Juan José Saer - L'ancêtre


Un réel trop grand pour l’homme

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Juan José Saer - L'ancêtre [Le Tripode, 2014 - Traduction Laure Bataillon]



Article écrit pour La voie des Indés/Mediapart

Se lancer dans la lecture de L’Ancêtre, sixième roman de l’écrivain argentin Juan José Saer (1937-2005), ce serait un peu comme partir à l’assaut d’un manuscrit très ancien, dont les feuilles jaunies renfermeraient les traces toujours vivaces d’une sagesse lointaine des plus inattendues.
Nous voici donc, dévorant, page après page, quelque incunable à haute valeur historique ajoutée, un de ces documents capables, soudain, de nous offrir une vue imprenable sur une époque barbare et reculée. Par exemple, le XVIème siècle et la conquête, sanglante s’il en est, de l’eldorado américain par les sbires de la couronne espagnole. Ce texte, pourtant, nous le lirions en sachant pertinemment que tout y est faux, ou presque. Car sous le léger vernis du document, dans les replis de l’apparent parchemin, c’est bien de fiction qu’il s’agit. Une fiction qui, assumant fièrement sa nature artificielle, nous rappelle que l’importance du « vrai » (n’en déplaise aux mauvais coucheurs) s’avère des plus relatives. Il en est donc de L’Ancêtre comme de tous les grands romans : un espace où la fiction semble capable de transcender le réel jusqu’à lui faire revêtir les atours les plus inattendus.

Le roman de Saer, publié pour la première fois en Argentine en 1982, se propose donc comme un roman « historique » (les guillemets sont importants), à ceci près que l’auteur, qui n’avait que peu d’estime pour ce genre d’exercice, n’en fait qu’à sa tête : plutôt que de broder un passé vaguement crédible à coup d’érudition mal digérée et de personnages tout droit sortis du moule à clichés, il choisit, à partir d’un fait réel dont il ne garde que l’essentiel, de construire narrativement rien moins qu’un véritable mythe originel. Un mythe capable, à y être, de se dédoubler ; deux barils pour le prix d’un : L’Ancêtre ne se contente pas de proposer un mythe fondateur pour un pays, l’Argentine, voire pour tout un continent ; à sa façon, il se présente également comme la fondation mythologique de la poétique même du corpus saerien.

Le point de départ est donc un fait réel : en l’an de grâce 1516, le navire du capitaine Juan Diaz de Solis, battant pavillon espagnol, débarque pour la première fois sur les rives du Rio de la Plata, vaste estuaire sur les abords duquel, quelques siècles plus tard, deux pays seront fondés : l’Argentine d’un côté ; l’Uruguay de l’autre. A peine le capitaine et quelques-uns de ses hommes ont-ils mis le pied à terre qu’ils se font massacrer par une tribu d’indiens cannibales. Un seul en réchappe, le mousse Francisco del Puerto, 17 ans, qui, captif, vivra avec les indiens pendant dix ans avant d’être secouru par une nouvelle expédition. Viendra alors l’heure du retour au vieux continent et une réadaptation nécessairement difficile.
Partant de cette base - hautement romanesque il est vrai – sur laquelle viendront se tramer les grandes lignes de son roman, Juan José Saer invente un récit fascinant, écrit dans une langue à la virtuosité saisissante, qui met en scène une nouvelle fois (L’Ancêtre est loin d’être un coup d’essai, son premier livre publié remontant à 1960) les obsessions qui sous-tendent toute son œuvre.

Le narrateur de L’Ancêtre n’est autre que le mousse, qui, au soir de sa vie, couche par écrit l’expérience unique qui lui a été donnée de vivre ; expérience qui non seulement l’a marqué à jamais mais qui constitue probablement le centre même de son existence. L’unique évènement en fin de compte, autour duquel tout le reste gravite et qui donne sens à sa vie toute entière, si tant est que celle-ci en ait un, de sens (ce qui chez Saer est fortement sujet à caution). Nous parlons, bien entendu, des dix années passées chez les indiens colastinés ; ceux-là même qui, lors d’une orgie aux proportions dantesques et aux excès sadiens que le texte nous décrira par le menu, se sont permis de faire subir aux ex-camarades de notre mousse un tourment en trois étapes consistant d’abord à les découper en morceaux, ensuite à les faire cuire et finalement à les manger.

"...depuis l'accumulation du désir dans le matin ensoleillé et tranquille tandis que les corps dépecés rôtissaient sur les braises jusqu'à l’éventail de morts et d'estropiés deux ou trois jours plus tard et la reprise hésitante de la vie commune, en passant par le plaisir contradictoire de banquet, par la détermination suicidaire de l'ivresse et par le marais des accouplements multiples, étranges et obstinés, le retour de ces évènements, dans un ordre identique, était encore plus étonnant si l'on considérait qu'il ne semblait venir d'aucune préméditation, qu'aucune organisation planifiée ne les déterminait et que les jours mesurés, gris et sans joie de toute l'année menaient peu à peu les indiens, sans qu'eux-mêmes s'en rendissent compte, vers ce nœud ardent qui était leur seule fête et dont beaucoup se tiraient fort mal en point et à grand-peine, sans parler de de ceux qui y restaient englués à jamais. C'était comme s'ils dansaient sur un rythme qui les gouvernait, un rythme secret dont ils pressentaient l'existence mais qui était inabordable, incertain, absent et présent, réel mais indéterminé, comme la présence d'un dieu." (p. 94-95)

Sans jamais tomber dans l’exercice de style un peu vain, Saer propose au lecteur la recréation d’une voix invérifiable et pourtant crédible, qui ne sera pas sans évoquer les récits de voyages et autre « relation d’un séjour aux Indes » propres à l’époque. Ne jouant pas tant la carte de l’archaïsme un peu forcé que celle d’une langue au lyrisme exigeant, à la prosodie envoûtante – c’est à dire loin de tout ventriloquisme et en maintenant son style intact – Juan José Saer nous met dans la tête d’un homme qui, ayant vécu une expérience sans commune mesure, incommunicable, va tenter sa vie durant de la comprendre.
Il y aura donc, pour l’essentiel, trois périodes ou séquences dans le roman de l’Argentin : le voyage d’abord, suivi du débarquement et du séjour proprement dit chez les indiens ; ensuite, de retour en Espagne à peine âgé de vingt-cinq ans, les différentes étapes de la vie de quelqu’un qui, par la force des choses, ne saurait être qu’un paria. Il est d'abord accueilli chez les curés avant de faire fortune comme saltimbanque, interprétant dans toute l’Europe une version caricaturale de son périple, adaptée à la bêtise de son temps. A soixante ans passés, retiré de tout, le narrateur couche par écrit son interprétation – bien différente certainement de celle que tirerait la plupart de ses contemporains - du mode de vie des indiens et de leur conception du monde.

Partant d’une référence explicite à la tradition du roman d’aventure (le port, les marins, les prostituées, la grande traversée, etc.), L’Ancêtre propose un parcours qui, pour un livre d’à peine deux cent pages, s’avèrera des plus vastes et atteindra même les rives d’une méditation philosophique complexe. Cette dernière permet à l’auteur d’explorer une nouvelle fois certaines des obsessions fondamentales de toute son œuvre, leur offrant ici un éclairage nouveau, voire un ancrage mythologique grâce à la recréation minutieuse d’une cosmogonie des plus étranges, où il est moins question de divinités que d’un réel impossible à appréhender et avec lequel il faut pourtant, d’une manière ou d’une autre, composer. Et cette tribu, pour qui le mot être se dit « paraître », a une conception du monde très surprenante. Plus que de conception, sans doute faudrait-il parler d’une écrasante responsabilité, comme si l’existence même de cette incertitude absolue que l’on appelle le réel reposait sur leurs frêles épaules.

"Ils étaient, malgré leur fragilité, le soutien incertain des choses, pas plus durable, il est vrai, ni plus sûr que la flamme de la bougie au cœur de la tempête. Cette situation n'était pas le résultat d'une impression passagère mais la vérité principale du monde qui,comme une trace de torture, apposait sa marque sur leur langue et sur leurs os. Dans chaque geste qu'ils faisaient et dans chaque mots qu'ils prononçaient, c'était la persistance de toute chose qui était en jeu, et toute négligence ou toute erreur de leur part auraient suffi à la défaire" (p. 151)

Perdus au beau milieu de l’immensité (l’interminable pampa), à peine sortis si l’on peut dire de la glaise originelle, ils ne peuvent compter sur personne, si ce n’est eux-mêmes. D’où l’impossible discipline qu’ils s’imposent en permanence, tels des gardes suisses, jusqu’à ce que, ponctuel, une fois l’an, le vernis craque : vient alors le moment d’aller « faire ses courses » dans une tribu voisine et de revenir avec quelques cadavres qui constitueront la « bonne chair » d’une nouvelle orgie ; « bonne chair » qui s’avère parfois amère.

L’expérience que vit notre mousse s’avèrera riche d’enseignements. Pourtant, forcé malgré lui de vivre au sein d’une communauté qui ne saurait a priori représenter autre chose que l’altérité absolue, dont il ne comprend ni la langue ni les codes, sans la moindre perspective de pouvoir un jour rentrer chez lui, il faut bien reconnaître que cela commence plutôt mal. Or, curieusement, ces indiens sont loin d’être hostiles envers notre « héros », au contraire : leur hôte a droit à toutes les considérations, puisqu’il est le « def-ghi », c’est à dire celui à qui les indiens offrent la vie, comme compensation, peut-être, à ces autres vies qu’ils doivent sacrifier pour leurs orgies.

Sur ces prémices, le texte tisse une réflexion dense, centrée autour d’un thème récurrent chez Saer : celui d’un réel trop grand pour l’homme, et partant, de l’impossibilité de toute certitude. Si son œuvre n’a que peu à voir avec celle d’un Beckett, notre argentin partage néanmoins avec l’irlandais une très haute conscience de l’absurde et, par là, de la condition humaine dans toute sa splendeur. L’être humain qui, chez Beckett, rampe tel un Molloy décidé à se rendre coûte que coûte dans la chambre de sa mère, chez Saer, ne saurait qu’être condamné à patauger dans une fange dont, quoi qu’il fasse, il ne se défera qu’à peine, par le recours à de bien précaires artifices.
Piégés au milieu d’une complexité incompréhensible, dont ils leur semblent qu’elle pourrait un bon matin leur « tomber sur la tête », les indiens que nous dépeint L’Ancêtre font avec les moyens du bord. Ce ne sont ni des bons ni des mauvais sauvages ; notre mousse, au soir de sa vie, finira par les comprendre et sentir au fond de lui que s’il lui a été donné de vivre ne serait-ce qu’un peu, ce ne fut pas tant auprès de ses confrères espagnols, qu’auprès de ses indiens frêles et inquiets, tentant de maintenir sur pied à la force du poignet une réalité qui les dépasse et qui pourrait même se révéler pure illusion.

Publié en français pour la première fois en 1987 chez Flammarion dans une impeccable traduction de Laure Bataillon, ce chef d’œuvre était indisponible depuis des années, comme d’ailleurs la plus grande partie de l’œuvre de Juan José Saer. Une œuvre forte d’une dizaine de romans, de plusieurs recueils de nouvelles, d’essais et d’un important volume de poésie. Une œuvre, surtout, d’une cohérence stupéfiante et qui a su faire d’une même zone périphérique parcourue sans relâche texte après texte – la ville Argentine de Santa Fe et ses alentours – un nouvel espace incontournable sur la carte de la fiction mondiale. Un espace qui est déjà celui où se déroule L’Ancêtre qui, dès lors, devient le récit de sa fondation.
Louées soient donc (n’ayons pas peur des mots) les éditions Le Tripode de remettre enfin en circulation ce texte exceptionnel, et ce dans une édition des plus élégantes. Ce n’est d’ailleurs que la première pierre d’une tentative (qui, espérons-le, s’avèrera fructueuse) d’imposer enfin au lecteur français un des écrivains les plus importants de la littérature hispanophone du vingtième siècle et qui dans son pays fait aujourd’hui figure de classique, puisque déjà s’annonce pour 2015 la réédition d’une autre pierre angulaire de son œuvre, le formidable L’anniversaire.


