (les « blancs ») et ceux qui en sont exclus (la population du village, indiens, « natifs » - Aymaras s’il faut en croire une des postfaces de l’édition chilienne du livre). Rocio et son mari représentent ainsi, malgré eux, cette classe dominante, l’appareil bureaucratique et militaire de la dictature. Pour tout dire, ils semblent surtout perdu, incapables de ne pas se demander ce qu’ils font là. Le carabinier Molina observe les choses avec une naïveté inquiète, tandis que sa femme se perd dans les labyrinthes d’une folie qui semble toujours aux aguets (représentée par la voix multiple de ce « chœur antique » qui prend régulièrement la parole). Folie qui occupe de plus en plus de place, jusqu’à envahir tout l’espace narratif. Le récit dérive ainsi vers un univers onirique tout en basculements dont le symbolisme reste biaisé. Le texte semble refuser de se fermer d’une manière trop décidée sur lui-même. Une incertitude baroque s'impose peu à peu (qui parle ? on est dans la tête de qui ? etc).
Deux scènes définissent bien les enjeux du roman. Dans l’une, Rocio, après avoir demandé à son mari de lui apprendre à conduire histoire de tromper l’ennui, manque de renverser un gamin du village. Celui-ci (ou un autre, dans un univers métaphorique ce genre de précisions n’ont pas cours) apparaît ensuite dans les délires que nous racontent les voix plurielles. La lecture politique se donne d’elle-même (les personnages, eux, ne font que la subir) : l’état totalitaire, sûr de sa domination, n’a que faire des minorités indésirables (l’enfant du village, indien donc). Mais cette indifférence va dans les deux sens, comme le montre l’autre scène : dans celle-ci, naïvement, le carabinier Molina décide pour changer les idées de sa femme d’organiser quelque chose dans le village le jour de la fête nationale. Or, c’est un bide retentissant (ce qu’il aurait dû prévoir s’il avait disposé d’une distance qui lui est niée). Hormis les militaires, aucun des autochtones ne danse les cuecas traditionnelles ni ne participe à la fête autrement qu’en observant tout ça de loin d’un air neutre voire absent. Les symboles nationaux ne font pas sens pour les habitants du village, qui ne se sentent ni concernés ni interpelés.
Becerra Calderón travaille donc l’identité, mais aussi – dans ce qui pourrait être la trace bien digérée de l’influence de Roberto Bolaño – une certaine idée du mal qui semble ramper derrière. La dictature n’y est présente qu’en creux (un creux plus profond, plus sombre, plus glissant que celui d’un roman comme le Nocturne du Chili de Bolaño) et de ce creux émergent des figures aussi fascinantes qu’inquiétantes, comme celle du Professeur Destin, sorte de charlatan de haute volée, animateur d’émissions de radio et auteur de livres de développement personnel qui pratique l’hypnose au service de la torture d’état. Celui-ci semble fasciner le carabinier Molina, quand bien même, lorsque ce dernier cherche de vrais réponses auprès de lui, il ne fera que les esquiver.
Chiens Féraux est un récit qui flotte en permanence entre plusieurs eaux et plusieurs couches narratives, toutes assez troubles, et se construit ainsi, comme une grande machine à ambiguïtés. Des ambiguïtés qui sont celles d’un pays dont l’identité – déjà complexe en soi, de par son histoire – le devient encore plus lorsqu’un système oppresseur décide d’en faire un outil de manipulation. C’est aussi un tour de force stylistique d’une grande fluidité malgré la densité d’images et de métaphores. Une belle façon de renouveler la grande tradition baroque des lettres hispanophones.
Rayas Richa - Les Jeunes Constellations
Les milles routes de l'orient
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Rayas Richa - Les Jeunes Constellations [L'arbre Vengeur, 2016]
Quelquefois, les premiers romans sont des promesses réalisées. Les jeunes constellations, par exemple. Un récit d'initiation à l'humour élastique, potache et de haute volée, antique et postmoderne, cuisinant le latin avec quelques incursions bouffonnes de sauce anglaise entre deux archaïsmes bien sentis. L'espace de la page y est une cour de récréation pour les glissements d'une langue malléable à merci (où le fantôme d'Arno Schmidt exécute quelques pirouettes). Et ce sans trébucher sur l’écueil de la virtuosité, partie parader un peu plus loin.
On y parcourt - accompagné d'un âne comme Stevenson - un drôle de moyen âge alémanique avant de débarquer dans une Venise aux vapeurs captieuses, où les reflets de l'eau sont les miroirs déformants de la fiction. Au bout du chemin, si celui-ci avait un bout dans un roman qui pourrait s'étendre encore et encore, telle la carte d'un monde en devenir, ce serait l'orient, ce vieux rêve où naissent et meurent tant de fictions. Les odeurs d'encens que l'on sent monter, attirantes, depuis les impossibles méandres de lointaines routes soyeuses.
En attendant, celle du livre sont plutôt caillouteuses, ce qui permet à la fiction de se maintenir vive, sans doute parce que chemin faisant elle ouvre plus de possibilités qu'elle n'en ferme. L'orient y reste ce qu'il doit être : un improbable point de fuite quand tout, au fond, ici, n'est que fuite. "Des chemins comme des points de suspension. Qu'il dure toujours le voyage..." Des traces du père qu'il faudrait y rejoindre (un être que sans trop d'efforts - les extraits de son journal sont là pour ça - l'on devine veule et libidineux, libertin pas forcément gracieux) il n'y aura pas grand chose, si ce n'est sous la forme négative de ce qu'il faut malgré tout tuer, même absent. « Ah, ce qu’il faut détruire et déconstruire en nous pour vivre », s’exclame le narrateur. « Voyager, mon enfant, ce n’est rien d’autre », lui répond-on. Détruire, construite et reconstruire, passer d'une illusion à une autre et grandir ou pas. Un roman d'apprentissage, disions-nous...
Le jeune narrateur, de toute façon, il ne saurait en être autrement, a un père de substitution, Pelleas, vieux fornicateur joyeux, amène roublard qui semble toujours avoir un coup d'avance. Et c'est bien d'avancer qu'il s'agit dans ce livre des pérégrinations où le regard du narrateur jette une saine ironie sur la scène changeante - et sordide, souvent - du monde. La médiocrité règne dans ce moyen âge douteux qui joue parfois à ressembler à notre présent sans tomber dans le clin d’œil grossier (l’auteur est trop malin pour ça). Un moyen âge qui semble reconstruit depuis le mythe ou les traces à demi effacés que le mythe nous a laissé. Les jeunes constellations n'est pas un roman historique, on s’en serait douté. C'est au contraire un objet merveilleusement littéraire, ou tout, comme souvent dans les bons livres, est affaire de regard. Et la langue, frivole ou âpre, qu'importe, en est l'instrument. Les arbres le long des tristes chemins d'Allemagne deviennent des créatures fantastiques, inquiétantes ou grotesques selon l'humeur de qui regarde et raconte. Venise est un labyrinthe, comme il se doit, mais dans lequel on lit surtout les traits d’un narrateur qui apprend, découvre et se découvre. On y croise la faune et la flore de cette époque de l'improbable sur lequel le rideau d'un monde fini et bien ordonné n'était pas encore tombé. Brigands aux détours des chemins et vieilles sorcières, marchands âpres au gain et curés fantoches. Récit d'apprentissage dans un monde violent qui semble s'apprendre lui-même.
L’improbable commence dès l’auteur, un certain Rayas Richa, écrivain français d'origine libanaise et d’ascendance maronito-mathématico-arménienne, à en croire l’éditeur. Comme si à force de sortir d’ailleurs, il sortait de nulle part. Mais on aimerait croire que sortir de nulle part soit justement la condition par antonomase de la bonne littérature. Elle pioche là où elle le veut sans chichis et sans vantardises inutiles (comme quoi elle ne sort pas de nulle part). Tout ce qui ici pourrait être recyclage ne l'est pas. L'exercice de style y est plutôt un exercice du style. Rien n'est sérieux, mais c’est un moindre mal quand les sentiments sont forts. Les croisés sont d'opérette et les croisades une vieille blague remastiquée. On rit d'un air aussi réjoui que les prostitués au grand cœur qui ne manquent pas. Les curetons sont ridicules et les anachronismes passent comme lettre à la poste. « Un livre pour lecteurs dignes de ce nom », annonce la quatrième de couverture. Sans doute parce que comme tout bon texte, Les jeunes constellations invente des règles que l’on apprend peu à peu à jouer. Et nous voici avec l’envie d’en lire plus.
Gabriel Josipovici – Infini, L’histoire d’un moment
Au cœur du son
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Gabriel Josipovici – Infini, l’histoire d’un moment
[Quidam 2016 – Traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner]
Article écrit pour Le Matricule des anges
Il y a chez Gabriel Josipovici une foi inébranlable - dont l’enthousiasme pourrait sembler naïf si cette naïveté n’était pas le propre de la foi - envers l'artiste, le mystère qu’il représente (« vous savez que les artistes sont appelés par Dieu », lit-on dans les premières pages) ; un thème autour duquel son travail ne cesse de tourner comme autour d’un centre naturellement insaisissable. Mais cette foi quasi romantique se double d’une forme d'admiration perverse, puisque la quête de perfection (d’absolu, si l’on veut) du créateur ne peut qu’ouvrir, béantes, des failles, faisant par moment de lui un être « violent, dominateur », inadapté, insupportable.
Ici - comme ailleurs Bach ou Duchamp - c'est le compositeur italien Giacinto Scelsi, souvent qualifié trop hâtivement d’excentrique et rebaptisé M. Pavone pour les besoins d’un texte qui se refuse à la biographie romancée, qui sert de "prétexte" à l'étude des mécanismes de la création.
Avoir recours au terme "mécanismes" n’est qu’une façon de parler. Il ne s'agit pas de disséquer comme l'on démonterait une montre chacune des étapes qui séparent l'impulsion initiale de l'œuvre achevée, comme si l’art était affaire de performance et de ligne droite. De dresser plutôt un certain portrait de l'artiste en tant qu'être d'excellence mais aussi tyran (chez Josipovici, il n'a rien d'un ange, même s'il a parfois l'air d'une créature éthérée, répondant à d’autres conditionnements que ceux du commun), d’extirper les traits de caractère, indissociables de l’œuvre. La personne humaine de l'artiste, en tant qu'elle façonne le monde pour le faire correspondre à sa vision, est l'œuvre qui intéresse l'anglais. Les interstices qui font respirer ou grincer la mécanique sont aussi importants que la mécanique elle-même.
La figure réelle de Scelsi n’est dès lors peut-être pas si importante que ça, se faisant plus générale, quand bien même son double de fiction – un « gentleman singulier » - est étayé d’une solide connaissance du modèle, un compositeur au fond pas tant « excentrique » (sauf si on tente de l’insérer aux canons en vogue) qu’austère, d’un orgueil aristocratique en forme de solitude idéale, comme si la création pouvait justement répondre à un idéal.
Car l’idéalisme (« le monde ne sera jamais à la hauteur de notre idée de ce que le monde devrait être ») est certainement le moteur de l’homme que dépeint Josipovici ; un monstre d’une certaine façon, un être hors-normes, en ce sens que seules les siennes propres, draconiennes, le meuvent.
Le Scelsi/Pavone que l’on découvre ici ne s’exprime qu’à travers la voix d’un tiers appelé à témoigner, comme si la nature même de sa personnalité appelait à cette distance indispensable. Ce n’est pas lui qui dit, c’est un autre qui dit qu’il a dit car c’est ce qu’on lui demande de dire. Comme si le voile de suspicion et de déformation inhérent à des propos rapportés ne pouvait qu’enrichir et rendre plus palpable une figure aussi improbable (car tout artiste véritable l’est d’une manière ou d’une autre), pour laquelle l’état impeccable du costume ou des chaussures se reflète dans l’œuvre : « Nous ne voulons pas une musique qui claudique », « nous voulons une musique fermement posée sur le sol ». Une figure qui enjoint à saisir « la différence entre un métier et une vocation », entre le créateur et ceux qui ne cherchent « qu’à exhiber leur nez ».
Scelsi, loin de tout système autre que sa propre rigidité auto-imposée, cherchait à atteindre « le cœur du son » à travers des compositions souvent monodiques d’un minimalisme essentialiste. Il était au fond – et le Pavone de Josipovici le lui rend bien – un mystique qui cherchait à atteindre ou retrouver une essence « brute » de la musique, et qui à travers le raffinement extrême du véritable aristocrate, celui qui se permet le luxe de l’austérité, vise à redonner à celle-ci les atours d’une prodigieuse simplicité. Faisant constamment référence à des expériences africaines et orientales fondatrices, il cherche par tous les moyens à tourner le dos tant à la frivolité de la vie facile de riche héritier de sa jeunesse qu’à l’intellectualisme de la tradition européenne. Pour cela, il est près à payer le prix, afin de « créer un espace de solitude en lui même où la musique pourra être écrite ». L’art selon Scelsi et selon Josipovici est une exigence, toujours.
Entretien avec Pablo Katchadjian
Tourner en rond, perdu, et remercier les morts
Pablo Katchadjian s’entretient avec son traducteur Guillaume Contré.
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Propos recueillis et traduits par Guillaume Contré – Septembre 2015.
Article originellement publié sur le Fric Frac Club.
Suite à la parution l’année dernière de Quoi faire [Le grand os, 2014], que quelques bons lecteurs n’auront pas manqué de remarquer et que nous avions évoqué dans ces colonnes, voici que les pérégrinations francophones de l’argentin Pablo Katchadjian se poursuivent, avec la publication de son deuxième roman, Merci, pour le compte cette fois d’une nouvelle maison belge de qualité, Vies Parallèles. Un livre tout bonnement extraordinaire, et je ne dis pas ça seulement parce que je l’ai traduit, ses qualités parlent pour lui. Là où Quoi faire était un feu d’artifice drôlatique et provocateur qui explosait les lignes fatiguées du roman tout en laissant pointer entre deux éclats de rire une certaine inquiétude, Merci est quant à lui parfaitement linéaire et décidément plus perturbant, ce qui n’empêche pas l’humour d’avoir encore droit de citer. En guère plus de 130 pages, le texte fait montre d’une remarquable densité et d’une richesse de lectures insoupçonnée.
Un esclave débarque sur une île, il est bientôt acheté par un maître à priori libéral qui se révèlera pourtant un tyran des plus sadiques. Entre deux tâches si humiliantes et puantes qu’elles ne sauraient être contées (« l’odeur de l’humiliation et de l’esclavage »), mais aussi entre deux tranches de pain grillé, le narrateur tentera en compagnie d’autres esclaves de trouver le difficile chemin de la liberté. Il tâchera de prendre les bonnes décisions, sera couronné roi, lèvera une armée, séduira les femmes ou sera séduit par elles, goûtera certaines racines aux effets imprévisibles, participera à d’étranges cérémonies. Ce cheminement douloureux ne se fera pas sans cadavres, au rythme des conquêtes de châteaux à libérer, tandis qu’au loin des cheminées cracheront une fumée noire et que la cendre guettera. Notre esclave semble devoir tout apprendre sur le tas, et l’apprentissage est difficile. Faire les bons choix n’est pas une mince affaire.
Mais Merci n’est pas qu’une brillante fable sur le libre arbitre, c’est aussi un roman où l’on retrouve – plus discrètement sans doute que dans Quoi faire, mais pas moins efficacement – toute l’ingéniosité formelle de Pablo Katchadjian, dont on se rappellera qu’il avait déjà mis en ordre alphabétique les vers du poème national le Martin Fierro, grossi l’Aleph borgésien, ou encore publié un livre qu’on ne peut lire (et encore) qu’avec une loupe. Cette approche iconoclaste de la forme, qui se traduit par des interventions aussi franches que subtiles à la surface du texte, a toujours chez lui vocation à travailler d’abord en profondeur. Dans le cas de Merci, cela permet d’impliquer directement le lecteur dans cette difficile question de la liberté et de remettre à plat ce bon vieil exercice de la lecture, qui redécouvre ainsi les joies des sables mouvants.
Pablo Katchadjian a eu la gentillesse de répondre à quelques questions, l’occasion de parler non seulement de Merci mais encore de son travail en général.
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Merci, pour le dire grossièrement, c’est l’histoire de quelqu’un qui essaie de faire les choses bien mais pour qui rien ne se passe comme prévu. Une première question pourrait alors être celle-ci : peut-on faire les choses bien ?
C’est une bonne question, mais la réponse devrait être que ça n’importe pas : on ne peut pas décider si ce qui a été fait l’a été bien ou pas, en raison des effets. Ainsi, ce qu’a fait le protagoniste était bien, pourrait-on dire, et le résultat a été désastreux, mais pas complètement, puisqu’il se libère définitivement. Evidemment qu’on pourrait alors penser : mais les intentions n’ont pas d’importance. C’est vrai, les intentions n’importent pas, tout importe : comment il l’a fait, pourquoi il l’a fait, qu’a-t-il pensé en le faisant, qu’a-t-il senti en le faisant, s’il a été sincère avec lui-même, etc. J’imagine que c’est ce genre de choses que l’on peut juger lorsqu’on évoque une action. En même temps, peut-être le résultat a-t-il aussi à voir avec ce « tout », et dans ce cas le résultat est un mystère : qu’est-ce qui n’allait pas ?
Agir bien ou mal, c’est entre autres choses une question de libre arbitre, confronté à la fatalité d’un résultat qui ne saurait que le réduire. C’est un thème important de tes romans : la recherche d’une liberté pour modifier cette fatalité. Crois-tu qu’en écrivant tu puisses la trouver ?
C’est toujours la même chose : on commence en étant libre et à mesure que l’on prend des décisions on devient esclave. Ou c’est l’inverse : on commence esclave et à mesure que l’on prend des décisions on se libère. On pourrait croire que les deux choses ont lieu en même temps et ce qui se trouve des deux côtés, en tous cas, c’est le moment où quelque chose est décidé. La question, c’est qui décide, dans le sens de quel type d’organe. Celui qui décide dans l’écriture est un organe qui trouve plaisir à la tension.
Pour évoquer ton travail, il est souvent question d’avant-garde. Pourtant, ça ne semble pas le sujet. Chacun de tes livres fait montre de choix formels très définis, mais tu sembles chercher à ce qu’on les oublie. Y vois-tu une condition de l’écriture, de la lecture, des deux ?
Oui, y compris dans les livres les plus formels, comme le Martín Fierro ordenado alfabéticamente. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui reste, pas le procédé. Qu’il y ait du rythme, par exemple, qu’il y ait un sens défiguré mais qui soit quand même un sens, qu’il y ait un travail avec la mémoire. Je ne me rappelle plus qui disait que les gens ne peuvent pas ou ne veulent pas voir deux choses en même temps : s’il y a procédé, alors il y a forme, mais il ne doit pas y avoir ne serait-ce qu’un thème, pour ne rien dire du contenu, de l’écriture ou du plaisir. S’il y a de l’humour, il ne saurait rien y avoir de sombre, ni de politique, etc. Et je me rends compte que ce qui m’intéresse, c’est qu’il y ait plusieurs choses simultanément et qu’il faille les voir simultanément, comme s’il s’agissait de couches de transparence. En même temps, du moins au début, le procédé est une décision qui te libère d’une série de restrictions invisibles, car il t’emmène ailleurs. Mais lorsque le récit trouve son chemin propre, le procédé reste en arrière.
Pour continuer avec l’idée de couches de sens : sur le quatrième de la première édition argentine de Gracias, en 2011, on proposait de lire le livre comme un roman d’aventures, tandis que l’édition francophone opte pour une lecture philosophique. Les deux sont parfaitement valides et semblent se compléter. Le point de rencontre, c’est la péripétie, qui à la fois fait avancer l’histoire (la superficie, la vitesse) et complique le côté réflexif (le souterrain, la lenteur). Ce double mouvement t’intéresse-t-il, te paraît-il pertinent ?
Couches de sens, c’est bien. On pourrait aussi parler de couches de forme. La proposition de le lire comme un roman d’aventures a eu à voir avec ma préoccupation que le roman ne soit pas trop sombre. Car en ce qui me concerne, une fois terminé, ça m’a paru trop sombre. Et j’avais beau ne rien y voir de mal, j’en ressentais quand même un peu de honte. Mais quand le roman a été publié, les gens me disaient qu’ils s’amusaient et qu’ils riaient aux éclats. Pas tous, évidemment, quelques-uns le trouvaient sombre, mais beaucoup le lisaient comme quelque chose de plutôt comique. Et quand ils me disaient que c’était comique, je leur demandais : « Mais tu n’as pas trouvé ça sombre ? ». Et eux me disaient, comme si c’était sans importance : « Ah, oui, bien sûr, aussi ». Ce qui m’a plus, mais m’a également préoccupé. Ensuite, le roman a été publié en Israël, et a été lu là-bas presque allégoriquement. Allégoriquement dans un sens politique, bien sûr, mais d’une façon référentielle, quasiment comme si c’était l’allégorie d’une situation politique concrète. Et tout ce mouvement m’intéresse beaucoup, oui. J’aime que le texte donne l’impression de pivoter : lorsqu’il semble s’agir d’un roman d’aventures, c’est une allégorie ; lorsqu’il semble s’agir d’une allégorie, c’est comique ; lorsqu’il semble que c’est comique, c’est sombre ; lorsqu’il semble que c’est sombre, c’est politique. Mais si ça se trouve, ça ne le fait qu’avec moi. Ou plutôt non : selon moi, c’est surtout sombre.
Tu as dit en interview que le titre faisait allusion à un remerciement du narrateur. À qui dit-il merci, à lui-même ? Ne pourrait-ce pas être les autres esclaves qui le remercient ? À considérer les évènements, on serait en droit de penser que ce sont des morts qui remercient, ou que lui remercie des morts. Il y a quelque chose d’ironique, de morbide dans le choix du titre ? Cela t’intéresse-t-il d’en faire une sorte de devinette adressée au lecteur ? Ou n’y a-t-il rien à remercier ?
C’est très bien ça : il remercie les morts. Et en même temps, pourtant, le titre continue d’être énigmatique, y compris pour moi, car je ne crois pas qu’il s’agisse seulement de ça. Si ça se trouve, c’est toutes les options : les vivants le remercient lui, les morts le remercient également, il remercie les morts (car des vivants, il n’en reste plus). Je ne crois pas que ce soit une devinette car elle est sans réponse. Sans doute parce qu’il y a là un problème, mais en même temps quelque chose semble indiquer que le titre est le bon, celui que le livre devait avoir, dans le sens que sans ce titre il serait autre. Il s’agit du coup d’une tension supplémentaire : le titre est bien, mais on ne sait pas vraiment pourquoi ; il fait quelque chose, mais on ne sait pas ce qu’il fait.
À propos de Merci, tu as fait référence au romantique allemand Heinrich von Kleist (son roman Michael Kohlhaas), également au Candide de Voltaire ; de même, tu diriges une collection de traductions. Je me demandais s’il t’importait de te distancier de la littérature argentine (qui tend parfois à l’autoréférentialité) et si les classiques ou les traductions d’auteurs peu connus étaient pour toi une façon de te faire un espace propre, avec des références moins usées ou moins dans l’air du temps, et chercher ainsi ta propre « contemporanéité », disons, depuis une certaine distance, quelque chose en fin de compte qui pourrait se considérer très argentin (ou borgésien du moins)…
Michael Kohlhaas et Candide ont été les influences directes de Merci en ce sens qu’après les avoir lu j’ai été amené à penser des choses qui m’ont poussées à écrire mon propre livre. Il y en avait d’autres avec eux, sans doute, mais c’est ces deux-là que j’avais directement en tête. Et puis celui de Kleist est mon roman favori, à ce qu’il me semble. J’aime sa rapidité, non parce qu’il se lit vite, mais parce qu’il va vite : on n’est jamais vraiment préparé à ce qui arrive, les évènements nous dépassent. Ce qui s’est converti en un type de narrateur : le narrateur dépassé par les circonstances. Dans Candide, ce qu’on trouve c’est un personnage qui passe presque ingénument par des situations terribles. Ce qui me plaît, ce n’est pas tant de me distancier que d’aller et venir. Et la littérature est idéale pour ça. Pour moi, en lisant, il n’y a pas beaucoup de différences entre des livres d’un endroit ou d’un autre ou d’une époque ou d’une autre, non que ça reviendrait au même mais qu’ils peuvent s’avérer des expériences de lecture intenses qui parviennent à m’extirper de l’endroit où je pense et sens. De toute façon, en Argentine, si on veut lire des textes de plus de cent ans, on est forcé de se déplacer. Cela donne pas mal de liberté, disons, territoriale, parce que ça t’oblige à le faire. Ensuite, il arrive aussi qu’on sente par inclinaison personnelle une contemporanéité dans des endroits étranges, et au final, dans la lecture, tout ce qui ne devient pas objet de musée devient contemporain. Alors oui, on se construit sa propre contemporanéité en allant et venant. Ensuite on écrit ce qui nous vient.
Parlons de style : le tiens a une transparence apparente, comme s’il n’y avait pas de distance entre le fait en soi et le fait de le raconter. Si quelqu’un ouvre une porte, il est écris que le type a ouvert la porte, contrairement à de nombreux romans qui ne ménagent ni les descriptions ni les métaphores pour rendre ça « littéraire ». En même temps, dans Merci, les interventions formelles (les répétitions à peine altérées, les phrases interrompues) n’ont de cesse de démentir cette supposée transparence de ton écriture. C’est quoi le style pour toi ? Comment le conçois-tu ? Tu partages le point de vue d’un César Aira quand il dit que le « beau style » peut se retourner contre la littérature ?
« Il caressa du bout irisé des doigts le bronze ondulé et phallique » vs. « Il prit la poignée ». Les deux me plaisent, à ce qu’il me semble. Peut-être le problème est-il celui du déplacement du critère de jugement. Si un livre est écrit comme dans le premier exemple, on peut supposer que ce qu’on va juger c’est la « musicalité » de la prose, l’habileté verbale, ce genre de choses. En revanche, si ça n’est pas présent, voire s’il y a un refus de ça, que va-t-on juger ? Eh bien, le talent pour construire des personnages, leurs psychologies, etc. Et si ça n’est pas présent, que va-t-on juger ? Eh bien, l’intérêt référentiel de ce qui est écrit. Et si ça n’est pas présent ? Et ainsi de suite… Le problème, c’est « le littéraire » qui est toujours paradoxal, car le littéraire se cherche en fuyant « le littéraire », voire en méprisant « le littéraire ». Parce qu’on est en quête de tensions, et « le littéraire » c’est le contraire de la tension. Je suis d’accord avec l’opinion que tu cite de Aira, bien sûr, et j’ajouterai que l’idée de littérature se retourne contre la littérature. En même temps, moi, je suis très intéressé par le rythme, que les phrases sonnent bien, etc. La question, c’est qu’est-ce que c’est « bien ». « Bien », selon moi, a partie liée avec l’incommodité et avec l’intensité. Hier justement, quelqu’un me parlait de la façon dont la prose de Pouchkine paraissait violente à ses contemporains. Goethe ne supportait pas Kleist. Je cite ces deux-là car maintenant en terme de style ils paraissent plutôt transparents – et en même temps, ils continuent de paraitre un peu violents. Mais la transparence : en général, je ne supporte pas très bien la prose qui parait écrite pour qu’on soit obligé de deviner ce qu’on est en train de nous dire. Je me dis : « S’il sait ce qu’il veut dire, pourquoi ne le dit-il pas ? ». Cela change quand le style est très extrême et qu’on découvre qu’il n’y a rien derrière, ou en tous cas que pas même l’écrivain le sait ou que c’est à force de style qu’il le fait apparaître : là, oui, ça me plaît.
Dès le titre de ton roman Qué hacer et à divers moments de Merci (« Plutôt morts qu’esclaves ! », par exemple, le slogan crié par le narrateur devenu leader), tu sembles reprendre des éléments d’une rhétorique révolutionnaire. Il y a une ironie implicite dans l’usage que tu en fais, un peu comme avec ton livre La cadena del desanimo, dans lequel sans autres commentaires tu compiles des citations extraites des quotidiens, mettant en évidence leur supercherie. Se positionner en tant que porte voix des autres – comme peuvent le faire un journaliste influent, un politicien, un leader quelconque – c’est nécessairement une tromperie ?
Bon, il y a deux choses dans la question : la tromperie et la représentation. Et l’ironie. Pourrait-on dire que la seule façon de représenter sans tromper c’est de rendre explicite la distance ? Je ne sais pas, c’est possible. En tous cas, l’ironie est une forme de distance. Il y a une chanson que joue Marc Ribot, un guitariste que j’aime beaucoup, une chanson cubaine qui s’appelle « La vida es un sueño ». Les paroles sont terribles, très tristes. On a demandé à Ribot pourquoi il la jouait et la chantait de cette façon, avec distance, et il a dit qu’il ne pouvait pas la jouer sans, mais qu’en même temps il espérait que quelque chose resterait de la chanson et des paroles, en sus de l’ironie, parce que lui était ému par la chanson : qu’on puisse voir les deux choses à la fois, la distance et les paroles. Il se passe un peu la même chose pour moi. Il est possible, de fait, que la distance donne plus de force aux paroles, que l’ironie rende une phrase plus littérale et plus intense : vouloir dire quelque chose et ne pas pouvoir le dire sans distance, mais le dire, finalement. Quand le personnage dit « plutôt morts qu’esclaves » il est prit par la rhétorique de la situation : la phrase lui semble appropriée et vrai, mais c’est comme si ce n’était pas lui qui la disait, mais la situation, ce qui génère de la distance en lui. C’est aussi quelque chose qui arrive tout le temps à tout le monde dans divers contextes. La cadena del desanimo, c’est différent, car il s’agit de citations qui se superposent et débattent entres-elles. Là, oui, il y a de la distance pure, à ceci près que ces voix constituent mon contexte politique, et au final l’effet n’est pas tant de distance que d’écrasement, autant dire l’opposé : quelque chose qui nous colle au corps. Ce qui fait qu’on peut penser : comment serais-je écrasé s’il n’y avait pas de distance ? Et la réponse, c’est effectivement qu’en général entre nous et ces phrases des journaux il n’y a pas de distance.
