Magie et destin
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Andrus Kivirähk - Les groseilles de novembre
[Traduction, Antoine Chalvin - Le Tripode, 2014]
Article écrit pour Le Matricule des Anges
On avait découvert en début d’année dernière l’œuvre du prolifique écrivain à l’occasion de la publication française de son ample roman L’homme qui savait la langue des serpents.
Les groseilles de novembre en poursuit et en amplifie l’univers tout en esquissant un pas de côté. D’apparence plus léger (même s’il n’est pas exempt de cruauté), empruntant largement son ton à celui de la comédie et à certains aspects de la tradition picaresque, ce dernier tisse moins le portrait de la fin d’une époque tel que se le proposait son prédécesseur, que celui d’un village parmi tant d’autre ainsi que de la routine peu ordinaire de ses habitants, une population pour le moins bigarrée. C’est une certaine idée de l’Estonie qui parcoure les rues boueuses dudit village et résonne dans les congères. Pour autant, il ne s’agit pas de revendiquer quelques valeurs nationales que ce soit.
Kivirähk, en effet, puise allègrement dans la mythologie de son pays, dans ses fables, ses contes et ses symboles, mais ce n’est que pour mieux se les réapproprier à des fins poétiques, philosophiques ou satiriques toutes personnelles. Flotte ici, d’évidence, une certaine « estonité », dans laquelle ses concitoyens se reconnaissent assurément (et qui pour le lecteur français est une couche de fantaisie de plus dans un univers entièrement dédié à la fantaisie). Néanmoins, ce qui intéresse l’auteur c’est d’en grossir les traits, en quête d’une certaine distance ironique et de la liberté qui l’accompagne.
L’Estonie, comme nous le rappelle à juste titre l’éditeur, est un des pays d’Europe où les croyances païennes auront perdurées le plus longtemps. Il faut en effet attendre le treizième siècle et l’irruption des chevaliers Allemands pour que celui-ci connaisse l’évangélisation. C’est ce rapport nécessairement conflictuel entre deux mondes opposés qui semble intéresser en premier lieu Kivirähk et lui fournir une riche matière à fiction. L’homme qui savait la langue des serpents esquissait justement le portrait d’une mutation forcée, où ladite langue des serpents se faisait la métaphore mobile d’un existant condamné à disparaître, ce monde païen emprunt de magie et d’animisme où non content de parler aux animaux, il était encore loisible de les épouser, ce monde où les esprits (bons et mauvais) étaient partout, occupants toutes les strates du réel, un monde en somme où ce qui à première vue semble irrationnel est en réalité le meilleur garant de l’équilibre du tout.
Ce nouvel opus reprend dans une large mesure les coordonnées de ce monde, situé dans un moyen âge incertain (l’idée d’un moyen âge plus qu’un moyen âge réel et avéré), et lui fait jouer la partition d’une dialectique maitres/esclaves où les rapports de forces habituels sont inversés, quand ils ne sont tout simplement pas tournés en bourrique. Les seigneurs – quelques teutons réfugiés en leur manoir – sont l’objets permanent des moqueries et tours plus que pendables de ceux qui sont censé être leurs serfs. Ceux-ci, plutôt qu’esclaves, tiennent de la bande de rustauds n’ayant d’autres préoccupations que de chercher à se faire plus rusé que le voisin. Ils n’ont de cesse que de se voler les uns les autres (« Il vaut mieux être un voleur qui parvient à rester en vie grâce à ses larcins plutôt qu’un honnête payeur »), que de voler leurs maîtres, que de profiter de la naïveté du diable, etc. Il s’agit donc, rappelant parfois une version actualisé et moins folklorique du réalisme magique, de brosser la vie quotidienne d’une petite communauté qui, dans un monde adverse (pas seulement politiquement, le temps toujours pourri est aussi un personnage récurent), se débrouille avec les moyens du bord (et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils ne manquent pas de ressources).
Le servage a perduré en Estonie jusqu’au XIXème siècle, une période communément appelé les « sept siècles d’esclavage ». On comprendra donc en quoi la fantaisie de Kivirähk s’inscrit dans une certaine histoire nationale et qu’elle la détourne avec intelligence et un regard amusé. Le destin de sa galerie de personnage se confond ainsi avec celui du pays, mais plutôt qu’un banal exercice de nostalgie, l’auteur préfère laisser libre court à une réjouissante ironie.
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