César Aira - Ema, la captive


Une pampa inversée

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César Aira - Ema, la captive [Gallimard 1994; Traduction Gabriel Iaculli]





Ema, la captive est le premier roman publié par César Aira. Plus qu’un galop d’essai, c’est la véritable mise en place – pour ne pas dire la définition – d’une poétique très particulière qu’offre ce livre hors norme.

Écrit en 1978, publié en 1981, ce roman n’est pas à proprement parler le premier, puisque la bibliographie officielle de l’auteur lui fait précéder le Moreira de 1975, et ce quand bien même celui-ci ne trouverait véritablement le chemin des librairies qu’en 1982 (les cahiers intérieurs, imprimés en 1975, durent attendre sept ans avant de se voir accompagnés d’une couverture). On pourrait de même évoquer la nouvelle Les brebis, écrite en 1970, publiée en 1984 (qui fera d’ailleurs l’objet de la première traduction française d’Aira, en 1990, grâce aux bons soins de l'insatiable défricheur que fut Maurice Nadeau), sans oublier une paire de romans encore inédits à ce jour, tel le fort intriguant Zilio, dont il est loisible de lire quelques extraits des plus appétissants dans l’énorme biographie que Ricardo Strafacce consacre à Osvaldo Lamborghini (que nous avions brièvement évoqué il y a peu).

Tout ça pour dire que si la vie éditoriale d’Aira ne commence qu’en 1981, sa propension à écrire plus que de mesure, elle, ne date visiblement pas d’hier, de même que sa poétique, qui semblait déjà bien en place avant même qu’il n’ait encore rien publié (« le secret, c’est de ne rien relire », écrivait-il à son ami le poète Arturo Carrera dans une lettre de la fin des années 60, alors qu’il lui décrivait par le menu les mille et un projets littéraires en cours).

Quoi qu’il en soit, Ema la captive serait bel et bien la première manifestation publique de celui qui occuperait bientôt une place centrale au sein de la littérature latino-américaine. D’où l’attrait de ce roman en particulier au sein d’un corpus plus qu’imposant.

Ema, la captive entraîne son lecteur dans l’Argentine du dix-neuvième siècle, un pays en pleine « conquête de l’ouest », encore indéfini, peuplé d’indiens, de soldats et autres gauchos ; de forts perdus dans la pampa ; un territoire immense où l’enjeu est de faire avancer chaque jour la frontière du « monde civilisé ». Les femmes blanches y sont un bien convoité par les indiens ; les soldats, de pauvres ères déguenillés, harassés par les jours de marche absurde dans une plaine qui semble ne jamais finir ; un monde où les lois sont encore floues, où tout semble être en devenir.

Bien loin pourtant du vulgaire roman historique, il s’agirait plutôt ici de la réinvention d’une pampa onirique, un espace ouvert à tous les possibles, où la faune et la flore ne sauraient briller que par leur exubérance, où les indiens seraient fantaisie et travestissement et les dignitaires - qu’ils soient militaires ou caciques – exerceraient le pouvoir sans l’exercer, lui préférant un perpétuel jeu de miroir et d’inversions étranges. Aira, qui plus d’une fois s’est targué de ne jamais se documenter, invente et réinvente ici tout azimuts, et l’espace narratif qu’il s’est choisi lui sied à merveille : la pampa, sous sa plume, devient une grande page à remplir au gré de ses milles et unes envies.

Roman d’histoires plus que roman historique donc, une trame faite de décalages subtils, de dissymétries étranges, d’inversions de valeurs absurdes, pratiqué avec une élégance sans faille. Le plan d’ensemble forme une géométrie dont l’asymétrie est la meilleure garantie de cohérence, et les détails, qui n’en finissent jamais de s’exposer, trament en permanence une vraisemblance nouvelle, extravagante et capricieuse.

Les indiens d’Aira sont des snobs languides et maniérés, qui vivent dans une douce oisiveté, laissant passer le temps avec mélancolie dans une indifférence qui n’est jamais très loin de la pause. L’action est lente, parfois même inexistante, à l’image de la vie qui coule, presque automatique. Ces indiens, qui passent leur temps à faire et refaire leurs élégantes peintures, à fumer et dormir, ont des allures de métaphore, celle certainement de l’artiste ; un artiste qui plutôt que suer sang et eau sur son œuvre, se contenterait d’être là, détaché, dans une rêverie floue. Tout le livre, d’ailleurs, semble fonctionner sous le signe de la métaphore de l’artiste (un artiste qui, bien entendu, n’est autre qu’Aira lui-même) ; une métaphore qui ne cache rien derrière le paravent qu’elle dresse comme par inadvertance ; une métaphore, finalement, qui - tels les indiens et leurs peintures complexes et bigarrées - assume sa magnifique (parfois même présomptueuse) gratuité. Pour que cette gratuité magique soit effective, à l’instar encore une fois des peintures dont les indiens se couvrent le corps, il faut qu’elle brille, qu’elle se fasse remarquer, qu’elle n’ait pas peur parfois de l’exagération baroque et de la surenchère. D’où les détails, cette profusion inépuisable d’explications, de descriptions, véritable mise en place minutieuse d’un procédé infini où l’auteur et son récit se confondent. Rien de diabolique pourtant dans cette affaire de détails : comme le dit à un moment donné un colonel occupé à siroter son cognac d’après repas dans la luxueuse bibliothèque de son fort échoué sur les rives des territoires non civilisés, tout ici n’est, baudelairement, que luxe calme et volupté.

