Éric Chevillard – L’explosion de la tortue


Une soupe à la tortue

***
Éric Chevillard – L’explosion de la tortue [Éditions de Minuit, 2019]




Article écrit pour Le Matricule des anges

On connaît l’intérêt d’Éric Chevillard pour le monde animal : c’est l’apparition inopinée d’un hérisson « naïf et globuleux » sur le bureau de l’auteur qui déclenche l’écriture de Du hérisson, tandis que dans Sans l’orang-outan il s’agit d’étudier les conséquences insoupçonnées de la disparition du primate (de même que dans Dino Egger, la non-existence du personnage principal modifiait profondément le cours de l’humanité). Ailleurs, dans L’Auteur et moi, la poursuite d’une simple fourmi force une note de bas de page à déborder jusqu’à occuper le tiers du livre.

Ce monde animal, il ne cesse de l’observer (ou plutôt de le disséquer avec une loupe subjective dont les agrandissements créent de surprenants monstres) comme s’il s’agissait d’une fascinante galerie d’incongruités qu’il aime à épuiser en infinies variantes de l’étonnement. L’animal y est à la fois ce qui, dans sa différence radicale, souligne d’autant mieux notre propre rapport d’étrangeté au monde et une sorte d’objet mystérieux et pourtant vivant qui mériterait la même attention que les vestiges d’une civilisation inexplicable.

Par ailleurs, difficile d’ignorer le goût du dijonnais pour les écrivains fictifs dont les œuvres plus ou moins avortées, pompeuses ou sublimement pathétiques sont commentées et analysées par des fats particulièrement imbus d’eux-mêmes (voir L’œuvre posthume de Thomas Pilaster) ; exercice qu’il prolonge non sans cruauté en dénonçant le ridicule d’écrivains réels et bien contemporains dans Défense de Prosper Brouillon (à lire en parallèle à son travail de critique compilé dans Feuilleton).

L’explosion de la tortue, son vingt-troisième roman à ce jour (si les comptes sont bons, ce qui n’est pas forcément le cas chez un auteur qui conçoit le roman comme un artefact particulièrement flexible), fait se rejoindre ces deux versants de son œuvre. D’un côté, l’histoire d’une tortue de Floride dont la carapace décalcifiée cède malencontreusement (et même fatalement) sous la pression du pouce de son propriétaire qui l’avait laissée seule pour les vacances, abandonnée ou presque à son sort ; de l’autre, l’œuvre de Louis-Constantin Novat, auteur plus qu’oublié du XIXème siècle, que ledit propriétaire de la pauvre tortue se fait fort de réhabiliter en la signant de son propre nom, entreprise qui se verra mise à mal après l’irruption d’un cuistre nommé Malatesta (un être « péremptoire comme une trompette de régiment ») .

« Crac », fait la fragile carapace dès qu’on y opère une pression pourtant faible, et de ce simple bruit répété comme un leitmotiv naît un monde de conséquences répondant à une logique aussi implacable que délirante, ce qui permet à l’auteur d’aller dans tous les sens tout en maintenant l’illusion d’une direction, se frottant les mains des apparents cul-de-sac dans lesquels il nous promène. Y interviennent un douteux concierge, un couple bientôt en crise, un fait divers sordide, les souvenirs de l’enfance perverse du narrateur, les vers médiocres de Novat (« encore une lune d’argent dans la tirelire du temps »), les improbables mythes fondateurs de civilisations mal dégrossies (ce qui rappellera le monde créé dans Choir), le journal d’Henry David Thoreau et la recette de la soupe à la tortue. L’humour, comme toujours, y fait merveille en ne se contentant pas de relâcher nos zygomatiques, permettant plutôt les acrobaties les plus complexes à partir de paris narratifs impossibles à tenir sur la durée, ce que Chevillard parvient pourtant à faire haut la main.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire