Tenter le diable
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Jaime de Angulo – Le lasso et autres écrits [Traduit de l’anglais par Martin Richet – Héros-Limite, 2018]
Article écrit pour Le Matricule des anges
Après la publication française, il y a quatre ans, d’Indiens en bleu de travail, un livre qui décrivait avec finesse, légèreté de ton et précision ethnologique tant l’univers d’une tribu indienne – les Pits Rivers – au seuil d’une douteuse assimilation dans la culture américaine que la personnalité particulière de son auteur, l’espagnol émigré aux États-Unis Jaime de Angulo (1887-1950), anthropologue tout terrain plus à son aise dans les fossés en compagnie de shamans qu’assis bien droit dans une chaire à l’université, on ne peut que se réjouir de la décision des excellentes éditions suisses Héros-Limite de poursuivre l’aventure avec ce Le lasso et autres écrits.
Comme le titre du livre ne manque pas de l’indiquer, il s’agit ici d’un volume composite et posthume (mais il faut croire que l’essentiel de la bibliographie de l’auteur est justement posthume ; ce qui, lorsqu’on se penche d’un peu plus près sur le personnage et sa vie chaotique, ne surprend qu’à moitié). Un volume qui possède le double mérité d’offrir à la fois un portrait en forme de mosaïque (incomplet, donc, de même qu’au moins un des textes rassemblés ici est inachevé) de celui qui fut non seulement anthropologue mais également linguiste, poète, conteur, aventurier et plus si affinités, et d’offrir au texte principal du volume – le court roman Le lasso – un contexte pour que celui-ci puisse donner sa pleine mesure.
D’une certaine manière, les six textes qui le précèdent sont autant de préfaces où les diverses facettes de l’auteur s’exposent ; facettes qui, naturellement, confluent dans Le lasso, un récit qui parvient à mêler les formes les plus diverses (journal, théâtre, roman picaresque, tradition orale, fable) sans jamais perdre le cap ni se disperser. Comme ne manque pas de le faire remarquer David Miller (responsable de la sélection et de l’édition des textes ici réunis), c’est bien « l’entrelacement de ses activités nombreuses » qui fait tout le sel de l’œuvre inclassable de Jaime de Angulo. Et ce qui conflue dans ses écrits, ce ne sont pas seulement les thématiques et les formes (fiction, essai, conte), mais aussi les langues, l’espagnol natal n’étant jamais loin, de même, bien entendu, qu’une des grandes passions de l’auteur : les langues indiennes, sujet sur lequel il deviendra un spécialiste reconnu. Un système de confluences qui naît en réalité du territoire que de Angulo aura décidé d’explorer et qui sert d’axe géographique au volume qui nous occupe : la Californie, dans laquelle il atterrira assez jeune, après avoir quitté en 1905 la France où il était né et avait grandi, élevé dans une famille de riches espagnols (ce qui fait l’objet du premier récit du livre, Don Gregorio, hommage aussi attendri qu’ironique à la figure excentrique du père).
La Californie que parcourt de Angulo, c’est celle des Indiens déjà évoqués, de leur culture « primitive » et pourtant d’une grande complexité, et c’est aussi un territoire qui, avant de devenir américain, fut le domaine des conquistadors. Et c’est bien cette époque-là, celle de la couronne espagnole et des missions, que de Angulo reconstitue dans Le lasso. Une reconstitution très libre qui porte la marque de sa profonde connaissance des mythes et légendes indiennes (on en retrouve d’ailleurs dans le livre deux transcriptions personnelles et sensibles). De Angulo n’a que faire du roman historique, il cherche plutôt à retrouver par la fiction (comme il le fait à d’autres moments sous la forme de courts essais toujours amènes) ce qui ferait l’essence d’une spiritualité totalement différente de l’occidentale, basée sur une relation « mystique » de l’homme au monde qui l’entoure (aussi bien animal que minéral et végétal).
Son personnage, Fray Luis, « se rend dans l’Ouest pour triompher du diable », pour, autrement dit, en bon curé, évangéliser des ouailles particulièrement coriaces, les indiens Esselen. La rencontre des cultures se convertit fatalement en malentendu et la « doctrine de la vraie foi » butte sur une réalité bien plus complexe que toutes les bonnes intentions du monde. Le lasso raconte un univers où tous ont droit à la parole, que ce soit les curés, les indiens ou les métis, mais encore les animaux, les arbres et les rochers. C’est une vision « totale » du réel que parvient à retranscrire de Angulo, en accord avec la cosmogonie si particulière des Indiens qu’il apprécie et connaît si bien. Ce bout de côte sauvage californienne est régi par ses propres lois et ceux qui, comme Fray Luis, les bravent (même à leur corps défendant) finissent par découvrir que le Diable est toujours « payé comptant ».
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