Parlons de désir, à mon sens un thème assez présent dans tes romans. Tes personnages masculins paraissent parfois complètement attrapés dans les filets du désir, jusqu’à l’absurde ou au ridicule. En même temps, les femmes semblent prendre la chose avec plus de calme, plus consciemment, pour le dire d’une certaine façon. Y compris comme un outil de manipulation (je pense à la servante Ninive dans son rapport avec le narrateur de Merci). Y aurait-il ici aussi une dialectique entre l’incontrôlé qui rend esclave et une capacité à dépasser ce qui nous conditionne ?
Ce doit être parce que les protagonistes sont masculins. Peut-être que s’ils étaient féminins ce serait l’inverse. Le désir est un pouvoir qui leur donne le tournis car tout leur donne le tournis : le pouvoir, le contexte en lui-même. C’est ce que je disais auparavant de Michael Kohlhaas : ils ne sont pas préparés au sort qui leur est réservé, et tous les égare et les dépasse, mais malgré cela ils continuent de l’avant. C’est une forme de réalisme, en un certain sens. Et du coup oui, il doit y avoir une dialectique, mais qui ne se résout pas.
L’île de Merci est un lieu à la fois concret et fantaisiste ; quand bien même l’époque n’est pas définie, on peut penser à des anachronismes. Allant plus loin, dans ton troisième roman, La libertad total, tu proposes un monde qui échappe à toutes coordonnées. S’agirait-il d’une nécessité de la fable (si tant est que tu écrive des fables) ? As-tu une prétention à l’universalisme ?
Je crois que si j’avais pensé à être universel, j’aurais essayé d’être plus concret et référentiel : « peindre son village », comme on dit. Et c’est le contraire que je fais, à moins que le village ne soit moi. Ce que je peux dire, c’est que mettre des choses que je connais déjà m’incommode : j’ai l’impression de devoir les décrire avec fidélité, car je les imagine avant de les écrire. Et savoir qu’elles ne résulteront pas identiques m’ôte l’envie de le faire. Par contre, en ne mettant rien qui fasse directement référence à quelque chose d’externe, j’imagine au fur et à mesure de l’écriture, ce qui m’est plus stimulant. J’aime les fables et les allégories, mais je n’aime pas qu’elles tendent vers quelque enseignement spécifique. Je crois que ça, l’allégorie sans enseignement, je l’ai directement pris de Kafka. Qu’il n’y en ait pas crée une tension : on lit comme s’il allait nous être donné et on ne nous le donne pas ; on se retrouve à tourner en rond, perdu, comme les personnages eux-mêmes.
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Pablo Katchadjian - Merci
[Traduction de l'espagnol (Argentine) Guillaume Contré; Editions Vies Parallèles, Bruxelles, 2015]
Pablo Katchadjian s’entretient avec son traducteur Guillaume Contré.
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Propos recueillis et traduits par Guillaume Contré – Septembre 2015.
Article originellement publié sur le Fric Frac Club.
Suite à la parution l’année dernière de Quoi faire [Le grand os, 2014], que quelques bons lecteurs n’auront pas manqué de remarquer et que nous avions évoqué dans ces colonnes, voici que les pérégrinations francophones de l’argentin Pablo Katchadjian se poursuivent, avec la publication de son deuxième roman, Merci, pour le compte cette fois d’une nouvelle maison belge de qualité, Vies Parallèles. Un livre tout bonnement extraordinaire, et je ne dis pas ça seulement parce que je l’ai traduit, ses qualités parlent pour lui. Là où Quoi faire était un feu d’artifice drôlatique et provocateur qui explosait les lignes fatiguées du roman tout en laissant pointer entre deux éclats de rire une certaine inquiétude, Merci est quant à lui parfaitement linéaire et décidément plus perturbant, ce qui n’empêche pas l’humour d’avoir encore droit de citer. En guère plus de 130 pages, le texte fait montre d’une remarquable densité et d’une richesse de lectures insoupçonnée.
Un esclave débarque sur une île, il est bientôt acheté par un maître à priori libéral qui se révèlera pourtant un tyran des plus sadiques. Entre deux tâches si humiliantes et puantes qu’elles ne sauraient être contées (« l’odeur de l’humiliation et de l’esclavage »), mais aussi entre deux tranches de pain grillé, le narrateur tentera en compagnie d’autres esclaves de trouver le difficile chemin de la liberté. Il tâchera de prendre les bonnes décisions, sera couronné roi, lèvera une armée, séduira les femmes ou sera séduit par elles, goûtera certaines racines aux effets imprévisibles, participera à d’étranges cérémonies. Ce cheminement douloureux ne se fera pas sans cadavres, au rythme des conquêtes de châteaux à libérer, tandis qu’au loin des cheminées cracheront une fumée noire et que la cendre guettera. Notre esclave semble devoir tout apprendre sur le tas, et l’apprentissage est difficile. Faire les bons choix n’est pas une mince affaire.
Mais Merci n’est pas qu’une brillante fable sur le libre arbitre, c’est aussi un roman où l’on retrouve – plus discrètement sans doute que dans Quoi faire, mais pas moins efficacement – toute l’ingéniosité formelle de Pablo Katchadjian, dont on se rappellera qu’il avait déjà mis en ordre alphabétique les vers du poème national le Martin Fierro, grossi l’Aleph borgésien, ou encore publié un livre qu’on ne peut lire (et encore) qu’avec une loupe. Cette approche iconoclaste de la forme, qui se traduit par des interventions aussi franches que subtiles à la surface du texte, a toujours chez lui vocation à travailler d’abord en profondeur. Dans le cas de Merci, cela permet d’impliquer directement le lecteur dans cette difficile question de la liberté et de remettre à plat ce bon vieil exercice de la lecture, qui redécouvre ainsi les joies des sables mouvants.
Pablo Katchadjian a eu la gentillesse de répondre à quelques questions, l’occasion de parler non seulement de Merci mais encore de son travail en général.
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Merci, pour le dire grossièrement, c’est l’histoire de quelqu’un qui essaie de faire les choses bien mais pour qui rien ne se passe comme prévu. Une première question pourrait alors être celle-ci : peut-on faire les choses bien ?
C’est une bonne question, mais la réponse devrait être que ça n’importe pas : on ne peut pas décider si ce qui a été fait l’a été bien ou pas, en raison des effets. Ainsi, ce qu’a fait le protagoniste était bien, pourrait-on dire, et le résultat a été désastreux, mais pas complètement, puisqu’il se libère définitivement. Evidemment qu’on pourrait alors penser : mais les intentions n’ont pas d’importance. C’est vrai, les intentions n’importent pas, tout importe : comment il l’a fait, pourquoi il l’a fait, qu’a-t-il pensé en le faisant, qu’a-t-il senti en le faisant, s’il a été sincère avec lui-même, etc. J’imagine que c’est ce genre de choses que l’on peut juger lorsqu’on évoque une action. En même temps, peut-être le résultat a-t-il aussi à voir avec ce « tout », et dans ce cas le résultat est un mystère : qu’est-ce qui n’allait pas ?
Agir bien ou mal, c’est entre autres choses une question de libre arbitre, confronté à la fatalité d’un résultat qui ne saurait que le réduire. C’est un thème important de tes romans : la recherche d’une liberté pour modifier cette fatalité. Crois-tu qu’en écrivant tu puisses la trouver ?
C’est toujours la même chose : on commence en étant libre et à mesure que l’on prend des décisions on devient esclave. Ou c’est l’inverse : on commence esclave et à mesure que l’on prend des décisions on se libère. On pourrait croire que les deux choses ont lieu en même temps et ce qui se trouve des deux côtés, en tous cas, c’est le moment où quelque chose est décidé. La question, c’est qui décide, dans le sens de quel type d’organe. Celui qui décide dans l’écriture est un organe qui trouve plaisir à la tension.
Pour évoquer ton travail, il est souvent question d’avant-garde. Pourtant, ça ne semble pas le sujet. Chacun de tes livres fait montre de choix formels très définis, mais tu sembles chercher à ce qu’on les oublie. Y vois-tu une condition de l’écriture, de la lecture, des deux ?
Oui, y compris dans les livres les plus formels, comme le Martín Fierro ordenado alfabéticamente. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui reste, pas le procédé. Qu’il y ait du rythme, par exemple, qu’il y ait un sens défiguré mais qui soit quand même un sens, qu’il y ait un travail avec la mémoire. Je ne me rappelle plus qui disait que les gens ne peuvent pas ou ne veulent pas voir deux choses en même temps : s’il y a procédé, alors il y a forme, mais il ne doit pas y avoir ne serait-ce qu’un thème, pour ne rien dire du contenu, de l’écriture ou du plaisir. S’il y a de l’humour, il ne saurait rien y avoir de sombre, ni de politique, etc. Et je me rends compte que ce qui m’intéresse, c’est qu’il y ait plusieurs choses simultanément et qu’il faille les voir simultanément, comme s’il s’agissait de couches de transparence. En même temps, du moins au début, le procédé est une décision qui te libère d’une série de restrictions invisibles, car il t’emmène ailleurs. Mais lorsque le récit trouve son chemin propre, le procédé reste en arrière.
Pour continuer avec l’idée de couches de sens : sur le quatrième de la première édition argentine de Gracias, en 2011, on proposait de lire le livre comme un roman d’aventures, tandis que l’édition francophone opte pour une lecture philosophique. Les deux sont parfaitement valides et semblent se compléter. Le point de rencontre, c’est la péripétie, qui à la fois fait avancer l’histoire (la superficie, la vitesse) et complique le côté réflexif (le souterrain, la lenteur). Ce double mouvement t’intéresse-t-il, te paraît-il pertinent ?