Karel Pecka - Passage

Kafkaïen un jour, kafkaïen toujours ?

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Karel Pecka - Passage [Cambourakis, 2013 - Traduit du tchèque par Barbora Faure]




Article écrit pour La voie des indés/Mediapart

De même qu’un écrivain argentin sera nécessairement borgésien, on attendra d’un écrivain tchèque qu’il soit par la force des choses kafkaïen, tant il est vrai qu’en ce qui concerne la question littéraire (et pas seulement celle-ci d’ailleurs), clichés et réductions approximatives nous servent trop souvent d’excuse pour mieux ranger, classer, ordonner à la va-comme-je-te-pousse. Classement des plus illusoire donc, et propice aux pires raccourcis, mais enfin, c’est ainsi que sur les belles étagères de nos bibliothèques mentales se construira un meilleur des mondes bibliophile. Les clichés ont la vie dure, certes, mais ils renferment parfois également une part de vérité. Penchons-nous par exemple sur le cas de l’écrivain pragois Karel Pecka (1928-1997) et plus particulièrement sur son réjouissant (si j’ose dire) roman Passage (1974), que les éditions Cambourakis ont eu la bonne idée de publier en v.f. et qui n’a pas reçu les honneurs qu’il méritait lors de sa sortie en février 2013.
On pourra, lors d’une veillée littéraire, avancer à peu de frais tout en sirotant avec décontraction notre camomille qu’un écrivain x est l’auteur d’une œuvre indubitablement kafkaïenne. Que nous ayons lu l’œuvre en question n’importe qu’à peine, il nous suffira de brandir tel un étendard la nationalité de son auteur pour que les regards suspicieux qui suite à notre affirmation péremptoire s’étaient tournés vers nous défroncent immédiatement leurs sourcils, ragaillardis tout à coup par l’irréfutable corrélation d’un pays et d’un style.
Un style ? L’épithète « kafkaïen », accolé et à tout et n’importe quoi – livre, film, bande-dessinées, court métrage publicitaire, lingettes multi-usages... - serait donc et par la force des choses devenu un style ? Ou pire, un genre ? Allez savoir ; une chose est sûre en tout cas : style ou pas style, genre ou pas genre, ce que l’on désigne par le terme de « kafkaïen » n’a bien souvent pas grand-chose à voir avec l’œuvre proprement dite de Kafka. Il suffira sans aller plus loin et sans prétendre à l’exhaustivité qu’il soit question dans un récit d’administration, de couloirs et d’objectifs qu’une force mystérieuse nous empêche d’atteindre, pour que, hop, ça ne fasse pas un pli : voici notre innocent récit marqué au fer rouge, « kafkaïen » un jour, « kafkaïen » toujours.

Qu’en est-il du livre de Karel Pecka ? Y est-il question d’administration ? Pas exactement, mais quelque chose de cet ordre semble bien teinter l’atmosphère quelque peu délétère du récit. Y est-il question de couloirs ? Oui, et pas qu’un peu. Y est-il question d’objectifs qu’une force mystérieuse nous empêche d’atteindre ? Certainement oui, et ce d’autant que lorsque ceux-ci (les objectifs) semblent avoir finalement été approchés, on croit découvrir qu’à l’instar des trains, ils en cachaient d’autres, parfois opposés.
Le roman de Pecka (qui vécut dans sa chair les affres de l’oppression stalinienne dans son interprétation tchèque) nous narre les mésaventures d’un certain Antonin Tvrz (« Tvrz », oui, vous avez bien lu ; personne, pas même mon petit cousin n’aurait osé taper cela avec autant d’aplomb) et de son séjour dans un certain passage praguois. Comme nous le rappelle dans sa préface l’écrivain Jean-François Vilar (qui, en bon préfacier, ne peut pas s’empêcher d’y raconter la fin du livre, ce que – promis – nous essayerons de ne pas faire ici), Pecka s’inspire pour la création de son passage d’un lieu praguois réel, le passage de la Lucerna, tout en lui offrant dans son récit des proportions propre à la fiction.
Sociologue de profession, Tvrz est un homme occupé, à l’agenda plus que rempli ; un homme, somme toute, qui n’a pas le temps de flâner. Pourtant, flâner, c’est ce qu’il va faire pendant une bonne partie du livre, se trouvant pris dans un engrenage subtil qui l’empêchera de quitter ledit passage, dont les dimensions, au fil du récit, s’avèreront labyrinthiques. Labyrinthe physique et mental d’ailleurs, comme si les multiples branches et autres couloirs qui en composent l’armature voire l’essence possédaient également l’insidieuse mobilité de tentacules capables, petit à petit, d’enserrer de leurs sales petites ventouses la volonté de notre cher Tvrz, le forçant ainsi et sans qu’il en prenne pleinement conscience à renoncer de mener à bien les diverses tâches et autres obligations auxquelles il lui semble pourtant se devoir impérieusement.

Prisonnier mi- consentant mi- rétif d’un passage aux multiples facettes et à la population bigarrée, Tvrz va, au fil de ses rencontres et de ses découvertes des lieux parfois interlopes que renferme le passage, abandonner une vie étouffante faite de responsabilités et d’engagements incessants. Il se fera alors, d’une manière ou d’une autre, un trou dans ce nouveau « foyer » où il lui semblera possible de vivre avec bonheur de pas grand-chose. Un trou qui, à la longue, pourrait bien s’avérer illusoirement confortable, pour ne pas dire autrement étouffant que ce qu’il croyait laisser derrière lui. Quand notre héros se rendra compte qu’il y a peut-être un prix à payer en échange de l’étrange confort qu’a fini par lui offrir le passage, les carottes commenceront sérieusement à bouillir.
Peut-être intéressera-t-il le lecteur, à ce propos, de savoir que « Tvrz » en tchèque veut dire quelque chose comme « refuge ». Voilà pour l’aspect programmatique.

Passage, au-delà de l’évidente métaphore d’un homme prétendant avec les moyens du bord échapper à la chape de plomb d’un régime totalitaire, est donc à sa façon une fable philosophique, un récit qui par touche subtile amène le lecteur à s’interroger sur ses propres représentations : le mode de vie que je mène est-il le bon ? ; le modèle que nous propose ou impose la société a-t-il quelque chose à voir avec moi ? ; etc.
Rien de nouveau sous le soleil de la fiction, me direz-vous ; il sera difficile, pourtant, de nier la pertinence des questions que pose le texte. La fable, d’ailleurs, de par sa nature même, fait appel à des formes connues (le « kafkaïen », n’en serait-il pas une ?), joue des réminiscences qu’elle crée chez le lecteur, et c’est peut-être parce qu’elle siffle par moment à notre oreille un air que nous croyons connaitre qu’elle peut se permettre de revenir avec naturel sur des questions vieilles comme le monde. La prétention « universelle » de Karel Pecka au moment d’écrire Passage est évidente à chaque page. Il ne s’agit pas d’un roman conçu comme un simple tract politique, ni d’un samizdat de plus. Il se dégage de fait – et l’on pourrait dire à ce sujet d’ailleurs qu’il s’agit là sans doute d’un des caractères définissant le « kafkaïen » - une indéniable « intemporalité » dans ce texte, et celle-ci, bien entendu en constitue la première force. L’autre aspect remarquable est que Passage, toute fable philosophique qu’il soit, n’est pas de ces livres qu’une morale (douteuse, forcément douteuse) prétendrait justifier, bien au contraire. Les marges du bien et du mal, de la bonne ligne de conduite et de la mauvaise élection sont ici perméables en permanence. D’autre part, la justification des choix et actes des uns et des autres, à commencer par Tvrz, n’arrive jamais ou alors, à l’instar de la cavalerie, trop tard. En cela, Passage, avec tous les atours du réalisme, flirte avec le fantastique.
Pecka d’ailleurs, en nous plongeant dans un passage aux dimensions presque invraisemblables, pour le moins exagérées - comme une boîte à chaussure qui vue de l’intérieur donnerait l’impression d’un palais, ou comme les yeux d’une mouche observés de beaucoup trop près - accentue cette impression d’irréalité, d’autant plus qu’il a le goût du détail, créant ainsi une irréalité à l’apparence très réaliste. A moins que cette irréalité ne soit autre que celle naissant de la perception de plus en plus étrange d’un Antonin Tvrz dont on ne sait jamais s’il agit de lui-même, s’il se laisse porter par les événements ou s’il est manipulé. Coincé entre un régime technocratique aux relents totalitaires et corrompus et les opposants du parti des Purs, dont il est un des vacillants théoriciens, et dont les visées au final ne seraient peut-être pas moins inquiétantes, il faut reconnaître que mener correctement sa barque n’est pas pour lui des plus facile.

Passage
au fond, s’il a un message à nous faire passer, ce serait peut-être celui-ci : que la quête de liberté est une prétention souvent vaine ou pour le moins illusoire. Celle qu’Antonin Tvrz croit gagner dans les couloirs et les recoins du passage et parmi la faune qui le peuple et à laquelle il croit être capable de s’intégrer peu à peu, à peine entraperçue lui glissera des mains. Sans doute alors sera-t-il temps pour lui de s’interroger sur la vanité de ses choix. Mais il sera trop tard.
Texte inquiétant, le roman de Pecka – moins original peut-être mais non moins saisissant qu’un autre et formidable roman tchèque récemment réédité, Les Cobayes de Ludvik Vaculik [Attila, 2013] - est un passage qui mérite certainement d’être emprunté. Quant à savoir où il mène, voilà qui tiendra du lecteur.

Hernan Ronsino - Lumbre

Capillarités mémorielles

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Hernan Ronsino - Lumbre [Eterna Cadencia, Buenos Aires, 2013]



On avait pu découvrir dans notre beau pays l’œuvre d’Hernan Ronsino (Chivilcoy, Argentine, 1975) lors de la traduction française de son court et néanmoins intense roman Glaxo, publié en 2010 aux éditions Liana Levi. Une traduction qui s’était hélas vue affublée d’un titre parfaitement ridicule, pour ne pas dire honteusement commercial : Dernier train pour Buenos Aires. Un titre qui, non seulement ne rendait pas justice au formidable roman de Ronsino, mais qui surtout induisait l’éventuel lecteur en erreur. En effet, fleurant bon le lieu commun sur l’Argentine, « terre de nostalgie et de tangos », et se voyant par dessus le marché doublé d’une photo de couverture à "l’hispanité" des plus kitch (et hors de propos qui plus est, la pratique du flamenco n’étant certainement pas la coutume la plus répandue en terre australe), ce titre français, de toute évidence, prétendait vendre autre chose que le texte qu’il lui fallait pourtant bel et bien vendre. Nulle trace, dans Glaxo, de nostalgie et autre tango, ni d’ailleurs d’aucun des clichés qui collent trop souvent à l’image d’un pays que ce roman de toute façon ne prétend certainement pas représenter. Texte anti glamour s’il en est, bien loin de tout raccourci, le roman d’Hernan Ronsino s’avérait à la lecture plutôt rêche et inconfortable. Une horlogerie fine prête à éclater à la gueule d’un lecteur qui, quelque peu pris au dépourvu par l’innocuité de la photo de couverture, ne s’y attendait sans doute pas.

