Aleksandar Bečanović – Arcueil


Variations ambivalentes

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Aleksandar Bečanović – Arcueil [Traduit du monténégrin par Alain Cappon – Éditions Do, 2019]





Article écrit pour Le Matricule des anges

Les livres qui prétendent romancer les faits historiques ne manquent pas, surtout si ces derniers flottent tels des mobiles offerts à tous les vents de la récupération opportuniste, à moins qu’ils ne pataugent dans les sables trop mouvants du mythe, toujours prompt à les recracher sous forme de simples caricatures. Toutes les tergiversations et tous les ventriloquismes sont donc possibles, mais aussi toutes les prolongations et reconfigurations que la fiction permet.

Arcueil, du monténégrin Aleksandar Bečanović, sous-titré « almanach illusoire », s’empare d’un épisode historique précis pour mieux le reformuler incessamment. De fait, plutôt que prétendre extirper la substantifique moelle romanesque de la fameuse « affaire d’Arcueil » du dimanche de Pâques 1768, durant laquelle le Marquis de Sade se livra à divers sévices sur la personne de la mendiante Rose Keller (fouet, entailles au couteau cautérisées à la cire, etc.), il choisit d’en faire une matière à variations subtiles ou radicales. Ainsi alterne-t-il les chapitres où il ne cesse de décrire l’épisode de sorte que, plutôt que de gagner en précision, il devienne de plus en plus contradictoire, et divers « documents » fictifs tels que la déposition de la victime, un conte-rendu de théâtre, un article de la Gazette d’Utrecht ou encore une lettre indignée d’Horace Walpole, l’auteur du Château d’Otrante.

Ces inventions, naturellement, se réapproprient et moquent une réalité, celle des fleuves d’encre qu’aura fait couler un scandale dont le retentissement fut international et qui vaudra à Sade son deuxième séjour en prison. C’est là, d’ailleurs, que réside la première force du livre de Bečanović, celle d’offrir des documents à la fois crédibles et bouffons (l’inventeur du genre gothique poussant des cris d’orfraie face aux exactions sadiennes tout en les racontant avec luxe de détails ne manque pas de sel) pour mieux remettre en cause toute forme de commentaire à chaud des évènements dans son devenir de téléphone arabe et plus largement pour replacer la figure du Marquis dans toute sa complexité.

Qui était-il, après tout, cet être sulfureux que l’on voit se préparer à sortir pour mettre à exécution ses plans, cet être dont « les yeux avaient acquis la profondeur indispensable pour que les passions se conjuguent à l’impératif » ? L’auteur n’est pas là pour trancher ou prendre le lecteur par la main. Il préfère nous renvoyer à nos propres doutes et convertir « l’infamie d’Arcueil » – comme la qualifie son vrai/faux Walpole – en un théâtre de toutes les ambiguïtés.

Au fil des versions, les rôles entre persécuteur et persécutée, entre consentement et rejet, entre violence et rituel, entre « flux et reflux du fouet » ne cessent de s’intervertir et de se ramifier. « Le destin n’est vraiment rien d’autre qu’un chemin sans retour », à moins que ce chemin ne soit un cul de sac ou que la pauvre fouettée se mette à son tour, sur ordre exprès du Marquis, à le fouetter lui. Un Marquis « à qui aucun vice n’est étranger », ayant tout organisé au détail près car « le véritable débauché est mathématicien, il n’improvise rien ». Ne va-t-il pas jusqu’à se mettre à écrire tandis qu’on le fouette ? Encre et sang jaillissent de concert et la morale, certainement, reste trouble. Mais à quoi s’attendait-on, s’agissant d’un tel personnage ? Retenons plutôt ce qui lui dit sa femme dans une lettre qui sert d’épigraphe : « Tu as un talent tellement unique pour disséquer mes phrases que je ne reconnais plus l’idée que je voulais leur donner. »


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