Vertiges quotidiens
La traduction des nouvelles d’une référence de la littérature fantastique brésilienne est l’opportunité de se perdre dans des vignettes aussi drôles qu’effrayantes.
La littérature fantastique, qui pousse les logiques du réel pour mieux les mettre à nue, semble avoir été pratiquée par des écrivains dont la vie professionnelle était celle de gratte-papiers, occupant des postes plus ou moins élevés. Comme si un quotidien consacré à la rigueur bureaucratique impliquait nécessairement l’existence d’un envers inquiétant, celui où cette même rigueur, poussée à bout, engendre des monstres. Si l’on en croit les quelques indices biographiques fournis par cette première traduction française d’une sélection de l’œuvre guère pléthorique du brésilien Murilo Rubião, notre théorie semble se confirmer : l’écrivain, qui n’aura produit qu’une petite trentaine de nouvelles patiemment élaborées au cours de sa vie, était de jour un diplomate et un fonctionnaire public. Bref, quelqu’un qui, comme le dit son traducteur Dominique Nédellec dans sa préface, occupait « des postes exigeant sans doute d’avoir un minimum les pieds sur terre ». Ne fut-il pas, en effet, directeur de cabinet du gouverneur et futur président Juscelino Kubitschek ? Cela n’empêcha pas Rubião, pourtant, de déclarer qu’il avait « toujours perçu comme réelles des choses qui relèvent de l’absurde aux yeux d’autres personnes ». Mais la lenteur obsessionnelle avec laquelle il concevait puis corrigeait ses contes à mesure de leurs diverses éditions n’est peut-être que l’extension naturelle des qualités qui faisaient de lui un homme de responsabilités. Les divers personnages qui peuplent ses nouvelles ne manquent souvent pas, d’ailleurs, de ces mêmes qualités : ils appliquent eux aussi de la rigueur dans leurs décisions et dans leurs actions ; que celles-ci soient erronées, se trompent d’objet ou aboutissent à des résultats désastreux, est bien entendu ce qui fait le sel de ses récits. Ainsi d’un homme qui tient absolument à décrocher un entretien avec le directeur d’une usine et finit par faire la queue pendant des mois, sans que l’objet de sa requête ne soit jamais élucidé.
On retrouve chez Rubião cette atmosphère kafkaïenne où le fantastique, s’il ne naît pas nécessairement du quotidien, s’y inscrit en tout cas sans heurts, et semble une donnée aussi naturelle que la pluie et le beau temps. Aucune des nouvelles de ce recueil ne ressent le besoin d’expliquer le pourquoi et le comment des situations incongrues qu’elles exposent et poussent dans leur dernier retranchement. Des situations qui font rire le lecteur avant de l’inquiéter, ou l’inverse. Peut-être, justement, parce qu’elles se passent d’explication et que l’objet de chaque nouvelle n’est pas de trouver, par exemple, une raison à l’existence improbable de dragons dont la présence perturbe la vie d’une bourgade, mais d’exposer tranquillement les choix qui sont fait pour gérer « pragmatiquement » leur présence et tenter de les insérer à la communauté. Rubião joue subtilement du comique – un rire froid qui éclate à rebours – en refusant de poser la problématique à l’endroit le plus attendu. Ainsi, ses dragons gênent bien davantage par leur alcoolisme que par le feu qu’ils sont susceptibles de cracher. De même, un magicien aux pouvoirs illimités ne rêve que d’une chose, devenir fonctionnaire pour être débarrassé d’une liberté qui l’entrave. Ailleurs, la construction perpétuelle d’un gratte-ciel voit l’accomplissement d’une prédiction qui annonçait le chaos à partir du huit-centième étage. Plus loin, un homme qui cherche à « trouver une issue » tente diverses métamorphoses. Mais, « devenu porc, il perdit toute tranquillité ». N’étant pas du genre à baisser les bras, « il imagina alors que se fondre dans un nuage lui apporterait la solution. La solution à quoi ? Il s’agissait de solutionner quelque chose. C’est à cet instant que lui vint l’idée de se transmuer dans le verbe solutionner ». En quelques pages, Rubião déploie des infinis où il fait bon s’égarer.
Murilo Rubião – L’ex-magicien de la taverne du Minho [Traduit du portugais (Brésil) par Dominique Nédellec – L’Arbre Vengeur, 180 pages, 15 euros]
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