Depuis est paru en Argentine le successeur direct de Glaxo, l’imposant Lumbre qui, fort de ses trois cent pages, s’offre le luxe d’être plus long que la somme de ses deux prédécesseurs (outre Glaxo, il faudra citer La descomposición, 2007, non traduit). On y retrouve tout entier ce qui déjà faisait la force de Glaxo : une écriture tendue à l’extrême qui, avare de ses mots, n’en travaille pas moins une certaine idée de la densité. Une écriture qui non seulement sait dire l’essentiel, mais qui s’avère également – voire surtout – capable d’insinuer le reste, tout aussi essentiel, tout ce qui ne peut pas, ne doit pas être dit ou reste encore à dire. Un apparent minimalisme qui ne prétend refuser ni le lyrisme ni la poésie, possédant plutôt l’art et la manière de les dépouiller de tout artifice afin de mieux en extraire la moelle et le nerf. Cependant, là où Glaxo s'avérait un récit construit sur la tension d’une violence implicite, un puzzle où tous les éléments, finalement, s’emboitaient dans une certaine explosion froide, Lumbre s’avère nettement plus posé.

L’univers proposé est pourtant le même, puisque les lieux traversés, tout comme les personnages (une bonne partie d’entre eux, du moins), seront immédiatement reconnaissables au lecteur ayant déjà fatigué les opus précédents : un bourg - à moins qu’il ne s’agisse désormais d’une ville, comme se le demande à plusieurs reprises le narrateur – répondant au nom de Chivilcoy. Un bled perdu au beau milieu de la pampa humeda, quelque part dans la province de Buenos Aires. Cet endroit n’est autre donc que celui où Hernan Ronsino a vu le jour et que sa fiction a su parcourir sans ménagement (et ce même si, avec Lumbre, tout indique qu’un cycle se clôt et qu’un autre se laisse deviner). Pourtant, cet endroit n’est pas pour notre auteur l’occasion d'une douteuse mythification du lieu d’origine, ni ne lui sert d'excuse pour se faire le démagogique porte voix de quelques ploucs dont personne ne parlerait (et ce particulièrement dans un pays aussi culturellement centralisé que l’Argentine). L’auteur envisage plutôt Chivilcoy comme un territoire peuplé, voire traversé d’histoires, grandes et petites. Les trois cent pages de Lumbre, où les anecdotes pullulent, en consistent l’indubitable autant qu'éclatante démonstration.

Là où Glaxo centrait son récit sur l’évocation fragmentée d’un acte de violence, Lumbre préfère se construire autour de l’idée de mémoire, se proposant alors comme un parcours en temps réel (trois jours) qui, pour le narrateur – Federico Souza, de passage chez son père à l’occasion de la mort d’un ami de celui-ci –, servira, pourrait-on dire, comme d'un véritable « déclencheur » de souvenirs, le plongeant ainsi, malgré lui peut-être, dans une hasardeuse entreprise de reconstruction de sa propre histoire. Une histoire qui croisera celle des autres et celle de quelques « mythes » qui parcourent Chivilcoy. Des mythes qui, loin de briller de l’éclat que l’on associe trop souvent à ce mot, semblent parfois plus proches de la légende urbaine ou du racontar. Car dans ce parcours incomplet par nature - « écrit de mémoire » -, la réalité des faits est toujours incertaine, et le souvenir un objet constamment fuyant, en équilibre précaire.

On pourrait dire que la qualité première de Lumbre, c’est celle d’offrir au lecteur une « ambiance », notion floue s’il en est. Une notion, pourtant, qui saura ici, au bout de quelques pages à peine, démontrer toute sa pertinence. Le lecteur, s’y voyant plongé, en ressortira comme qui dirait mouillé. Les rues du bourg, la galerie de personnages et de lieux qui le peuplent, le climat, la lumière, le passage du temps, la nature jamais loin, jamais proche non plus… Autant d’éléments qui contribuent ici magistralement à constituer aux yeux du lecteur cette « ambiance », faisant d’un bled nommé Chivilcoy un lieu palpable et qui pourtant n’est jamais tout à fait objectif.

Il n’y a dans ce livre – contrairement à Glaxo – ni mystère à éclaircir ni secret à divulguer. Ou disons plutôt que dans Lumbre ceux-ci tendent à proliférer et, partant, à en perdre une certaine netteté ; netteté qui serait celle de l’objet au centre de toutes les attentions. L’objet, ici, est mobile, multiple et le centre incertain. L’attention y est un état, elle aussi traversée par une « ambiance ».

Si dans Lumbre le lecteur croit encore entrevoir un puzzle qui peu à peu prendrait forme, il s’agira pourtant d’un puzzle plus éclaté, plus capricieux - à l’instar du fonctionnement incertain de la mémoire - que celui qu’offrait Glaxo. Nous parlons ici, bien entendu, d’une impression d'éclatement et de caprice, celle que prétend nous insuffler un texte qui, lui, ne se perd pas, et ce quand bien même il n’oublie pas qu’à force de capillarité, les chemins ne mènent pas tous quelque part.

Lumbre, au fond, est une pérégrination, un territoire parcouru par la lecture, où les histoires, multiples, se tissent et détissent, s’entrecroisent, se laissant deviner, mystérieuses, avant de se dévoiler, plus tard et plus loin, là où on ne les attendait pas, là où on ne les attendait plus. La mémoire comme machine capricieuse et l’association d’idée définissent le fonctionnement narratif du texte et son avancée parfois concentrique.

Chivilcoy, pour Hernan Ronsino – en bon héritier de Juan José Saer – c’est un peu la partie pour le tout, un lieu x qui aurait très bien pu être un autre et qui sert de prétexte à l’exploration de la comédie humaine qu’il renferme. Tout comme Saer le fit avec la ville de Santa Fe et ses alentours, Ronsino travaille ici le territoire de la province, la périphérie d’un pays périphérique. Pourtant, contrairement à l’auteur de L’ancêtre et de L'anniversaire, la carte qu’il abat n’est pas exactement celle de l’universalisme. Là où Saer s’appropriait un territoire ultra spécifique et très marqué par son histoire personnelle pour en faire une « zone » purement fictionnelle qui pour le lecteur s’apparente bien vite au Yoknapatawpha County de Faulkner ou à la Santa Maria d’Onetti, lui faisant ainsi oublier la ville réelle de Santa Fe, Hernan Ronsino, lui, faisant montre d’une sensibilité plus « modeste » - plus contemporaine, sans doute – maintient de ce point de vue un profil plus bas, plus national aussi, faisant de Chivilcoy un lieu qui – traversé par la fiction – s’inscrit d’abord et avant tout dans la réalité argentine et dans les symboles et mythologies afférant. Dans une certaine idée de la province également, ne prétendant ni la grandir, ni la réduire. Peut-être retrouve-t-on là ce que nous appelions plus haut une « ambiance ».

L’argument même de Lumbre illustre notre propos : Federico Souza, après douze ans d’absence, ne se retrouve-t-il pas lui-même à nouveau plongé dans cette « ambiance » que d’une certaine façon il croyait avoir laissé derrière lui et qu’il ne pourra pas s’empêcher de chercher à reconstituer ?

Le bourg de Chivilcoy, finalement, pour Hernan Ronsino, serait peut-être ça : un lieu provincial plus ou moins médiocre, plus ou moins ennuyeux, plus ou moins pauvre ; un lieu « sans histoire » comme on dit, et qui pourtant ne s’épuiserait pas dans cette brève énumération, loin s’en faut. Car ce bourg est traversé par des évènements, des symboles qui en font un endroit où plusieurs éléments de l’histoire argentine s’articulent : les indiens (le nom de la ville) ; une certaine utopie politique qui en fit au dix-neuvième siècle un village « modèle » ; sans oublier le passage d’un écrivain encore anonyme, Julio Cortázar (ici rebaptisé - réveillant ainsi un vieux pseudonyme de l'écrivain - Julio Denis), qui y signera le scénario d’un film dont il ne subsiste aujourd’hui plus la moindre copie. Ce film, dans Lumbre, devient un personnage de plus et pourquoi pas une sorte de « miroir » du roman lui-même, un frère fantôme, s’agissant d’une œuvre qui à sa façon symbolise et met en scène le bourg de Chivilcoy.

Je parlais il y a peu d’un premier roman chilien – Camanchaca de Diego Zúñiga – qui, par son style faussement minimaliste et sa manière subtile et sans artifices d’aborder le réel et la mémoire, présente certainement des familiarités de vues avec un texte tel que Lumbre. Tant Diego Zúñiga comme Hernan Ronsino, de part et d’autre de la cordillère, représentent en tout cas une perspective nouvelle, contemporaine, pour la littérature latino-américaine – dans son versant « réaliste », du moins – une perspective qui n’a pas grand chose à voir avec celle de la plupart des écrivains latinos qui ont encore trop souvent pignon sur rue et sur étals de libraires. Si le roman de Zúñiga devrait connaître prochainement une publication française, il serait souhaitable qu'il en soit de même pour celui de Ronsino.


Juan José Saer - L'anniversaire


Comédie d'un réel insaisissable.

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Juan José Saer - L'anniversaire [Flammarion, 1988 - Traduction Laure Bataillon]





L’anniversaire, c’est l’histoire de deux jeunes gens qui pendant une heure, de dix à onze heure un matin d’octobre 1961, parcourent une avenue toute droite et discutent des tenants et aboutissants d’une fête à laquelle ni l’un ni l’autre, pourtant, n’a pu assister. L’un d’eux, Angel Leto, est descendu plus tôt que prévu d’un bus qui en temps normal aurait dû le conduire jusqu’à son travail. Il ne fait qu’obéir à quelque mystérieuse impulsion l’incitant ce matin-là à parcourir à pied l’avenue San Martin, la principale de la ville ; avenue qu’un impeccable soleil printanier illumine. Il y croise bientôt le Mathématicien, de retour d’un voyage de fin d’études en Europe ; celui-ci se met à lui rapporter dans le détail la fête d’anniversaire de Washington Noriega, qu’un ami lui a récemment raconté par le menu.

L’intrigue de ce roman dense, que son auteur défini lui-même comme une comédie, s’avère donc, à première vue, des plus minimes. Mais il ne faudrait pourtant pas s’y tromper, Juan José Saer (1937-2005) étant un maitre dans l’art de faire passer la partie pour le tout ; il suffira d’ailleurs pour s’en convaincre de parcourir n’importe lequel de la vingtaine d’opus d’une œuvre romanesque fascinante et à la qualité constante qui ne jouit hélas pas en France de la reconnaissance qu’elle mérite, et ce quand bien même nous parlons du pays où son auteur a passé une bonne partie de sa vie et a écrit la plupart de ses livres. Fort heureusement, quelques rééditions semblent s’annoncer, à commencer par celle d’un très étonnant roman « historique », L’ancêtre, qui devrait retrouver très bientôt le chemin des librairies grâce aux bons soins des éditions Le Tripode (et dont nous parlerons peut-être prochainement ; L’anniversaire, quant à lui, devrait faire un come-back en 2015. En attendant, on devrait encore pouvoir se le procurer d’occasion ici ou là, ou le dégoter en bibliothèque).

Mais revenons donc à notre mâtinée ensoleillée d’octobre 1961 qui, comme nous le disions, se révèlera capable d’embrasser bien plus que ce qu’imaginerait un lecteur trop pressé (et puisque nous y sommes, disons-le d’emblée : la littérature de Saer ne s’adresse pas aux lecteurs pressés).

On retrouve dans L’anniversaire (Glosa en v.o., titre certainement plus évocateur, ironique, programmatique, bref saérien que le banal « anniversaire » d’une version française par ailleurs excellente) la même zone géographique (la ville argentine de Santa Fe et ses alentours) et les mêmes personnages y circulant, soit l’essentiel des éléments qui forment l’impressionnante comédie humaine qu’est l’œuvre toute entière de Juan José Saer. La galerie de personnages qui s’y meut est la même que le lecteur a le plaisir de suivre de livre en livre, reconstruisant ainsi peu à peu et pas forcément linéairement la biographie d'une bonne partie des membres qui la composent.
La ville de Santa Fe, dans ce roman comme dans les autres, n’a jamais droit à un nom, restant ainsi et pour toujours « la ville », c’est-à-dire un lieu générique, ou plus exactement et comme nous le disions plus haut, la partie pour le tout.
Je l’ai déjà évoqué sur ce blog dans une (longue) note consacrée à l’œuvre de l’argentin, mais peut-être pourra-t-on se permettre de le répéter ici : Santa Fe c’est la ville d’où l’auteur est originaire, et ce fait banal qui relève après tout du hasard le plus pur (il aurait très bien pu naitre ailleurs ; New York, Tombouctou…) devient pour notre écrivain le signe même de l’arbitraire absolu. Or cet arbitraire, qui semble par moment si bien rendre compte du fonctionnement d’un réel le plus souvent difficile à cerner et encore plus à définir, est une des grandes obsessions saériennes, pour ne pas dire La Grande Obsession. Des lors, la question ne se pose pas : sa fiction ne saurait se dérouler ailleurs que dans cette ville et cette région où le hasard à voulu qu’il soit né. Elle en vaut bien une autre, après tout, non ?
De la même façon, cette mâtinée d’octobre 1961 durant laquelle se déroule « l’intrigue » de L’anniversaire en vaut bien elle aussi une autre, alors pourquoi ne pas la choisir ? Et puis, pour suivre l'apostrophe de l'auteur, goguenard, dans les premières lignes du texte : « qu’est ce que ça peut faire ? ».

L’anniversaire tourne autour des versions multiples et bien souvent douteuses pour ne pas dire contradictoires d’un même évènement, par ailleurs banal, à savoir la fête des soixante cinq ans du poète et ancien militant péroniste Washington Noriega. Multiples versions qui sont pour Saer autant de couches dénonçant sur un mode souvent burlesque (bien plus en tout cas que dans la plupart de ses romans) une impossibilité de fait : celle de dire le réel, si ce n’est à travers de nombreuses et nécessairement incomplètes subjectivités.
Ainsi, le récit que le Mathématicien expose à Angel Leto est un récit de seconde main, puisque c’est d’un certain Bouton que le Mathématicien le tient. Or, tout semble indiquer que ledit Bouton ne soit pas des plus fiables, ce qui pose évidemment problème pour quelqu’un d’aussi obsédé par la vérité et l’exactitude que l’est le Mathématicien (capable, par exemple, dans un passage particulièrement comique du livre, de se lancer dans l’élaboration d’une équation qui serait à même et une bonne fois pour toute de définir le réel) . Il va dès lors s’agir de rétablir dans la mesure du possible une certaine forme de vérité impartiale au récit, en se basant sur ce que chacun des deux interlocuteurs (le Mathématicien et Leto) sait (ou ne sait pas) des personnes présentes lors dudit anniversaire, et ce quand bien même eux (les deux interlocuteurs) brillaient par leur absence. Une autre couche vient encore ajouter de l’incertitude au récit, à savoir celle de l’auteur qui, plus d’une fois, au détour d’une de ces longues phrases virtuoses, jamais avares de virgules, qui font le sel du style saérien, rappelle au lecteur sa présence. Enfin, l’affaire se compliquera encore un peu à mi-chemin, lorsque nos deux compères croiseront leur ami commun Tomatis, présent à la soirée d’anniversaire, qui leur proposera à son tour sa propre version des faits, version hautement sujette à caution puisque la mauvaise foi s’y dispute à la médisance la plus éhontée.

Saer propose donc un impossible : reconstituer « objectivement » des faits passés, quand bien même ceux qui prétendent à l’exercice ne sauraient aucunement se défaire de leur propre subjectivité. De cette impossibilité, bien évidement, le roman fait son beurre ; on pourrait dire qu’elle est le moteur même du livre, à tous les niveaux d’un récit complexe qui s’attarde autant sur ladite soirée d’anniversaire que sur ceux qui prétendent la reconstituer.
Chacun des trois personnages du livre - nous parlons de ceux qui sont effectivement et corporellement présent sur l’avenue San Martin lors de cette heure matinale d’octobre 1961, et non pas des invités incertains de la soirée d’anniversaire - semble arborer un profil très défini, presque caricatural par moment, comme s’ils étaient tous des personnages de fable. Outre celui qui dans le récit lui-même répond au surnom de « Mathématicien », on pourrait également parler du « Journaliste » (Carlos Tomatis) et du « Jeune Homme » (Angel Leto).
Le récit, peu à peu, grâce à de fréquentes excursions dans le passé ou le futur de chacun d’eux, va nuancer ce profil, le relativiser, en complexifier la trame.

Saer joue ici de l’ambivalence du personnage de fiction, être imparfait coincé entre la prétention au réalisme et une certaine volonté symbolique, et s’amuse à mélanger les deux tableaux dans une mise en abîme du narratif où c’est le propre auteur – celui-là même qui, comme nous l’avons dit, ne se prive pas d’intervenir très régulièrement dans le corps du texte sous la forme d’apartés ironiques – qui devient finalement le personnage principal. Juan José Saer, pourtant, est un écrivain réaliste qui s’est toujours revendiqué comme tel, parfois même jusqu’à l’obsession. S’il a recourt dans L’anniversaire et de manière aussi délibérée aux artifices de la fable et de l’intertextualité (ici plus moqueuse qu’autre chose), artifices qui sont pourtant loin d’êtres les plus fréquent dans une œuvre où la description, la répétition et une certaine forme de lenteur narrative semblent les procédés les plus récurrents, c’est bien parce qu’il se propose d’aborder la comédie. Dans le même temps, ce qui dans son œuvre est obsession du détails jusqu’à donner au lecteur l’impression d’un hyperréalisme presque étouffant (voir en particulier Nadie, Nada Nunca et Les grands paradis, deux romans majeurs des années 70, souvent considérés comme les plus « difficiles » de l’auteur), n’est en fait qu’une façon de souligner l’impossibilité même de saisir un réel qui, toujours – et fatalement - nous glisse des mains. Or, comme nous l’avons dit, l’impossibilité de saisir le réel est le sujet même de Glosa.

Comédie donc, où il sera question de moustiques et de chevaux qui trébuchent ou ne trébuchent pas selon les point de vues lors d’une joute philosophique absurde ; de peinture en dripping ; de pantalon blanc qu’il ne faudrait surtout pas tâcher ; de tripotages dans les fourrés ; d’alcool ; de poésie ; d’amitié, etc. Comédie donc dans son apparence extérieure, une heure de marche racontée en temps réel et dont l’auteur, par ses interventions ironiques, contribue à accentuer la légèreté. Il y a de ce point de vue de magnifiques moments, tel celui où les deux personnages se mettent à parcourir le trottoir en marchant à l’envers. Pourtant, derrière ce rideau, celui d’une matinée ensoleillée a priori sans conséquence, guette cachée une réalité plus trouble, une lutte qui s’opère au sein même des personnages et où la clarté du jour contraste violement avec l’opacité d’un magma incertain, une fange où l’être n’arrive qu’à grand peine à faire face à lui-même. Saer, à sa façon, est un écrivain existentialiste, qui n’a d’ailleurs pas peur de faire remonter l’inquiétude métaphysique (ici plus d’une fois tourné en bourrique dans de multiples apartés) jusqu’à l’incertain limon originel. La partie pour le tout, disions-nous : L’anniversaire brosse large et le regard saérien embrasse toujours le réel dans sa totalité, la clarté comme le magma. Une certaine brutalité originelle est toujours rampante chez Saer, et l’homme selon lui, pour civilisé, élégant qu’il soit, ne saurait s’en défaire complètement.

Les trois personnages de L’anniversaire, malgré leurs airs d’archétypes de fables, n’en sont pas moins empli chacun d’une histoire personnelle, et cette histoire, l’auteur la livre au lecteur au fil des digressions, allant parfois jusqu’à la faire résonner avec celle de son pays, l’Argentine, notamment lorsqu’il est question des années de dictatures et de lutte armée marxiste. Ce petit bout de réel choisi comme cadre pour le roman (une matinée d’octobre 1961 sur l’avenue San Martin à Santa Fe) embrasse donc en son sein de multiples autres réels ; à venir quand il s’agit de la dictature et de la guérilla ; passés quand il s’agit du suicide du père de Leto ou d’un moment d’humiliation intense qui a marqué le mathématicien au fer rouge et que celui-ci nomme « L’Épisode ».

L’anniversaire, au fond, est un texte qui nous dit qu’il n’y a pas d’unité, que le réel est bien trop multiple et contradictoire pour se laisser organiser en discours cohérents ou fiables (d’où l’impossibilité de reconstituer la soirée d’anniversaire, qui au fur et à mesure qu'avance le livre se fait de plus en plus confuse), ou en beaux damiers (voir les remarques sarcastiques de l’auteur qui se moque à plaisir des prétentions rationnelles des villes du continent américain), et que même le moi est une affaire trop complexe et fragmentée pour ne pas générer de l’inquiétude (voir le rêve du mathématicien, plongé dans la contemplation frénétique de multiples représentations de lui-même jusqu’à disparaitre).

Il s’agit, comme avec la plupart des œuvres de Juan José Saer, d’un grand texte réaliste sur l'impossibilité de tout réalisme; un texte où l'absurde s'ouvre bien grand, tel un trou noir prêt à tout emporter, êtres et matières, discours, théories, sens et non-sens.
L'humour, bien présent, sarcastique, parfois grinçant, à d'autres moments plus badin, fera peut-être avaler plus facilement à certains la pilule parfois crispante d'un style au phrasé ultra-virtuose. Moins sec que Les grands paradis, moins sombre que Cicatrices ou Le tour complet, tout en restant un de ses romans les plus ambitieux, L’anniversaire constitue certainement une porte d’entrée idéale dans le corpus saérien.

Diego Zúñiga - Camanchaca

Brumes du passé et du présent

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Diego Zúñiga - Camanchaca [Mondadori - 2012]





Le point de départ est simple, presque banal : un jeune homme de vingt ans doit aller se faire soigner les dents dans la ville frontalière péruvienne de Tacna, à quelques kilomètres du Chili. Le trajet s’effectue en voiture, c’est son père qui conduit. Ils partent de la ville d’Iquique au nord du Chili, ville où le narrateur a vécu toute son enfance et où, après une longue absence, il vient de passer quelques semaines chez son grand-père.

Ce point de départ, qui semble ne rien promettre, va pourtant très vite se révéler comme un point de fuite, de l'avant à l'arrière et de l'arrière à l'avant ; la banalité dès lors ne saurait que se fissurer et laisser place à un récit dès plus surprenants.

Camanchaca, premier roman du jeune écrivain chilien Diego Zúñiga (1987) - qui devrait voir prochainement le jour en français - est un texte bref et néanmoins puissant d’une centaine de pages qui en autant de courts segments tisse et détisse une histoire intime autant qu’intimiste ; une série d’apparents fragments qui peu à peu vont, l’air de rien, à demi-mot pourrait-on dire, imposer une réalité incertaine, pleine de tension contenue. Cette histoire, à l’évidence, partage quelques traits communs avec celle de son auteur et ce quand bien même nous ne saurions parler – loin s’en faut – d’autobiographie. Le ton est retenu, préférant suggérer là où d’autres, moins habiles, se contenteraient de dire lourdement ; le style, quant à lui, est minimal, sec, sans effets, se développant à coup de phrases courtes et précises.