Couches de sens, c’est bien. On pourrait aussi parler de couches de forme. La proposition de le lire comme un roman d’aventures a eu à voir avec ma préoccupation que le roman ne soit pas trop sombre. Car en ce qui me concerne, une fois terminé, ça m’a paru trop sombre. Et j’avais beau ne rien y voir de mal, j’en ressentais quand même un peu de honte. Mais quand le roman a été publié, les gens me disaient qu’ils s’amusaient et qu’ils riaient aux éclats. Pas tous, évidemment, quelques-uns le trouvaient sombre, mais beaucoup le lisaient comme quelque chose de plutôt comique. Et quand ils me disaient que c’était comique, je leur demandais : « Mais tu n’as pas trouvé ça sombre ? ». Et eux me disaient, comme si c’était sans importance : « Ah, oui, bien sûr, aussi ». Ce qui m’a plus, mais m’a également préoccupé. Ensuite, le roman a été publié en Israël, et a été lu là-bas presque allégoriquement. Allégoriquement dans un sens politique, bien sûr, mais d’une façon référentielle, quasiment comme si c’était l’allégorie d’une situation politique concrète. Et tout ce mouvement m’intéresse beaucoup, oui. J’aime que le texte donne l’impression de pivoter : lorsqu’il semble s’agir d’un roman d’aventures, c’est une allégorie ; lorsqu’il semble s’agir d’une allégorie, c’est comique ; lorsqu’il semble que c’est comique, c’est sombre ; lorsqu’il semble que c’est sombre, c’est politique. Mais si ça se trouve, ça ne le fait qu’avec moi. Ou plutôt non : selon moi, c’est surtout sombre.
Tu as dit en interview que le titre faisait allusion à un remerciement du narrateur. À qui dit-il merci, à lui-même ? Ne pourrait-ce pas être les autres esclaves qui le remercient ? À considérer les évènements, on serait en droit de penser que ce sont des morts qui remercient, ou que lui remercie des morts. Il y a quelque chose d’ironique, de morbide dans le choix du titre ? Cela t’intéresse-t-il d’en faire une sorte de devinette adressée au lecteur ? Ou n’y a-t-il rien à remercier ?
C’est très bien ça : il remercie les morts. Et en même temps, pourtant, le titre continue d’être énigmatique, y compris pour moi, car je ne crois pas qu’il s’agisse seulement de ça. Si ça se trouve, c’est toutes les options : les vivants le remercient lui, les morts le remercient également, il remercie les morts (car des vivants, il n’en reste plus). Je ne crois pas que ce soit une devinette car elle est sans réponse. Sans doute parce qu’il y a là un problème, mais en même temps quelque chose semble indiquer que le titre est le bon, celui que le livre devait avoir, dans le sens que sans ce titre il serait autre. Il s’agit du coup d’une tension supplémentaire : le titre est bien, mais on ne sait pas vraiment pourquoi ; il fait quelque chose, mais on ne sait pas ce qu’il fait.
À propos de Merci, tu as fait référence au romantique allemand Heinrich von Kleist (son roman Michael Kohlhaas), également au Candide de Voltaire ; de même, tu diriges une collection de traductions. Je me demandais s’il t’importait de te distancier de la littérature argentine (qui tend parfois à l’autoréférentialité) et si les classiques ou les traductions d’auteurs peu connus étaient pour toi une façon de te faire un espace propre, avec des références moins usées ou moins dans l’air du temps, et chercher ainsi ta propre « contemporanéité », disons, depuis une certaine distance, quelque chose en fin de compte qui pourrait se considérer très argentin (ou borgésien du moins)…
Michael Kohlhaas et Candide ont été les influences directes de Merci en ce sens qu’après les avoir lu j’ai été amené à penser des choses qui m’ont poussées à écrire mon propre livre. Il y en avait d’autres avec eux, sans doute, mais c’est ces deux-là que j’avais directement en tête. Et puis celui de Kleist est mon roman favori, à ce qu’il me semble. J’aime sa rapidité, non parce qu’il se lit vite, mais parce qu’il va vite : on n’est jamais vraiment préparé à ce qui arrive, les évènements nous dépassent. Ce qui s’est converti en un type de narrateur : le narrateur dépassé par les circonstances. Dans Candide, ce qu’on trouve c’est un personnage qui passe presque ingénument par des situations terribles. Ce qui me plaît, ce n’est pas tant de me distancier que d’aller et venir. Et la littérature est idéale pour ça. Pour moi, en lisant, il n’y a pas beaucoup de différences entre des livres d’un endroit ou d’un autre ou d’une époque ou d’une autre, non que ça reviendrait au même mais qu’ils peuvent s’avérer des expériences de lecture intenses qui parviennent à m’extirper de l’endroit où je pense et sens. De toute façon, en Argentine, si on veut lire des textes de plus de cent ans, on est forcé de se déplacer. Cela donne pas mal de liberté, disons, territoriale, parce que ça t’oblige à le faire. Ensuite, il arrive aussi qu’on sente par inclinaison personnelle une contemporanéité dans des endroits étranges, et au final, dans la lecture, tout ce qui ne devient pas objet de musée devient contemporain. Alors oui, on se construit sa propre contemporanéité en allant et venant. Ensuite on écrit ce qui nous vient.
Parlons de style : le tiens a une transparence apparente, comme s’il n’y avait pas de distance entre le fait en soi et le fait de le raconter. Si quelqu’un ouvre une porte, il est écris que le type a ouvert la porte, contrairement à de nombreux romans qui ne ménagent ni les descriptions ni les métaphores pour rendre ça « littéraire ». En même temps, dans Merci, les interventions formelles (les répétitions à peine altérées, les phrases interrompues) n’ont de cesse de démentir cette supposée transparence de ton écriture. C’est quoi le style pour toi ? Comment le conçois-tu ? Tu partages le point de vue d’un César Aira quand il dit que le « beau style » peut se retourner contre la littérature ?
« Il caressa du bout irisé des doigts le bronze ondulé et phallique » vs. « Il prit la poignée ». Les deux me plaisent, à ce qu’il me semble. Peut-être le problème est-il celui du déplacement du critère de jugement. Si un livre est écrit comme dans le premier exemple, on peut supposer que ce qu’on va juger c’est la « musicalité » de la prose, l’habileté verbale, ce genre de choses. En revanche, si ça n’est pas présent, voire s’il y a un refus de ça, que va-t-on juger ? Eh bien, le talent pour construire des personnages, leurs psychologies, etc. Et si ça n’est pas présent, que va-t-on juger ? Eh bien, l’intérêt référentiel de ce qui est écrit. Et si ça n’est pas présent ? Et ainsi de suite… Le problème, c’est « le littéraire » qui est toujours paradoxal, car le littéraire se cherche en fuyant « le littéraire », voire en méprisant « le littéraire ». Parce qu’on est en quête de tensions, et « le littéraire » c’est le contraire de la tension. Je suis d’accord avec l’opinion que tu cite de Aira, bien sûr, et j’ajouterai que l’idée de littérature se retourne contre la littérature. En même temps, moi, je suis très intéressé par le rythme, que les phrases sonnent bien, etc. La question, c’est qu’est-ce que c’est « bien ». « Bien », selon moi, a partie liée avec l’incommodité et avec l’intensité. Hier justement, quelqu’un me parlait de la façon dont la prose de Pouchkine paraissait violente à ses contemporains. Goethe ne supportait pas Kleist. Je cite ces deux-là car maintenant en terme de style ils paraissent plutôt transparents – et en même temps, ils continuent de paraitre un peu violents. Mais la transparence : en général, je ne supporte pas très bien la prose qui parait écrite pour qu’on soit obligé de deviner ce qu’on est en train de nous dire. Je me dis : « S’il sait ce qu’il veut dire, pourquoi ne le dit-il pas ? ». Cela change quand le style est très extrême et qu’on découvre qu’il n’y a rien derrière, ou en tous cas que pas même l’écrivain le sait ou que c’est à force de style qu’il le fait apparaître : là, oui, ça me plaît.
Dès le titre de ton roman Qué hacer et à divers moments de Merci (« Plutôt morts qu’esclaves ! », par exemple, le slogan crié par le narrateur devenu leader), tu sembles reprendre des éléments d’une rhétorique révolutionnaire. Il y a une ironie implicite dans l’usage que tu en fais, un peu comme avec ton livre La cadena del desanimo, dans lequel sans autres commentaires tu compiles des citations extraites des quotidiens, mettant en évidence leur supercherie. Se positionner en tant que porte voix des autres – comme peuvent le faire un journaliste influent, un politicien, un leader quelconque – c’est nécessairement une tromperie ?
Bon, il y a deux choses dans la question : la tromperie et la représentation. Et l’ironie. Pourrait-on dire que la seule façon de représenter sans tromper c’est de rendre explicite la distance ? Je ne sais pas, c’est possible. En tous cas, l’ironie est une forme de distance. Il y a une chanson que joue Marc Ribot, un guitariste que j’aime beaucoup, une chanson cubaine qui s’appelle « La vida es un sueño ». Les paroles sont terribles, très tristes. On a demandé à Ribot pourquoi il la jouait et la chantait de cette façon, avec distance, et il a dit qu’il ne pouvait pas la jouer sans, mais qu’en même temps il espérait que quelque chose resterait de la chanson et des paroles, en sus de l’ironie, parce que lui était ému par la chanson : qu’on puisse voir les deux choses à la fois, la distance et les paroles. Il se passe un peu la même chose pour moi. Il est possible, de fait, que la distance donne plus de force aux paroles, que l’ironie rende une phrase plus littérale et plus intense : vouloir dire quelque chose et ne pas pouvoir le dire sans distance, mais le dire, finalement. Quand le personnage dit « plutôt morts qu’esclaves » il est prit par la rhétorique de la situation : la phrase lui semble appropriée et vrai, mais c’est comme si ce n’était pas lui qui la disait, mais la situation, ce qui génère de la distance en lui. C’est aussi quelque chose qui arrive tout le temps à tout le monde dans divers contextes. La cadena del desanimo, c’est différent, car il s’agit de citations qui se superposent et débattent entres-elles. Là, oui, il y a de la distance pure, à ceci près que ces voix constituent mon contexte politique, et au final l’effet n’est pas tant de distance que d’écrasement, autant dire l’opposé : quelque chose qui nous colle au corps. Ce qui fait qu’on peut penser : comment serais-je écrasé s’il n’y avait pas de distance ? Et la réponse, c’est effectivement qu’en général entre nous et ces phrases des journaux il n’y a pas de distance.