Ema la captive, c’est entendu, est un grand délire – mais sans esclandre - ; un livre réaliste et magique – mais sans qu’il ne soit nécessaire de faire pleuvoir cent ans sur Macondo ; une ode à l’arbitraire, au laissez faire de l’écrivain qui laisse l’invention venir à lui, confiant, presque dédaigneux.

La figure de la captive, cette femme blanche capturée par les sauvages lors d’un malón, est aux sources de la littérature argentine (La cautiva, poème épique de Esteban Etchevarria, 1837). Aira, qui aime comme personne traiter ses sujets à rebrousse-poil, n’en fait bien évidemment qu’à sa tête, l’héritage ici n’est pas revendication, mais terrain de jeu : son Ema, présentée comme « blanche », à pourtant tout les traits d’une indienne ; plutôt que captive, elle semble au contraire se laisser porter par les rencontres et les opportunités, changeant allègrement de compagnon, de mari, de statut, de tribu ; tour à tour prisonnière de droit commun reléguée aux confins de la civilisation lors d’un trajet exténuant (les magistrales cinquante premières pages du livre), membre du harem d’un cacique indien, amante d’un soldat, pour se convertir finalement en une prestigieuse éleveuse de faisans. Car s’il y a quelque chose qui frappe le lecteur dans ce récit d’aventure dans "l’ouest" sauvage argentin, c’est bien l’absence de toute tension ou violence (ou quand celle-ci est présente, elle semble comme dissoute dans un voile onirique), on pourrait même parler d’absence d’aventure, un roman d'aventures sans aventure. Ce qui ne veut pas dire qu’on s’ennuie, ce récit dense et prodigue en surprises ne nous en laisse pas le temps. Il y règne bien, néanmoins, une certaine forme de langueur et le lecteur finit par s’identifier à ses indiens mélancoliques et rêveurs, dont les hésitations philosophiques absurdes ne sont pas le moindre sel du livre.

Nous sommes ici de toute façon plus proches de Raymond Roussel (voir la visite de l’élevage de faisans, sorte de nouveau Locus Solus) que de Stevenson. Plus proche aussi de la liberté et de l’irrévérence contagieuse du Dada originel que d’un certain dogmatisme surréaliste. Le procédé l’emporte parfois sur la péripétie. Plus tard, dans les romans suivants, procédé et péripéties finiront par ne faire qu’un. Pour l’instant, Aira est trop heureux de s’amuser avec son nouveau jouet, la littérature.

Dans un hilarant texte de quatrième de couverture (hélas non repris dans une édition française de toute façon épuisée), l’auteur décrit son livre comme une tentative - « athlétique s’il en est » - d’écrire un roman gothique « simplifié », où le sentiment dégoulinant (ces « mers de thé passionnel ») est remplacé par une « passion nouvelle », « l’indifférence ».

Soit l’indifférence considérée comme une poétique (ou un des beaux arts), une forme de distance qui ne serait pas froideur, mais ironie douce ; l’indifférence qui semble être celle au fond de tous les personnages du livre ; l’indifférence, peut-être un synonyme de cette « frivolité » qu’Aira revendique pour sa littérature. Car Ema, la captive nous décrit un monde frivole où les êtres (humains, animaux) et les objets semblent dépossédés de leur éventuelle charge historique, symbolique voire émotionnelle, devenant les pions que manipule sans vergogne ni limites aucunes un gamin génial, au gré de ses envies, semblant se laisser porter par le fil des idées et des caprices. Le livre pourtant, et ce n'est pas là un des moindres talents de l'auteur, n'est pas décousu. Au contraire, la narration semble flotter, légère.

Les indiens, loin d’être de terribles sauvages prêt à scalper le premier venu, sont avant tout de véritables dandys aux manières affectées jusqu’à l’absurde ; plutôt que se battre contre des soldats chargés de civiliser le territoire, ils préfèrent les affronter aux dés, boire en leur compagnie et manigancer avec eux de curieuses et confuses alliances. Les animaux, omniprésents, sont plus fantaisistes les uns que les autres, un inépuisable bestiaire : hydro-faisans, hiboux à cornes, immenses poissons dorés, renards fantasmatiques… L’argent, quant à lui, s’imprime à volonté et, plus qu’une valeur d’échange, il semble n’être qu’un ornement rococo, une pirouette philosophique de plus dans un monde où la philosophie n’est que pirouette, un autre jouet entre les mains de ses indiens consciencieusement immatures.


Ema, la captive
contient tout le Aira à venir, avec en plus l'énergie propre à la jeunesse (l’auteur, lorsqu’il l’écrivit, n’avait pas trente ans), cette confiance en ses propres outils qui permet de prendre tous les risques et de moquer toutes les conventions. D’où le règne absolu de l’arbitraire dans ce livre qui plus qu’un roman d’aventure ou historique est un traité de poétique ; un de ces textes qui viennent avec à propos nous rappeler que l’art c’est avant tout cela : l’invention d’une poétique personnelle et irréductible.

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