C’est donc une intimité qui se raconte dans Camanchaca, tout en évitant comme la peste pathos et sentimentalisme (que cette intimité soit réelle ou fictive, derechef, n’importe pas ; nous n’avons pas affaire ici à l’un de ces écrivaillons poussifs pour qui le tampon « tout est vrai » semble le seul artifice à même de leurs permettre de se prévaloir d’une prétendue qualité littéraire qui, sans cela, leur ferait cruellement défaut). Néanmoins, il ne s’agit pas pour autant de créer chez le lecteur l’impression d’une froideur informative à travers quelques phrases impersonnelles rédigées dans un style au lyrisme télégraphique ; le minimalisme, ici, cherche au contraire la justesse, voire - d’une manière certes biaisée - l’émotion, entité fuyante s’il en est, bien souvent propice, hélas, à toutes les démagogies. Voilà qui pourrait sembler paradoxal - prétendre l’émotion en niant son expression - mais peut-être qu’en suggérer les formes par l’esquisse, s’en assurer la présence par son absence même, pourra permettre de l’atteindre plus efficacement, plus subtilement surtout. Car Camanchaca est un texte profondément touchant, et ce d’autant plus que son auteur ne cherche à créer ni empathie ni rejet chez son lecteur, il préfère tout simplement lui faire confiance, c'est-à-dire l'oublier.

Camanchaca se construit donc autour d’un trajet, sorte de contenant « anecdotique » à partir duquel construire une trame faite de retours en arrière, où le narrateur – ce jeune homme de vingt ans aux dents problématiques – revient sur son histoire personnelle en un regard rétrospectif, qui bien qu'apparemment atone ne cache qu’à peine la douleur implicite qu'il renferme. Le décor extérieur, ce désert d'Atacama qu'ils traversent ne vient que renforcer cette impression.
Son histoire, c’est celle de ses parents bien sûr, mais aussi celle de sa famille, où quelques non-dits semblent peser lourd. Le style minimaliste, interdisant tout épanchement, donne sans les donner certaines des clés de l’histoire personnelle du narrateur, une forme d’ingénuité s’y fait entendre ; ingénuité qui semble confiner parfois avec la passivité. Les traces de l’enfance, dans certaines expressions, certaines tournures de phrases, sont encore là, fraîches, malgré les vingt printemps du narrateur. Celui-ci aimerait certainement démêler les fils emberlificotés de son histoire personnelle et de celle de certains membres de sa famille, il aimerait également que certaines choses soient dites, mais il n’y arrive pas, il est coincé, bloqué. Un poids l’écrase. Son immaturité est peut-être un facteur, même si l’on pourrait plutôt voir en lui un jeune homme s’accrochant à une enfance tronquée. D’où la passivité, comme s’il flottait entre deux eaux, entre une enfance incomplète et un age adulte toujours incertain. Une enfance, d’autre part, instrumentalisée jusqu’à la relation incestueuse par une mère ambivalente, possessive et distante. Le narrateur est aussi un jeune homme complexé, à qui l’on n’arrête pas (sa mère, son père, son « papi ») de reprocher l’obésité.

Son père, justement, parlons en : exubérant, histrionique, n’ayant jamais été présent pour son fils ; ne semblant prêt à combler cette absence que par le simulacre d’une paternité surjouée, ridicule, parfois même dramatiquement kitsch, il ne saurait constituer qu’un empêchement majeur pour que l’abcès soit une bonne fois pour toute crevé. De telle sorte qu’il y a là une perpétuelle remise à plus tard, le maintien d’une ambivalence qui teinte d’ailleurs tout le récit, le lecteur aillant parfois l’impression d’être plongé dans une brume dense, cette même brume qui sur les côtes du nord du Chili porte le nom de "camanchaca".

Le passé et le présent se mêlent donc jusqu’à se rejoindre et se fondre finalement, ou plus exactement s’annuler dans les dernières pages, baignées d’un onirisme inquiétant, où c'est la brume – la « camanchaca » – qui semble avoir le dernier mot.
Les parents du narrateur sont séparés depuis longtemps ; le jeune homme vit avec sa mère à Santiago, tandis que son père, lui, est toujours à Iquique – la ville, comme nous l’avons dit, de l’enfance – où il vit avec une autre femme et un autre fils. La construction narrative prend très littéralement en charge ces deux pôles (le père, la mère), puisque chacun des courts chapitres des pages de gauches est consacré à la mère tandis que ceux de droite le sont au père. Il s’agit dès lors d’un récit en double temporalité, où le narrateur, sur les pages de gauches revient sur sa relation très fusionnelle avec sa mère et sur celle de droite sur celle plus distante avec son père.

Nous parlions de mélange entre passé et présent, ce que cette organisation formelle et narrative (où l’espace de la page, donc, tient un rôle important) ne fait que souligner. Le présent dans le récit est du côté du père, puisque le présent c’est le trajet en voiture ; la mère dès lors n’existe que dans le regard rétrospectif du narrateur. Il y a donc une double dynamique - mère/père ; passé/présent – qui ossature le récit et lui donne sa force et son élan. C’est d’une certaine manière grâce à cette intelligence formelle (cette acuité se dira même, rétrospectivement, le lecteur, une fois la lecture achevée et la cohérence du tout constatée) que Diego Zúñiga trouve le moyen d’aborder avec la plus grande justesse, sans hausse de ton ni effets de manche, ce récit souvent dur, parfois opaque.

Le passé dans l’histoire familiale comme personnelle du narrateur est une omerta, un silence, comme s’il était nié. Tout l’enjeu du récit, bien sûr, est d’en dénouer la trame ; un jeu incertain, glissant, où l’incomplétude est la règle. D’où cette écriture du fragment, de paragraphes brefs qui petit à petit dessinent des contours flous. De ces contours naît un objet littéraire fascinant, inquiétant, sensible.

Publié une première fois en 2009 par une petite maison d’édition indépendante chilienne (La calabaza del diablo), avant d’être réédité en 2012 par le gros Mondadori (filiale de Random House) - avec à la clé une diffusion dans plusieurs pays d’Amériques Latines ainsi que dans la « mère patrie », l’Espagne – , puis traduit en italien, le roman de Diego Zúñiga a reçu un accueil critique plus qu’unanime dans le monde hispanophone. Étant donné les qualités du livre, ledit accueil semble largement mérité. Reste à voir ce qu'il en sera en France.


Witold Gombrowicz - La pornographie


Résistance face à la Forme

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Witold Gombrowicz - La pornographie [Bourgois, 1980 - Traduction Georges Lisowski]






« Le roman de deux messieurs sur le retour et d’un couple d’adolescents ; un roman sensuellement métaphysique », voici comment Gombrowicz présente La pornographie. Poursuivant et approfondissant le chemin tracé par le Ferdydurke de 1937, ce roman publié en 1960 se confronte une nouvelle fois à la Forme et à l’Immaturité, ces deux grands axes de la pensée gombrowiczienne. On y retrouve le ton provocateur et sarcastique qui est celui de toute son œuvre, et ce même si l’auteur prétend avoir ici « abandonné la distance que donne l’humour », cette dernière affirmation n’étant de toute façon que partiellement vraie, tant le comique, quand on le fait sortir par la porte, semble disposé à se réinviter par la fenêtre. L’histoire qui nous est narrée, pourtant (« je vous conterais une autre de mes aventures et, sans doute, la plus fatale »), a quelque chose de tragique ou, pour le moins, de profondément (ou d’apparemment ?) immorale. Mais Gombrowicz est un ironiste bien trop grinçant pour que l’humour ne s’infiltre pas malgré tout dès que l’occasion s’en présente.

L’action se situe dans la campagne polonaise de 1943, son narrateur est un certain Witold Gombrowicz, et la toile de fond est celle de la guerre et de la résistance face à l’envahisseur allemand.

Dès l’abord du livre, le lecteur - sagace, forcément sagace - aura noté que quelque chose ne colle pas : en 1943, Gombrowicz vivait depuis quatre ans déjà dans une Argentine qu’il ne quitterait qu’en 1963. Qu’est-ce à dire ? L’auteur, honteux de ne pas être sur place, tenterait-il de se racheter par la fiction ? Certes non, voilà qui serait mal le connaître, d’autant que le livre fut écrit longtemps après les évènements qu’il prétend narrer. La toile de fond de la guerre n’est ici qu’au service des desseins troubles de notre écrivain ; d’autre part, lui, pourfendeur du nationalisme et critique acerbe de la « polonité », ne saurait écrire un roman héroïque sur la résistance. La guerre n’est, comme nous le disions, qu’une toile de fond, c’est-à-dire un décor utile, une intrigue ready-made à mettre en miroir face à une autre intrigue, autrement plus gombrowiczienne : plus que de machinations ourdies contre le vil envahisseur, il est question ici d’une machination « érotique » qui - savamment manigancée par deux messieurs dans la force de l’âge - tentera de projeter la jeunesse et son immaturité flamboyante vers une acceptation absolue d’elle-même. Soit, pour le dire autrement, deux vieux satyres, fascinés pour ne pas dire subjugués par une jeune fille de seize ans et un jeune garçon de dix-sept, en qui ils voient le couple idéal, vont tout tenter pour les réunir, alors même que ceux-ci semblent ne pas se rendre compte de ce magnétisme puissant qui, au-delà de leur propre et défaillante capacité à s’en apercevoir, les unis.

« Le Cadet créant l’Aîné »
, nous dit Gombrowicz. Le roman serait donc celui-ci : Witold et son ami Frédéric, deux messieurs respectables, citadins en villégiature chez un ami à la campagne, tombent littéralement rendus aux pieds de deux adolescent qui sont tellement « adolescents » que cette adolescence en devient presque impudique, pour ne pas dire carrément pornographique. Nos deux amis n’auront plus alors de marge de manœuvre. Cette adolescence rayonnante, inconsciente d'elle-même jusqu'à l’insupportable – qui en brille dès lors d’autant plus –, cette véritable adolescence au carré, va les obséder, les écraser de ses feux, en faire d’abord des marionnettes incapables d’échapper au magnétisme, puis deux manipulateurs cherchant à tout prix à « obtenir », par le truchement de ces deux jeunes âmes et de leur union, une forme d’extase érotique que leur âge et leur corps odieusement matures ne leurs permettent plus.

Il ne s’agit pourtant pas, ici, de perversité sexuelle intergénérationnelle, entendons-nous bien. Le rapport qu’ils entretiennent avec ces deux jeunes gens est entièrement platonique (du point de vue corporel, du moins, car du point de vue mental, ce n’est peut-être pas tout à fait la même chanson) ; de la même façon d’ailleurs que la fascination gombrowiczienne pour la jeunesse et les jeunes garçons n’a rien à voir avec l’homosexualité, comme il a parfois été dit. Il s’agit ici, tout simplement, du choc de l’immaturité contre la maturité, de ce qui n’est pas encore complètement entré dans la Forme – ce qui est encore malléable – contre ce qui n’est déjà plus que Forme et semble ne plus pouvoir vivre que par procuration. La pornographie qu’évoque le titre, ce serait peut-être celle-ci : les inévitables étincelles que provoquent ce choc de l’immature – sa fraîcheur, son inachèvement – contre la paroi finalement fragile de la maturité. L’inachèvement, selon Gombrowicz, est un des buts de l’homme, peut être plus secret, inavoué, que celui qui tend à la complétude et à l’absolu. L’autre revers de la médaille. Les deux amis – Witold et Frédéric - en tout cas, semblent prêt à tout pour atteindre leur objectif et pouvoir se vautrer allègrement dans le terreau de cette jeunesse qui les fascine et qu’ils cherchent à se réapproprier. Il faut croire d’ailleurs qu’ils parviennent à leurs fins et que cette perversité qui les meut devient partagée avec cette même jeunesse qui en est l’objet ; tel est du moins ce que l’on pourrait retirer de ce sourire échangé à quatre dans les dernières lignes du livre.

Le roman, paraît-il, reçut de la part des lecteurs polonais un accueil plutôt tiède ; ils n'acceptèrent qu’assez mal qu’un de leur compatriote, alors bien à l’abri dans la lointaine Argentine, se soit malgré tout permis d’écrire sur la guerre. Ce qui se comprend d’autant mieux si l’on se penche un peu sur la façon qu'a Gombrowicz de traiter le sujet.

Non content, en effet, de se servir d’un épisode difficile de l’histoire de son pays comme toile de fond pour ses propres obsessions narratives, encore faut-il qu’il se permette en plus de tourner en ridicule l’idée de la résistance. Celle-ci, présente dans le livre à travers le personnage de Siemian, va souffrir quelques avatars. D’abord présenté comme une des figures principales de la résistance face à l’occupant teuton, un véritable leader, meneur d’hommes courageux, responsable de multiples fait d’armes exécutés au nez et à la barbe de l’envahisseur, il va se convertir pourtant très vite en un couard, un lâche qui ne veut plus entendre parler d’actions d’éclat et prétend tout laisser tomber.

Il ne s’agit pas, pourtant, de se moquer de l’héroïsme des résistants, mais bien, une nouvelle fois, d’utiliser cette figure – « le résistant » - à des fins typiquement gombrowizciennes : Siemian, bien sûr, en tant qu’homme mature, en tant que masculinité accomplie voire renforcée par l’héroïsme de ses actions, n’est au fond qu’une victime de plus de la Forme. Et celle-ci, afin de mieux servir la pensée à l’œuvre dans ce roman, se doit de devenir trop grande pour lui et de se convertir alors en une impossibilité.

Mais qu’est-ce que la Forme ? On ne va pas se lancer maintenant dans une exégèse du concept central de l’œuvre du polonais. Disons simplement qu’on pourrait avancer ici que la Forme c’est le regard qu’autrui pose sur nous, avec tout ce que cela implique d’impositions (préjugés, poids de la société, etc…). La Forme, c’est le rôle qui - malgré nous - nous définit et auquel nous devons nous tenir, quoi qu’il nous en coûte. Et quand ce regard de l’autre, qui nous oblige à être ce que peut-être nous ne sommes pas, se double d’un contexte comme celui de la guerre, la Forme alors s’exacerbe et s’impose à tous, tout le temps, partout ; la Forme nous submerge. Le Grand Résistant, alors, s’il prétend tout à coup renoncer tant à sa « grandeur » comme à sa « résistance », se convertit ipso facto en un pestiféré, un infâme, une tache dont il faut absolument se défaire. À partir du moment où il prétend arrêter de jouer et refuse de porter une seconde de plus le costume du « héros », les jours de Siemian deviennent comptés.

Il y a donc deux intrigues en regard l’une de l’autre dans La pornographie : d’une part, les manigances witoldo-frédériquiènes pour s’approprier la fringante immaturité des deux adolescents à travers leur union et d’autre part, le complot ourdi afin de se débarrasser purement et simplement d’un Siemian devenu compromettant. Ces deux intrigues ne sauraient dès lors que se mélanger jusqu’à ne faire qu’une dans la perversité.

Il y a, en parallèle, un double jeu d’inversions : le Cadet qui crée l’Aîné d’une part, et le Héros devenu Couard de l’autre. Ce double jeu fonctionne en miroir : l’immaturité dans ce qu’elle a de plus fascinant (l’adolescent) se reflétant dans une sur-maturité caricaturale, le « héros de la résistance », devenu le summum de la Forme, à tel point qu’il ne lui reste qu’à imploser. Le dénouement de toute cette affaire sera, n’en doutons pas, des plus immoral – encore que cela soit peut-être une question de point de vue.

Gombrowicz est un maître s'agissant de signaler l’imposture qu’est l’homme (l’imposture qui fait l’homme). Il sait la traquer, la dénoncer, la mettre en lumière en partant de l’infime – une main par exemple, devenue tout à coup « très, très main » - reconstruisant ainsi un portrait sans concessions mais prodigieusement comique (donc tragique) de cette humanité imposée (donc inhumaine) qui nous définit. « Le combat de l’homme avec sa propre expression » ; « la torture de l’humanité sur le lit de Procuste de la forme », dit-il dans sa préface. L’immaturité serait alors l’opposition possible au dictat de la Forme, d’où l’espèce de soif avec laquelle les deux compères se jettent dessus, à bras raccourcis pourrait-on dire, s’ils n’étaient pas en même temps des manipulateurs prêts à tout pour parvenir à leurs fins.

La pornographie est une fable métaphysique, une réflexion aiguë sous ses allures de farce tragique, mais elle est dépourvue de toute morale. À moins qu’il ne s’agisse d’une morale perverse. Gombrowicz, ce comte polonais d’opérette, provocateur dans ses écrits comme dans sa vie, laisse au lecteur la charge d’en tirer une éventuelle leçon. De toute manière, « morale » ou « leçon » sont certainement des termes bien trop définitifs, presque fermés sur eux-mêmes, pour ne pas entrer tout de suite en conflit avec le monde gombrowiczien ; « le combat de l’homme avec sa propre expression » n’en fini jamais et La pornographie nous le rappelle dans un grand éclat de rire jaune.


César Aira - Ema, la captive


Une pampa inversée

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César Aira - Ema, la captive [Gallimard 1994; Traduction Gabriel Iaculli]





Ema, la captive est le premier roman publié par César Aira. Plus qu’un galop d’essai, c’est la véritable mise en place – pour ne pas dire la définition – d’une poétique très particulière qu’offre ce livre hors norme.

Écrit en 1978, publié en 1981, ce roman n’est pas à proprement parler le premier, puisque la bibliographie officielle de l’auteur lui fait précéder le Moreira de 1975, et ce quand bien même celui-ci ne trouverait véritablement le chemin des librairies qu’en 1982 (les cahiers intérieurs, imprimés en 1975, durent attendre sept ans avant de se voir accompagnés d’une couverture). On pourrait de même évoquer la nouvelle Les brebis, écrite en 1970, publiée en 1984 (qui fera d’ailleurs l’objet de la première traduction française d’Aira, en 1990, grâce aux bons soins de l'insatiable défricheur que fut Maurice Nadeau), sans oublier une paire de romans encore inédits à ce jour, tel le fort intriguant Zilio, dont il est loisible de lire quelques extraits des plus appétissants dans l’énorme biographie que Ricardo Strafacce consacre à Osvaldo Lamborghini (que nous avions brièvement évoqué il y a peu).

Tout ça pour dire que si la vie éditoriale d’Aira ne commence qu’en 1981, sa propension à écrire plus que de mesure, elle, ne date visiblement pas d’hier, de même que sa poétique, qui semblait déjà bien en place avant même qu’il n’ait encore rien publié (« le secret, c’est de ne rien relire », écrivait-il à son ami le poète Arturo Carrera dans une lettre de la fin des années 60, alors qu’il lui décrivait par le menu les mille et un projets littéraires en cours).

Quoi qu’il en soit, Ema la captive serait bel et bien la première manifestation publique de celui qui occuperait bientôt une place centrale au sein de la littérature latino-américaine. D’où l’attrait de ce roman en particulier au sein d’un corpus plus qu’imposant.

Ema, la captive entraîne son lecteur dans l’Argentine du dix-neuvième siècle, un pays en pleine « conquête de l’ouest », encore indéfini, peuplé d’indiens, de soldats et autres gauchos ; de forts perdus dans la pampa ; un territoire immense où l’enjeu est de faire avancer chaque jour la frontière du « monde civilisé ». Les femmes blanches y sont un bien convoité par les indiens ; les soldats, de pauvres ères déguenillés, harassés par les jours de marche absurde dans une plaine qui semble ne jamais finir ; un monde où les lois sont encore floues, où tout semble être en devenir.

Bien loin pourtant du vulgaire roman historique, il s’agirait plutôt ici de la réinvention d’une pampa onirique, un espace ouvert à tous les possibles, où la faune et la flore ne sauraient briller que par leur exubérance, où les indiens seraient fantaisie et travestissement et les dignitaires - qu’ils soient militaires ou caciques – exerceraient le pouvoir sans l’exercer, lui préférant un perpétuel jeu de miroir et d’inversions étranges. Aira, qui plus d’une fois s’est targué de ne jamais se documenter, invente et réinvente ici tout azimuts, et l’espace narratif qu’il s’est choisi lui sied à merveille : la pampa, sous sa plume, devient une grande page à remplir au gré de ses milles et unes envies.

Roman d’histoires plus que roman historique donc, une trame faite de décalages subtils, de dissymétries étranges, d’inversions de valeurs absurdes, pratiqué avec une élégance sans faille. Le plan d’ensemble forme une géométrie dont l’asymétrie est la meilleure garantie de cohérence, et les détails, qui n’en finissent jamais de s’exposer, trament en permanence une vraisemblance nouvelle, extravagante et capricieuse.

Les indiens d’Aira sont des snobs languides et maniérés, qui vivent dans une douce oisiveté, laissant passer le temps avec mélancolie dans une indifférence qui n’est jamais très loin de la pause. L’action est lente, parfois même inexistante, à l’image de la vie qui coule, presque automatique. Ces indiens, qui passent leur temps à faire et refaire leurs élégantes peintures, à fumer et dormir, ont des allures de métaphore, celle certainement de l’artiste ; un artiste qui plutôt que suer sang et eau sur son œuvre, se contenterait d’être là, détaché, dans une rêverie floue. Tout le livre, d’ailleurs, semble fonctionner sous le signe de la métaphore de l’artiste (un artiste qui, bien entendu, n’est autre qu’Aira lui-même) ; une métaphore qui ne cache rien derrière le paravent qu’elle dresse comme par inadvertance ; une métaphore, finalement, qui - tels les indiens et leurs peintures complexes et bigarrées - assume sa magnifique (parfois même présomptueuse) gratuité. Pour que cette gratuité magique soit effective, à l’instar encore une fois des peintures dont les indiens se couvrent le corps, il faut qu’elle brille, qu’elle se fasse remarquer, qu’elle n’ait pas peur parfois de l’exagération baroque et de la surenchère. D’où les détails, cette profusion inépuisable d’explications, de descriptions, véritable mise en place minutieuse d’un procédé infini où l’auteur et son récit se confondent. Rien de diabolique pourtant dans cette affaire de détails : comme le dit à un moment donné un colonel occupé à siroter son cognac d’après repas dans la luxueuse bibliothèque de son fort échoué sur les rives des territoires non civilisés, tout ici n’est, baudelairement, que luxe calme et volupté.

Ema la captive, c’est entendu, est un grand délire – mais sans esclandre - ; un livre réaliste et magique – mais sans qu’il ne soit nécessaire de faire pleuvoir cent ans sur Macondo ; une ode à l’arbitraire, au laissez faire de l’écrivain qui laisse l’invention venir à lui, confiant, presque dédaigneux.

La figure de la captive, cette femme blanche capturée par les sauvages lors d’un malón, est aux sources de la littérature argentine (La cautiva, poème épique de Esteban Etchevarria, 1837). Aira, qui aime comme personne traiter ses sujets à rebrousse-poil, n’en fait bien évidemment qu’à sa tête, l’héritage ici n’est pas revendication, mais terrain de jeu : son Ema, présentée comme « blanche », à pourtant tout les traits d’une indienne ; plutôt que captive, elle semble au contraire se laisser porter par les rencontres et les opportunités, changeant allègrement de compagnon, de mari, de statut, de tribu ; tour à tour prisonnière de droit commun reléguée aux confins de la civilisation lors d’un trajet exténuant (les magistrales cinquante premières pages du livre), membre du harem d’un cacique indien, amante d’un soldat, pour se convertir finalement en une prestigieuse éleveuse de faisans. Car s’il y a quelque chose qui frappe le lecteur dans ce récit d’aventure dans "l’ouest" sauvage argentin, c’est bien l’absence de toute tension ou violence (ou quand celle-ci est présente, elle semble comme dissoute dans un voile onirique), on pourrait même parler d’absence d’aventure, un roman d'aventures sans aventure. Ce qui ne veut pas dire qu’on s’ennuie, ce récit dense et prodigue en surprises ne nous en laisse pas le temps. Il y règne bien, néanmoins, une certaine forme de langueur et le lecteur finit par s’identifier à ses indiens mélancoliques et rêveurs, dont les hésitations philosophiques absurdes ne sont pas le moindre sel du livre.