Parlons de désir, à mon sens un thème assez présent dans tes romans. Tes personnages masculins paraissent parfois complètement attrapés dans les filets du désir, jusqu’à l’absurde ou au ridicule. En même temps, les femmes semblent prendre la chose avec plus de calme, plus consciemment, pour le dire d’une certaine façon. Y compris comme un outil de manipulation (je pense à la servante Ninive dans son rapport avec le narrateur de Merci). Y aurait-il ici aussi une dialectique entre l’incontrôlé qui rend esclave et une capacité à dépasser ce qui nous conditionne ?
Ce doit être parce que les protagonistes sont masculins. Peut-être que s’ils étaient féminins ce serait l’inverse. Le désir est un pouvoir qui leur donne le tournis car tout leur donne le tournis : le pouvoir, le contexte en lui-même. C’est ce que je disais auparavant de Michael Kohlhaas : ils ne sont pas préparés au sort qui leur est réservé, et tous les égare et les dépasse, mais malgré cela ils continuent de l’avant. C’est une forme de réalisme, en un certain sens. Et du coup oui, il doit y avoir une dialectique, mais qui ne se résout pas.
L’île de Merci est un lieu à la fois concret et fantaisiste ; quand bien même l’époque n’est pas définie, on peut penser à des anachronismes. Allant plus loin, dans ton troisième roman, La libertad total, tu proposes un monde qui échappe à toutes coordonnées. S’agirait-il d’une nécessité de la fable (si tant est que tu écrive des fables) ? As-tu une prétention à l’universalisme ?
Je crois que si j’avais pensé à être universel, j’aurais essayé d’être plus concret et référentiel : « peindre son village », comme on dit. Et c’est le contraire que je fais, à moins que le village ne soit moi. Ce que je peux dire, c’est que mettre des choses que je connais déjà m’incommode : j’ai l’impression de devoir les décrire avec fidélité, car je les imagine avant de les écrire. Et savoir qu’elles ne résulteront pas identiques m’ôte l’envie de le faire. Par contre, en ne mettant rien qui fasse directement référence à quelque chose d’externe, j’imagine au fur et à mesure de l’écriture, ce qui m’est plus stimulant. J’aime les fables et les allégories, mais je n’aime pas qu’elles tendent vers quelque enseignement spécifique. Je crois que ça, l’allégorie sans enseignement, je l’ai directement pris de Kafka. Qu’il n’y en ait pas crée une tension : on lit comme s’il allait nous être donné et on ne nous le donne pas ; on se retrouve à tourner en rond, perdu, comme les personnages eux-mêmes.
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Pablo Katchadjian - Merci
[Traduction de l'espagnol (Argentine) Guillaume Contré; Editions Vies Parallèles, Bruxelles, 2015]
Gilbert Sorrentino - L’abîme de l’illusion humaine
La vie comme sac en papier
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Gilbert Sorrentino - L’abîme de l’illusion humaine [Cent Pages, 2015 - Traduit de l’américain par Bernard Hoepffner ]
Article écrit pour Le Matricule des anges
Difficile de ne pas considérer l’importance que l’œuvre de Gilbert Sorrentino aura accordé à la forme, à ses contraintes et possibilités. Mais définir l’écrivain à l’aune de l’idée rigide que l’on se fait du « formalisme » serait un peu court. Appartenant de plein droit à l’école postmoderniste, Sorrentino partage avec Pynchon et al le recours à l’humour et l’ironie comme formes de distance salvatrice ; à la pluralité des voix ou des sources, toujours douteuses ; aux registres littéraires les plus variés comme autant de couches de (non) sens ; à l’excès (trop de pages, trop de listes, trop de citations camouflées) comme esthétique ; à la fiction considérée comme métafiction ; etc. La littérature conçue comme un serpent mutant qui, plutôt que de se défaire de ses mues, les accumule.
La forme pour Sorrentino est un point de départ, certainement pas – malgré la place qu’elle prend – un contenu. Pour s’en convaincre, il suffira de compulser les pages de La folie de l’or, western presque traditionnel entièrement écrit sous forme interrogative. Ou celles de son opus magnum, Salmigondis, 600 pages qui s’attachent à épuiser tous les possibles de « l’écrire mal », sorte d’immense parodie ou de parodie d’immensité, celle de l’égo de tous les mauvais écrivains. Immensité qui, tel un fantôme que personne n’aurait dû inviter à la fête mais sans qui celle-ci n’aurait pas été la même, peuple l’histoire de la littérature.
De fait, la figure de l’écrivain, de l’artiste, est au cœur des préoccupations sorrentiniennes. Fat, imbu de son talent ou dans les derniers retranchement d’une dépression qu’un regard lucide sur son œuvre ne pouvait que déclencher, il est un médiocre. A l’instar de tous, d’ailleurs, semble nous dire Sorrentino, et ce particulièrement dans L’abîme de l’illusion humaine. L’artiste, chez lui, accompli ou raté, n’est qu’une figure – un figurant - parmi d’autres. Ni plus ni moins pathétique que le mari cocu, l’orphelin malgré lui ou le vieillard grincheux au seuil de la mort. Rater sa carrière littéraire n’est pas pire que rater son mariage. En cédant au pessimisme implicite du livre - heureusement contrebalancé par l’humour de l’auteur, qui ne conçoit nul mépris pour ses personnages - on pourrait croire que l’un et l’autre sont de toute façon condamnés à l’échec.
L’abîme de l’illusion humaine – titre emprunté à Henry James dans une citation placée en exergue – se présente sous la forme de cinquante miniatures numérotées disposées l’une après l’autre, de façon à créer la sensation d’un continuum de petites anecdotes, de portraits aussi vites que subtilement esquissés, de fragments qui valent pour un tout. Ce « tout » ne saurait être que l’Amérique, le livre s’inscrivant ainsi dans la tradition du grand roman américain. Ou plutôt, à travers un choix formel aussi simple qu’efficace, il en souligne l’inutilité. À quoi bon écrire le grand roman, si l’on obtient un meilleur résulta à l’aide de miniatures, retraçant ainsi plusieurs décennies du siècle passé, en en faisant ressortir « la véritable profondeur, agitée d’aucune marée », pour continuer avec James ? Une série de commentaires en fin d’ouvrage, non signalés dans le corps du texte (une manière de souligner ironiquement leur caractère « dispensable »), offre des détails superflus ou des approfondissement insoupçonnés à certains aspects de ces mini-récits qui prennent peu à peu la forme de véritables nouvelles.
Il a souvent été dit, à propos de l’esthétique postmoderniste en général et de l’œuvre de Sorrentino en particulier, qu’elle refusait les schémas traditionnels du récit linéaire, de l’intrigue structuré. Cela est vrai mais aussi injuste, à la lecture d’un livre comme celui-ci. L’américain s’y révèle conteur en nous offrant ces vies qui ne sont pas tant imaginaires qu’ordinaires (les listes de marques et autres informations à la précision dérisoire des commentaires n’ont d’autres fonction que souligner cet ordinaire infra-fictionnel), vies qui n’ont étés possédées « au sens métaphoriques, de pas grand chose de mieux qu’un sac en papier ». Soit ce que l’on peut froisser et jeter ; quelque chose de fragile, sans gloire et presque touchant. Derrière l’ironie apparemment froide et la pluralité sarcastique des tons adoptés par un narrateur peu fiable, se cache l’acceptation presque soulagée de notre commune misère, sociale, sentimentale et intellectuelle. Peut-être n’est-ce pas un hasard qu’il s’agisse là du dernier livre de l’auteur, posthume.
Lectures portègnes #1
Je profite d'un séjour à Buenos Aires pour initier une série de posts où j'évoquerais succinctement quelques livres en v.o. qui valent la peine. Contre toute logique, je commence par deux auteurs chiliens, suivis quand même d'un argentin qui m'est cher.
Enrique Lihn – La orquesta de cristal [Santiago du Chili, Hueders, 2013]
Peut-on écrire un essai entier à partir d’un objet si fuyant que son étude relève de l’impossible, ou ne saurait se transformer qu’en blague de haute volée ? Il y a de ça dans La orquesta de cristal [L’orchestre de verre] un des rares « romans » écrits par le grand poète chilien Enrique Lihn (oubliez Neruda, les enfants, lisez plutôt Lihn ou Nicanor Parra).
A partir de la compilation douteuse (qui parle ? avec quelle autorité ?) d’écrits critiques et autres témoignages de deuxième voire troisième main prétendant rendre compte de l’expérience fuyante jusqu’à l’évanescence du concert d’un orchestre composé d’instruments en verre dont la fragilité empêche l’exécution correcte d’une œuvre composée pour l’occasion par un obscur compositeur français, Lihn écrit la magistrale parodie d’un discours qui tourne à vide à force d’être amphigourique. Se moquant d’une certaine tendance provinciale des lettres chiliennes de son époque (le livre date de 1976), de son afrancesamiento, de sa capacité semble-t-il infinie à déblatérer dans une langue inutilement compliquée, il propose au lecteur de faire l’expérience par l’absurde de la vanité intrinsèque de tout discours critique. Inépuisable galerie de fat qui se contestent et se plagient les uns les autres, La orquesta de cristal se lit entre éclats de rires et agacement face à un objet aussi saugrenu qu’insaisissable.