Nous sommes ici de toute façon plus proches de Raymond Roussel (voir la visite de l’élevage de faisans, sorte de nouveau Locus Solus) que de Stevenson. Plus proche aussi de la liberté et de l’irrévérence contagieuse du Dada originel que d’un certain dogmatisme surréaliste. Le procédé l’emporte parfois sur la péripétie. Plus tard, dans les romans suivants, procédé et péripéties finiront par ne faire qu’un. Pour l’instant, Aira est trop heureux de s’amuser avec son nouveau jouet, la littérature.

Dans un hilarant texte de quatrième de couverture (hélas non repris dans une édition française de toute façon épuisée), l’auteur décrit son livre comme une tentative - « athlétique s’il en est » - d’écrire un roman gothique « simplifié », où le sentiment dégoulinant (ces « mers de thé passionnel ») est remplacé par une « passion nouvelle », « l’indifférence ».

Soit l’indifférence considérée comme une poétique (ou un des beaux arts), une forme de distance qui ne serait pas froideur, mais ironie douce ; l’indifférence qui semble être celle au fond de tous les personnages du livre ; l’indifférence, peut-être un synonyme de cette « frivolité » qu’Aira revendique pour sa littérature. Car Ema, la captive nous décrit un monde frivole où les êtres (humains, animaux) et les objets semblent dépossédés de leur éventuelle charge historique, symbolique voire émotionnelle, devenant les pions que manipule sans vergogne ni limites aucunes un gamin génial, au gré de ses envies, semblant se laisser porter par le fil des idées et des caprices. Le livre pourtant, et ce n'est pas là un des moindres talents de l'auteur, n'est pas décousu. Au contraire, la narration semble flotter, légère.

Les indiens, loin d’être de terribles sauvages prêt à scalper le premier venu, sont avant tout de véritables dandys aux manières affectées jusqu’à l’absurde ; plutôt que se battre contre des soldats chargés de civiliser le territoire, ils préfèrent les affronter aux dés, boire en leur compagnie et manigancer avec eux de curieuses et confuses alliances. Les animaux, omniprésents, sont plus fantaisistes les uns que les autres, un inépuisable bestiaire : hydro-faisans, hiboux à cornes, immenses poissons dorés, renards fantasmatiques… L’argent, quant à lui, s’imprime à volonté et, plus qu’une valeur d’échange, il semble n’être qu’un ornement rococo, une pirouette philosophique de plus dans un monde où la philosophie n’est que pirouette, un autre jouet entre les mains de ses indiens consciencieusement immatures.


Ema, la captive
contient tout le Aira à venir, avec en plus l'énergie propre à la jeunesse (l’auteur, lorsqu’il l’écrivit, n’avait pas trente ans), cette confiance en ses propres outils qui permet de prendre tous les risques et de moquer toutes les conventions. D’où le règne absolu de l’arbitraire dans ce livre qui plus qu’un roman d’aventure ou historique est un traité de poétique ; un de ces textes qui viennent avec à propos nous rappeler que l’art c’est avant tout cela : l’invention d’une poétique personnelle et irréductible.

Osvaldo Lamborghini - Le fjord, Sebregondi & le reste


Quelques considérations sur la vie et l'œuvre d'Osvaldo Lamborghini, dont on lira en français Le fjord [Laurence Viallet, 2005 - Trad. Isabelle Gugnon], et à propos duquel on lira (en espagnol) Osvaldo Lamborghini, una biografia [Mansalva, Buenos Aires, 2008], imposant travail de Ricardo Strafacce.







Il y a toujours une forme (involontaire, peut-être) d’attachement romantique à la figure de l’écrivain « maudit », « torturé », l’écrivain génial dont la vie fut bien des choses sauf un lit de pétales de rose, l’écrivain autodestructeur dont le parcours est jonché d’épisodes troubles qui, peu à peu, quand vient finalement une reconnaissance fatalement posthume, prennent une dimension excessive. De ce point de vue, Osvaldo Lamborghini (1940–1985) a tout pour plaire : auteur chaotique d’une œuvre poétique et narrative sulfureuse à l’autonomie très forte, dont la vie fut placée sous le signe de la précarité et de l’extravagance, entre provocation géniale et pathétisme, il publia peu de son vivant, mourut assez jeune et se convertit après sa mort en l’une des plus importantes figures de la littérature argentine. De ses œuvres complètes, éditées à partir de la fin des années 80 sous la férule de son exécuteur testamentaire (et néanmoins ami) César Aira, on ne connaît hélas en français qu’un seul petit volume, publié en 2005 par Laurence Viallet, reprenant deux des trois livres publiés de son vivant par l’auteur : Le fjord et Sebregondi recule (le troisième serait Poemas qui, comme son titre l’indique, consiste en une série de poèmes). Ce déficit bibliographique s’explique sans doute en partie par la difficulté (voire parfois l’impossibilité) de traduire une œuvre délirante, excessive, où la langue devient un outil malléable à l’infini (et même au-delà), jusqu’à frôler (ou se vautrer consciemment dans) l’hermétisme.

Le style Lamborghini, ce serait un mélange âpre, hilarant et malsain de satire politique - ou plus exactement de satire du/des discours politique(s) – (l’auteur ayant été militant péroniste dans sa jeunesse et ayant fantasmé un bon moment sur une carrière politique ; il fera d’ailleurs un passage éclair et surréaliste au sein du gouvernement de la province de Buenos Aires peu avant la dictature) ; de sexualité libre comme contrainte ; d’auto-référentialité forcenée ; de discours psychanalytique sorti de ses gonds, voire tourné en bourrique ; d’impossibles jeux sur la langue ; etc. Une œuvre où la tradition la plus argentine (la littérature « gauchesca » - Martín Fierro, etc…) croise le fer avec Lacan et Genet, une œuvre complexe et insaisissable, qui ne se laisse pas faire et ne se résume pas à quelques généralités. Une œuvre, surtout - nous l’avons dit - où c’est bien le style qui prime, la langue, l’art d’agencer les mots, syllabes, phonèmes en phrases, en rythmes, en assonances et consonances, en jeux de mots, en allitérations, et ce dans l’espace de la page. Une œuvre profondément poétique donc (et ce quand bien même un lecteur inattentif n’y verrait que le côté « provocateur » des thématiques« trash » qui la parcourent).

pero hay otras cosas, sobre todo, que puedo entender :
las palabras las
la melodia la
melodia
de las palabras / cada / palabra / cada / melodia
y fui homosexual pasivo el ano
el ano complaciente ofrecido al falo de las palabras.

mais il y a d’autres choses, surtout, que je peux comprendre :
les mots les
la mélodie la
mélodie
des mots / chaque / mot / chaque / mélodie
et j’ai été homosexuel passif l’anus
l’anus complaisant offert au phallus des mots.


Osvaldo Lamborghini était certainement un être à fleur de peau, dont les provocations multiples et les esclandres variés ne répondaient pas seulement à l’impératif d’un alcool ingéré quotidiennement et sans relâche par litres entiers (sans parler des pilules diverses qu’il s’envoyait aussi, des cigarettes qu’il fumait par dizaines, cocktail détonant s’il en est) mais aussi – voire surtout – à l’impossibilité d’accepter ce talent extrême dont il se savait possesseur et qui par moments semblait presque trop grand pour lui. « ¡Es tan dificil no gustarle a nadie! » (« Il est si difficile de ne plaire à personne ! ») écrit-t-il dans le long poème Die Verneinung. Ne plaire à personne : affirmation à ne pas prendre au pied de la lettre, car ils furent de son vivant un certain nombre à l’admirer, et pas qu’un peu (même si ladite admiration pouvait parfois se retourner contre eux, tant le personnage était imprévisible).

L’écrivain Ricardo Strafacce, fasciné comme tant d’autres par cette œuvre incroyable - « Comment peut-on écrire aussi bien ? », se demande Aira dans un article fondateur pour la réception de l’œuvre de Lamborghini – s’est lancé dans l’écriture d’une biographie monstre de notre homme, dont la vie forcément ne saurait être que fascinante. Tâche immense qui lui a demandé dix ans de travail et dont le résultat est un imposant volume de 900 pages et presque autant de kilos qui retrace un parcours brinquebalant, jamais très loin (voire souvent très proche) du gouffre, la vie d’un semi clochard alcoolique sans revenu, éternel squatteur, dont la générosité et la conversation brillante ne compensaient pas toujours les excès.

Lamborghini, d’évidence, n’a jamais joué qu’une seule carte : celle de l’écrivain génial qui laisserait derrière lui une œuvre magistrale. Viscéralement incapable de se plier tant aux réalités de la société comme à celles du (petit) monde éditorial, il comprit assez vite – après une entrée en littérature magistrale, Le fjord (1969), un de ses rarissimes textes « achevé » - que son destin serait celui de l’écrivain posthume, dont l’œuvre consisterait en un compendium de fragments, les brillantissimes traces d’une écriture sans la moindre concession (ni au lecteur, ni à la société, ni à personne).

Il a pourtant été, dans un paradoxe qui est au centre de son écriture, longtemps obsédé par un besoin maladif de publication, alors même que la plupart de ses écrits s’avéraient largement impubliables dans le contexte politique (voire également artistique) de l’époque. « Primero publicar, despues escribir » (« Publier d’abord, écrire ensuite ») affirme-t-il, goguenard, dans plusieurs textes, formule choc dont l’apparent paradoxe n’en est pas tout à fait un, car c’est bien comme cela que ça s’est passé : lorsqu’il publie Le fjord en 1969 (dans une édition – étant donné le contenu « sulfureux » et passablement argotique du texte - par la force des choses clandestine, qui n’était disponible à la vente que dans une seule et unique librairie portègne, l’acheteur potentiel devant connaître un mot de passe indispensable s’il voulait que le libraire lui vende discrètement le livre), il n’avait strictement rien écrit d’autre. Or, ce premier texte était déjà majeur à tout point de vue. Il ne restait plus qu’à se mettre à écrire, mais les choses pouvaient-elles être si faciles après un tel début ?

Dans une de ses innombrables lettres (le livre de Strafacce ne lésine pas, et c'est heureux, sur les extraits de la fascinante correspondance de Lamborghini où, entre autres, les lettres d’insultes valent leur pesant de cacahouètes), il confie : « je ne peux plus écrire, car écrire je l'ai déjà fait ». C’est un peu comme si cet acte de naissance d’un écrivain à nul autre pareil qu’avait été Le fjord rendait, par sa perfection même – inattendue, peut-être, pour quelqu’un qui n’avait jamais écrit auparavant – impossible toute continuation. De fait, son deuxième opuscule, Sebregondi recule (1973) est un ensemble quelque peu disparate de fragments plus ou moins (souvent moins) narratifs, qui à l’origine étaient écrits en vers (sauf la nouvelle L’enfant prolétaire, qui est d’ailleurs la plus directement ou classiquement narrative du recueil). Cette mise en prose de textes poétiques souligne par ailleurs à quel point la question du « genre » littéraire (comme, dans un autre aspect fondamental de son œuvre, celle du « genre » sexuel) est complexe chez Lamborghini. Lui qui se considérait avant tout comme un « romancier racé (« Soy un novelista de raza »), dont les maîtres littéraires s’appelaient Dostoïevski ou Kafka, n’écrira finalement qu’un seul et véritable roman (inachevé, comme il se doit) : Tadeys, hallucinante saga impériale peuplé d’étranges bestioles sodomites qui n’est pas sans entretenir de rapports, comme le souligne d’ailleurs Strafacce dans sa biographie, avec le fameux (et fabuleux) Los sorias d’Alberto Laiseca. Il en écrira les 400 et quelques pages à une vitesse à peine croyable en 1983 à Barcelone, dans un petit appartement qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort, deux ans plus tard (il craignait – selon Strafacce - que l’extérieur ne soit que trop propice à d’indésirables autant qu'indésirées rencontres avec les services migratoires, lui qui était en situation irrégulière). Il passera donc – à l’image de Juan Carlos Onetti qui ne quittait plus son lit lors des ses dernières années d’exil madrilène – la plupart de son temps dans sa chambre, écrivant et buvant sans s’arrêter.