Sebastian Olivero – Un año en el budismo tibetano [Buenos Aires, Mansalva, 2014]
Un autre chilien, contemporain celui-ci (né en 1982), qui dresse le récit parfaitement autobiographique de son initiation au bouddhisme, thème qu’il aborde avec une liberté qui fait plaisir et non sans humour, démontrant ce qu’a d’irrémédiablement factice la prétention occidentale à s’approprier ce qui lui est fondamentalement étranger. Abondant en détails quotidiens, nous décrivant par le menu chacune des phases de son initiation et de son avancé dans la hiérarchie complexe du bouddhisme, pas avare en explications sur les cérémonies, méditations, etc, Olivero construit un récit d’apparence aussi prosaïque que son sujet est sacré, l’exercice difficile de la religion. N’hésitant pas à confesser tant son incapacité à supprimer une certaine distance qui le sépare irrémédiablement du fait religieux malgré ses efforts, reconnaissant également les effets positifs de cette conversion quand ils ont lieux (d’ordres sexuels généralement ; comme si la transcendance recherchée devait malgré tout se manifester d’une façon ou d’une autre ; dans le cas de l’auteur sous la forme d’une érection), Olivero propose un texte ironique mais jamais moqueur, fondamentalement sincère alors même que le questionnement de cette sincérité est au cœur du livre (pourquoi se convertir, etc).
Sergio Bizzio – En el bosque del somnambulismo sexual [Buenos Aires, Mansalva, 2013]
J’ai déjà parlé de Bizzio sur ce blog, un des meilleurs narrateurs des lettres argentines contemporaines (la lecture des trois romans disponibles en vf chez Bourgois est indispensable). Avec ce petit recueil de « nouvelles » au titre improbable, il se propose de pousser dans ses derniers retranchements la liberté de ton et la fantaisie qui sont les marques de fabrique de son œuvre. Ici, le récit semble capable de commencer n’importe où et de s’interrompre quand ça lui chante, on passe de la Russie enneigée à un bar portègne en un clignement de cil. Le narrateur peut changer de sexe en plein milieu du récit, la temporalité n’en fait qu’à sa tête, un personnage qui « sort du tapis comme un insecte » finit par se lancer dans une joute de haïkus avec un gaucho ombrageux avant de disparaître du récit pour laisser la place à la trace qu’à laissé derrière lui un adolescent qui a pris feu. Le style aussi fluide qu’élégant de Bizzio, la fausse candeur (matinée de perversité) de son écriture, lui permettent toutes les extravagances et les blagues les plus potaches sans jamais agacer ni perdre le lecteur. D’une certaine manière, ces exercices - qui pourraient relever sous une plume moins habile de la pire complaisance - s’avèrent au contraire la plus belle des démonstrations de maturité. Il faut avoir écrit beaucoup et bien pour se permettre ce genre de chose sans se vautrer.
Enrique Lihn – La orquesta de cristal [Santiago du Chili, Hueders, 2013]
Peut-on écrire un essai entier à partir d’un objet si fuyant que son étude relève de l’impossible, ou ne saurait se transformer qu’en blague de haute volée ? Il y a de ça dans La orquesta de cristal [L’orchestre de verre] un des rares « romans » écrits par le grand poète chilien Enrique Lihn (oubliez Neruda, les enfants, lisez plutôt Lihn ou Nicanor Parra).
A partir de la compilation douteuse (qui parle ? avec quelle autorité ?) d’écrits critiques et autres témoignages de deuxième voire troisième main prétendant rendre compte de l’expérience fuyante jusqu’à l’évanescence du concert d’un orchestre composé d’instruments en verre dont la fragilité empêche l’exécution correcte d’une œuvre composée pour l’occasion par un obscur compositeur français, Lihn écrit la magistrale parodie d’un discours qui tourne à vide à force d’être amphigourique. Se moquant d’une certaine tendance provinciale des lettres chiliennes de son époque (le livre date de 1976), de son afrancesamiento, de sa capacité semble-t-il infinie à déblatérer dans une langue inutilement compliquée, il propose au lecteur de faire l’expérience par l’absurde de la vanité intrinsèque de tout discours critique. Inépuisable galerie de fat qui se contestent et se plagient les uns les autres, La orquesta de cristal se lit entre éclats de rires et agacement face à un objet aussi saugrenu qu’insaisissable.
Sebastian Olivero – Un año en el budismo tibetano [Buenos Aires, Mansalva, 2014]
Un autre chilien, contemporain celui-ci (né en 1982), qui dresse le récit parfaitement autobiographique de son initiation au bouddhisme, thème qu’il aborde avec une liberté qui fait plaisir et non sans humour, démontrant ce qu’a d’irrémédiablement factice la prétention occidentale à s’approprier ce qui lui est fondamentalement étranger. Abondant en détails quotidiens, nous décrivant par le menu chacune des phases de son initiation et de son avancé dans la hiérarchie complexe du bouddhisme, pas avare en explications sur les cérémonies, méditations, etc, Olivero construit un récit d’apparence aussi prosaïque que son sujet est sacré, l’exercice difficile de la religion. N’hésitant pas à confesser tant son incapacité à supprimer une certaine distance qui le sépare irrémédiablement du fait religieux malgré ses efforts, reconnaissant également les effets positifs de cette conversion quand ils ont lieux (d’ordres sexuels généralement ; comme si la transcendance recherchée devait malgré tout se manifester d’une façon ou d’une autre ; dans le cas de l’auteur sous la forme d’une érection), Olivero propose un texte ironique mais jamais moqueur, fondamentalement sincère alors même que le questionnement de cette sincérité est au cœur du livre (pourquoi se convertir, etc).
Sergio Bizzio – En el bosque del somnambulismo sexual [Buenos Aires, Mansalva, 2013]
J’ai déjà parlé de Bizzio sur ce blog, un des meilleurs narrateurs des lettres argentines contemporaines (la lecture des trois romans disponibles en vf chez Bourgois est indispensable). Avec ce petit recueil de « nouvelles » au titre improbable, il se propose de pousser dans ses derniers retranchements la liberté de ton et la fantaisie qui sont les marques de fabrique de son œuvre. Ici, le récit semble capable de commencer n’importe où et de s’interrompre quand ça lui chante, on passe de la Russie enneigée à un bar portègne en un clignement de cil. Le narrateur peut changer de sexe en plein milieu du récit, la temporalité n’en fait qu’à sa tête, un personnage qui « sort du tapis comme un insecte » finit par se lancer dans une joute de haïkus avec un gaucho ombrageux avant de disparaître du récit pour laisser la place à la trace qu’à laissé derrière lui un adolescent qui a pris feu. Le style aussi fluide qu’élégant de Bizzio, la fausse candeur (matinée de perversité) de son écriture, lui permettent toutes les extravagances et les blagues les plus potaches sans jamais agacer ni perdre le lecteur. D’une certaine manière, ces exercices - qui pourraient relever sous une plume moins habile de la pire complaisance - s’avèrent au contraire la plus belle des démonstrations de maturité. Il faut avoir écrit beaucoup et bien pour se permettre ce genre de chose sans se vautrer.
Kenneth Bernard – La femme qui pensait être belle
L’envers et l’endroit
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Kenneth Bernard – La femme qui pensait être belle [Traduction de l’américain par Sholby – Le tripode, 2015]
Article écrit pour Le Matricule des anges
Il y a des auteurs qui n’en font qu’à leur tête, et le new yorkais Kenneth Bernard est certainement de ceux-là. Encore faudrait-il, bien sûr, clarifier le sens de l’expression « n’en faire qu’à sa tête » : certainement pas écrire au fil de la plume en suivant l’humeur du moment ou produire n’importe quel salmigondis en le présentant comme artistique, non. Assumer plutôt comme seul point de départ valable et comme seule réalité de l’écriture la plus complète subjectivité. Bernard serait ainsi, pour faire court, un auteur kafkaïen : celui qui regarde le monde depuis une curieuse lorgnette lui permettant de voir ce qui échapperait aux autres, ceux qui ne portent que des banales lunettes où le monde ne se reflète que sous une forme tautologique. Et pour donner sa pleine mesure, l’acuité de cette perception n’a nul besoin de créer de toute pièce des univers abracadabrantesques, le quotidien est au contraire sa seule matière, car le quotidien est – justement – fantastique, et n’importe quel détail est à même d’en révéler la surprenante nature : un tour en métro ; une femme que l’on croisera quelques rares fois au cours de sa vie ; le chant d’un oiseau ; les films de King Kong et les romans d’E.R. Burroughs, l’auteur de Tarzan.
Les nouvelles réunies dans La femme qui pensait être belle démontrent amplement la pertinence de cette démarche. Encore que de parler de nouvelles soit peut-être réducteur, car ici les catégories soit disant hermétique de fiction, d’autobiographie et d’essai se mélangent allègrement, de même que celles de réalisme et d’invention, qui se plient l’une sur l’autre. L’univers de l’américain est éminemment poreux, car son regard l’est aussi. Le récit des ballades quotidiennes de l’auteur avec sa femme devient celui de deux « vitesses » et « métaphysiques » « inconciliables », entre ceux qui veulent « couvrir du terrain » et ceux qui veulent « observer ». On aura compris où se situe l’auteur dans cette affaire ; mais peut-être l’art de l’observation est-elle une autre façon de couvrir du terrain, plus métaphorique. « Personne n’observe de façon aussi gourmande que moi », dit l’auteur au détour d’une page.
L’éternelle problématique du téléphone qui sonne quand on est sous la douche se transforme chez Bernard en méditation sur la mort comme possibilité et comme irruption et sur notre capacité de réaction. Ailleurs, la tragédie du stalinisme devient affaire de Fox-Trot et la distinction entre note de bas de page et de fin de texte une question éthique où tout un rapport au réel est en jeu. Kenneth Bernard, l’air de rien, nous met face à nos vérités et nos angoisses, en révèle la grandeur et la petitesse, fait de l’abstrait du concret et inversement, le tout sur un ton presque badin. Il nous renvoie encore à nos désirs plus ou moins indicibles, et pour se faire ne s’encombre pas de pudeurs inutiles. À l’instar de ce qui sont peut-être les plus belles pages du livre, où l’auteur est hypnotisé par le spectacle d’un « vieux dégoutant » qui glisse sa main dans la culotte d’une belle jeune fille, et où il devient difficile de contenir son envie d’être à la place de ce vieux ayant osé franchir une frontière que l’on avait pas osé franchir. Car tout est affaire de frontières, d’envers que ce livre mettra à l’endroit.