No soy invalido.
Digamos aquejado.
Ha quejado
En esta cama ya no queda espacio.
Se fue llenando de libros,
Papeles manuscritos
dibujos
fotografias

Digamos : no queda espacio para otro
No queda (espacio)
Para otro

Je ne suis pas invalide.
Disons affligé.
Ah, figé
Dans ce lit, il n'y a plus de place
Il s’est rempli de livres
Papiers manuscrits
dessins
photographies

Disons : il n’y a pas de place pour un autre
Il n’y a plus (d’espace)
Pour un autre


Entre Le Fjord et Tadeys, les deux grands pôles narratifs de son œuvre, il y aura surtout l’expérience de la « prosa cortada », (la « prose interrompue ») et ce tant dans ses nombreux poèmes que dans le reste de sa production littéraire. C’est-à-dire un rythme (musical, subtilement cadencé) - qui n’est pas pour rien dans l’attrait qu’exerce son style inimitable - doublé d’une prédilection forte envers la sonorité, qui plus d’une fois est préférée au sens, et ce même si Lamborghini – provocant, comme toujours – choisit d’entamer un poème intitulé précisément « Prosa cortada » par les vers suivants :

Si hay algo que odio eso es la musica,
Las rimas, los juegos de palabras.

S’il y a quelque chose que je hais c’est bien la musique,
Les rimes, les jeux de mots.

Cette notion de rythme, de musicalité, prend aussi en compte l’espace de la page, de sorte que le placement des mots, des vers ou fragments de vers, prend autant sens dans l’espace que dans le son. Le sens, quoi qu’il en soit, est très souvent chez Lamborghini une entité glissante, piégée, inextricable. Entre les jeux de mots incessants, les références multiples et pas toujours évidentes et les nombreuses allusions auto référentielles (autant d’éléments qui ne cesseront que dans Tadeys, faisant de celui-ci, avec Le fjord, le texte le plus « accessible » de notre auteur), le lecteur est parfois un peu perdu (surtout le lecteur dont l’espagnol argentin n’est pas la langue maternelle). Mais c’est bien cette musicalité incroyable qui rattrape toujours ledit lecteur et l’aide à trouver des joyaux au milieu d’un chaos qui n’est au fond que l’illusion d’un chaos. De ce point de vue, la bibliographie de Strafacce est un outil incroyablement éclairant voire indispensable pour comprendre le sous-texte d’une bonne partie de l’œuvre de Lamborghini (et surtout sa poésie).

Cette esthétique de la « prosa cortada » entretient aussi un lien étroit avec le rapport conflictuel d’amour/haine qu’entretenait Osvaldo avec son frère Léonidas Lamborghini (1927-2009), de treize ans son aîné et qui était déjà reconnu comme un poète important (et tout aussi difficilement traduisible, d’où le fait certainement qu’à ma connaissance il ne le soit pas) quand Le fjord fut publié, et dont l’esthétique d’ailleurs – bien qu’un peu moins « barrée » - n’était pas si éloigné de celle de son frère. Ce rapport entre admiration et jalousie est plus d’une fois mis en scène dans la poésie d’Osvaldo. Tous les textes de cette période « prosa cortada » sont en tout cas très auto-réferentiels, et forment comme une sorte de journal caché, comme le montre très bien Strafacce. Cette période est aussi celle de l’angoisse face à cette « obligation » qui était la sienne (que pouvait-il faire d’autre ?) d’écrire un chef d’œuvre, chef d’œuvre qui pour son malheur tardait à venir. Ce n’est qu’une fois installé à Barcelone, qu’une fois qu’il se vit offert pour de bon et sans contrepartie le gîte et le couvert (lui qui avait passé sa vie baladé de chambres d’amis en chambres d’hôtels, semi mendiant sans jamais un sous en poche, incapable de garder un travail plus d’un mois) qu’il put enfin se consacrer à l’écriture de cette « œuvre maîtresse » qu’on attendait (qu’il attendait) de lui. Ce sera donc Tadeys, mais aussi La causa justa et plusieurs centaines de pages de poésie.

Une fois les chefs d’œuvres écrits, les sept gros classeurs de collages qui composent le Théâtre prolétaire de chambre, indéfinissable mélange de photographies pornographiques découpées dans des revues et retouchées par ses soins, de fragments de textes politiques plus ou moins pamphlétaires et de poèmes et de bribes de récits, occupera une bonne partie des deux dernières années de la vie de Lamborghini. Il mourra a quarante cinq an en novembre 1985, d’un arrêt cardiaque.



Nb : Les extraits des poèmes de Lamborghini sont tirés de "Poemas 1969-1985" [Sudamericana, Buenos Aires, 2004]. Les traductions sont de votre serviteur.



Philippe Soupault - Le bon apôtre


Le roman poétique

***

Philippe Soupault - Le bon apôtre [Lachenal & Ritter, 1988 (1923)]




Curieux petit roman que celui-ci, le premier de son auteur, initialement publié en 1923. Un roman qui, plutôt qu’une succession de péripéties, propose un parcours poétique, voire d’assister à la naissance d’une poétique. Dire « naissance » n’est qu’une façon de parler, car la véritable naissance avait déjà eu lieu en 1919 avec l’écriture à quatre mains en compagnie d’André Breton de ce qui deviendrait le surréalisme – je veux parler, bien entendu, des Champs magnétiques, l’invention d’une écriture automatique dont Le bon apôtre porte indéniablement la trace.

Le premier roman de Soupault serait donc par bien des aspects – stylistiquement comme formellement – un livre expérimental projetant l’expérience poétique au cœur de sa structure et de sa narration. On y suivra l’histoire d’une amitié – ou plus exactement, on tournera autour, comme s’il s’agissait d’un centre fixe inspecté (déformé) par de multiples miroirs. Une amitié qui réunit deux jeunes poètes à qui tout est promis, l’un Jean X (le bon apôtre du titre) et l’autre Philippe Soupault. Il y a quelque chose de profondément rimbaldien (et donc quelque part de romantique, et ce même si le livre fuit tout romantisme) chez ces deux personnages qui semblent à bien des égards n’en faire qu’un, ou plutôt, par le truchement d’une écriture d’autant plus étrange qu’elle reste en permanence simple (ou donne l’illusoire impression de l’être), qui jouent à se confondre, comme si, plus que l’identité, c’était un certain état qui importait. De toute façon, il n’y a pas ici de récit – ou si peu. Tout est annoncé par l’auteur dès le prologue : Jean X, l’ami d’un Soupault fasciné, brillant poète, entrepreneur maniaque, dont la jeune vie est déjà marquée d’épisodes étranges, promis à un brillant avenir, qui joue avec lui-même et avec les autres pour mieux ne pas jouer le jeu mondain qu’il se doit pourtant de jouer, finira par tout plaquer et partir loin, à l’aventure, avant de disparaître. Rimbaldien en diable, certainement, et ce d’autant plus que – tels ces détectives sauvages qui errent dans la nuit mexicaine de Roberto Bolaño, mais en version fils de bonne famille (Soupault est issu de la grande bourgeoisie) – nos deux amis ne semblent guère préoccupés par la production d’une œuvre. Disons que ce n’est pas ce qui importe ici ; la poésie, elle aussi, est un état.

Et c’est cet état, converti en style, qui parcourt et régit le livre, qui en définit la forme et les enjeux. Le bon apôtre, c’est donc avant tout un style, élégant, fin, excessif et mesuré, mystérieux. S’agit-il de surréalisme ? Oui, non, peut-être. Il ne sera pas inintéressant de noter que le livre à sa parution a profondément déplu à l’irascible Breton qui n’admettait pas que l’on puisse s’adonner à « la poursuite isolée de la stupide aventure littéraire ». Premier désaccord entre les deux amis, qui mènera inexorablement à l’exclusion de Soupault en novembre 1926. Soupault, certainement, ne pratique pas le surréalisme triomphant et sûr de lui – si prompt à tomber naïvement dans un kitsch que son aveuglement théorique l’empêche de voir ; de toute façon Soupault était certainement plus proche de l’esprit irrévérencieux, libre, parfois futile ou frivole, de Dada, que de celui du surréalisme vainqueur, dont le dogmatisme naissant ne pouvait que l’en écarter.

Il y a dans ce roman, néanmoins, beaucoup du surréalisme – du moins celui issu de la trouvaille des Champs magnétiques. Ces phrases étranges, à demi cryptiques, où la promesse du sens ne s'accomplit pas toujours ou pas forcément là où on l’attendrait ; ces associations surprenantes de métaphores hétéroclites qui n’en sont pas ou pas complètement ; tout cela bien sûr renvoie à l’écriture automatique. Pourtant, loin de foncer tête baissée armé d’un parapluie et d‘une machine à coudre à la poursuite d’une table de dissection, Soupault cherche par des modalités sinueuses l’autonomie d’une langue littéraire qui lui appartiendrait et il y parvient dans le calme et la tranquillité. Nous avions parlé d’élégance un peu plus haut, redisons le maintenant : s’il y a un mot qui définirait le style de Soupault, c’est bien celui-ci. L’élégance du résultat plutôt que la morgue prétention d’un procédé qui n’ajoute rien à sa propre existence. Tout cela n’empêche pas son personnage – Jean X – de passer trois jours à relire ce bon Lautréamont. Le surréalisme, ici, n’est pas étendard mais sensibilité.

Ce livre qui nous parle d’une identité qui se cherche, se perd, ne se trouve pas et se complait dans cette non-trouvaille ; ce livre qui, selon la critique de l’époque, évoque le « mal du siècle », la quête d’un sens ou d’un ordre qui échappe ; ce livre que l’avant-propos de la réédition de 1988 (la dernière en date) cherche à nous présenter comme le « chef d’œuvre » qu’il n’est pas tout à fait (le chef d’œuvre viendra quelques années plus tard, une fois la rupture avec Breton consommée, ce sera Les dernières nuits de Paris en 1928) est un livre qui au fond, étant donnée sa nature et le moment de son écriture (Soupault n’a que 25 ans), ne saurait éviter l’imperfection et l’arbitraire, mais c’est aussi ce qui lui donne son charme, sa valeur. La forme y est étrange, un peu floue, sans que cela importe ; c’est là, sans doute, que l’héritage de Dada est le plus fort, dans cette capacité à faire se confronter des éléments disparates avec naturel. Ainsi, on alterne entre des chapitres qui bien qu’ayant recours à la troisième personne sont écrit depuis le point de vue du personnage « Philippe Soupault » et des extraits du journal de Jean X, deux personnages qui finissent par perdre toute autonomie, de même que leurs pensées et perceptions. On s’amuse des apartés légèrement ironiques sur la mode ; on s’étonne de ceux curieusement élégiaques sur les champs de courses ; on se glisse avec un plaisir non feint dans le récit surprenant et quelque peu parodique des tenants et aboutissants du séjour en prison de Jean ; on découvre ailleurs une note de bas de page où Soupault – quittant cette fois le masque du personnage – semble faire le bilan du dadaïsme et annoncer l’avenir (« tout est fini maintenant. J’écris des romans, je publie des livres. Je m’occupe. Et allez donc ! ») ; etc.

Le livre, à force de cultiver le flou et l’écriture oblique, flirte par moments – reconnaissons-le – avec l’ennui, mais cette imprécision, qui transforme un fond très romanesque en quelque chose qui ne l’est plus, est aussi ce qui en fait l’originalité. Comme nous le disions, il ne s’agit pas là du chef d’œuvre de son auteur, mais d’un texte qui aurait valeur de document ; le premier passage d’une poésie se faisant roman.