Entretien avec Daniel Guebel
La narration transfigurée
Entretien avec Daniel Guebel à l'occasion de la parution française de L'homme traqué [L'arbre Vengeur 2015 - Traduction R. & D. Amutio]
***
Article publié dans Le Matricule des anges
Depuis son premier roman en 1987, Daniel Guebel n’a eu de cesse de construire une œuvre qui aurait retenue tant les leçons d’érudition ironique d’un Borges que celles de crudité subtile d’un Copi. Ses livres prennent un malin plaisir à ne jamais répondre aux attentes, préférant casser avec fracas le jouet plutôt que de sombrer dans la convention. Si la fluidité de son style est celle d’un conteur né, elle lui permet de glisser en contrebande une réflexion intransigeante sur la littérature et la création. D’une Malaisie fantasmée à l’Argentine péroniste, de l’apparente pantalonnade à l’autobiographie et l’essai, du fantastique au philosophique, son œuvre ne se refuse aucun écart. L’homme traqué, récit paranoïaque et proliférant où « seul l’illusoire est certain », est le concentré d’un ars poetica devenu infinité de possibles.
Vitesse et mutations d’identité sont les deux mamelles de L’homme traqué. Le protagoniste, Leonardo Ferretti, désire-t-il vivre toutes les vies, ou l’auteur voulait écrire tous les romans ?
La compréhension du journaliste devrait m’exempter d’une réponse contenue dans la question. Effectivement, je me rappelle l’impression des premières lectures, lorsque je lisais de la littérature enfantine pour adulte : Ben Hur ou Quo Vadis. Ces livres permettaient d’alimenter l’illusion qu’une vie puisse être faite de nombreuses vies et qu’une personne puisse les expérimenter en une vaste succession. Nous ne saurons jamais ce qui ressort de la grande ou de la petite littérature, mais il n’y en a pas moins des livres qui exhortent au rêve d’une durée presque infinie. En relation avec cette idée, lorsque je me suis lancé dans L’homme traqué, j’ai encouragé la fantaisie de pouvoir écrire un roman d’aventures fantastiques, romantiques, pathétiques, apocalyptiques et intellectuelles, qui combinerait le maximum de péripéties possibles en un minimum d’espace narratif. Une sorte de condensé d’intensité qui permettrait effectivement d’entrainer le protagoniste vers tous les états et toutes les expériences – physiques, spatiales, de genres littéraires et sexuels, psychiques. C’était comme d’écrire en courant et sans se fatiguer.
Bien entendu, mon rêve de toujours a été d’écrire tous les livres possibles, tous les genres, tous les styles. Un livre qui les résumerait tous, tous les livres possibles à la suite.
Ferretti se présente comme un révolutionnaire absolu en quête d’un sacrifice paradoxal, mais pour admettre finalement son échec devant l’aporie de son idéal. Comment avez-vous pensé cela ?
L’homme traqué dérive, se détache ou intensifie le roman qui l’a immédiatement précédé, El terrorista. De fait, tandis que je l’écrivais, j’ai entamé un chapitre qui s’est mis à se détacher comme une monade d’une autre en une bulle brillante et curieuse que j’ai donc conservée puis développée dans sa propre autonomie. Mais El terrorista raconte l’histoire d’une sorte de don Quichotte à échelle réduite qui lit une revue d’un groupe de gauche radicale et croit que la révolution est possible et qu’il est destiné à en prendre la tête. Il est un peu auteur et victime de son propre malheur, partant de choix éthiques et politiques complètements naïfs qu’il est le seul à ne pas percevoir comme tels, jusqu’à aboutir à l’utopie la plus naïve et idiote qui soit : la révolution dans le packaging du développement personnel. Leonardo Ferretti, au contraire, est un homme pris de folie qui fuit après avoir échoué dans sa tentative de révolution prolétarienne, poursuivit par les Appareils d’Intelligence de l’Etat. Afin de cacher les traces de sa fuite (qui pourrait être infinie et traverser tous les points de la terre et des eaux), il se transforme, se transfigure et entreprend toutes les expériences possibles.
Les péripéties du roman secouent sans ménagement la vraisemblance. Le réalisme vous intéresse-t-il ? Cherchiez-vous à tester ses limites, ou tout n’est qu’une question de définition ?
Le genre d’actions, réactions, péripéties et transformations auxquelles est soumit le protagoniste suffiraient à remplir d’émotions la vie d’un homme qui aurait atteins le nombre d’années de Mathusalem ; je ne sais quelles sont ou pourraient être ici les règles de la vraisemblance. De fait, l’épigraphe (dont je ne me rappelle pas l’auteur, je ne sais pas pourquoi je n’ai pas mentionné son nom) propose précisément une réalité hors du jeu du possible. Je crois que la seule chose qui soutienne l’éventuelle vraisemblance des faits, c’est qu’il s’agit d’une succession d’invraisemblances dont la possibilité de réalisation est imaginaire ou, disons, littéraire. Ferretti, centralement, est poursuivit par un organisme fantastique, idéologique (les « Appareils » susmentionnés), et c’est la vitesse de sa fuite et la quantité de péripéties auxquelles lui-même se soumet pour se masquer et fuir cette persécution qui donne de la vraisemblance à l’action. Un film de Chaplin est-il vraisemblable ?
Je crois que tout réalisme est associatif et reflète moins la diversité du monde que la capacité qu’a l’écriture de reproduire les connections du cerveau de l’auteur, qui prend et combine des parties de sa perception du « réel objectif ».
Le mélange des registres caractérise votre écriture. Vous êtes un écrivain raffiné qui ne craint ni les blagues potaches, ni l’absurde. La machine littéraire demande à être secouée depuis l’intérieur pour éviter l’ennui, le prévisible ? L’auteur ne doit pas se laisser hypnotiser par son propre talent ?
Je ne sais pas ce que doit faire un écrivain en général, j’imagine que chacun se soumet ou se rebelle à ses propres commandements. C’est la loi du jeu. En ce sens, je suppose qu’une dialectique nécessaire à chaque écrivain serait de s’auto-hypnotiser et de se réveiller, d’entrer et sortir de sa zone de possibilité d’écriture la plus grande, de s’abandonner à sa jouissance la plus grande et de se refuser ensuite à sa facilité la plus grande. Pour ma part, je sais que d’une certaine façon mes livres fonctionnent sur la base d’idées de départs et d’intentions premières que ma propre écriture annule, modifie ou fait dévier. Je sais aussi que c’est en traversant les genres qu’ils avancent, en modifiant les personnages, permettant l’entrée de lignes aléatoires ; que c’est sur l’infini qu’ils misent et à l’interruption brutale qu’ils se heurtent (le précipice comme coupure), à l’atténuation, à l’évanouissement. Je crois qu’ils aspirent au fond à se construire en tant que formes géométriques indéchiffrables, à donner à voir le tracé d’une transformation ou, pour le dire de manière mystique, d’une transsubstantiation.
Vous évoquiez vos lectures d’enfance : quelque chose des romans d’aventures, des milles et une nuit (la scène de l’huître géante dans L’homme traqué), est présent dans vos romans, mais confronté à une ironie acerbe. Une volonté de contraste ?
Oui. Raffinement et grossièreté : tel est mon blason. En réalité, la scène de l’huître ne relève pas tant des milles et une nuit que de l’auto-parodie. Elle reprend et amplifie une scène de mon roman La perla del emperador. Celui-ci, évidemment, était un roman à la milles et une nuit, alors bon, oui…
Votre littérature présente des accents borgésiens. Seriez-vous d’accord pour parler d’un dialogue avec son œuvre ?
Comment ne pas l’être ? Borges est le premier des saints de ma galerie (avec Cervantès). Est-ce Eschyle qui disait que « nous sommes les restes du festin d’Homère » ? Eh bien, permettez-moi de me considérer, au delà des particularités, une braise de l’asado de Borges. Mais tout en découlant de lui, en le citant, en m’appropriant à plaisir son œuvre ou en la croisant dans le cours de ma propre écriture, j’aime à rêver que je peux aller plus loin que les endroits (magnifiques) auxquels il est parvenu. Après tout, j’ai plusieurs avantages sur lui. Borges est mort, je suis vivant. Borges a été un réducteur de têtes littéraires, un miniaturiste ; je travaille par expansions. Borges s’est marié avec Maria Kodama ; moi, fort heureusement, non.
À propos d’expansions, vous avez écrit un roman très long, El absoluto, sans le publier. Plutôt que de briller en offrant une « somme », vous proposez à la place des nouvelles qui en découleraient. Est-ce une volonté de liberté par rapport à ce que « devrait faire » un écrivain, ou s’agit-il de garder des cartouches pour la suite ?
Le slogan d’une publicité pour boissons gazeuses semble mettre dans le mille ou presque, s’agissant de la place de l’artiste : « L’image n’est rien, la soif est tout », encore que je ne sois pas sûr de l’exactitude de la citation. Les pythagoriciens croyaient que l’Univers était composé de neuf planètes. Or, lorsque leurs calculs leur permirent de vérifier que le mouvement de notre planète et ses relations avec le reste ne coïncidait pas avec ce chiffre, ils tirèrent du chapeau l’existence d’une planète – Antiterra - cachée je ne me rappelle plus si derrière le soleil ou la lune. Antiterra était à la fois la perfection de l’Univers et la conséquence nécessaire, la belle invention d’une fiction astronomique pour dissimuler une erreur de calcul. Dans mon cas, plus discrètement, je n’ai pas publié El absoluto afin de clore un cycle d’écriture fait d’éléments se détachants de ce livre, publiés de manière autonome, compris dans ce cycle bien qu’indépendants de la source initiale. Cela n’avait pas de sens de publier El absoluto si les livres que j’écrivais entraient en correspondance avec cette Antiterra. Un cycle qui est maintenant clos ; le livre paraitra donc l’année prochaine, tandis que je me consacre à l’écriture de trois romans pleinement orientaux.
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