Carlos Gamerro – Le rêve de monsieur le juge


Grande mascarade

***
Carlos Gamerro – Le rêve de monsieur le juge [Édition bilingue - Traduit de l’espagnol (Argentine) par Aurélie Bartolo – Presses Universitaires de Lyon, 2017]





Article écrit pour Le Matricule des anges


La Pampa est une étendue infinie dont la platitude donne le tournis. Une telle uniformité ne l’empêche pas d’avoir une histoire et, partant, une mythologie. Au XIXème siècle en Argentine, cette histoire c’est celle de la « conquête du désert », direction Patagonie. Celle-ci a principalement consisté à massacrer les Indiens pour s’approprier leurs terres, les rendre productives et permettre à une élite de s’enrichir rapidement, tandis que le gros des troupes continuait de patauger dans la misère. Un « gros » de la population d’ailleurs relatif, la grande vague d’immigration européenne n’étant qu’à peine entamée.

Il n’empêche, le pays a beau être à moitié vide, les Indiens gênent. Il faut dire que leurs coutumes, particulièrement celle du malón, ces attaques surprises de villages, fortins et autres fermes isolées, ont de quoi agacer les partisans de la rationalité économique. D’autant que ceux-ci ne détestent pas emmener une captive blanche, tel l’un de personnages du roman, une actrice en pleine tournée latino-américaine qui se retrouve bientôt à vivre dans leurs tentes crasseuses, au point d’ailleurs de ne plus désirer retourner à la « civilisation ». Cette conquête du sud aura aussi, paradoxalement, sonné le glas du gaucho, sorte de mythe au carré. Un être sans foi ni loi, ombrageux, au gin mauvais et aux manières pires encore, prompt à sortir le couteau. La littérature locale en a fait une de ses figures centrales, que ce soit dans les vers du poème national, le Martín Fierro, que dans quelques trop fameuses nouvelles de Borges.

Voilà qui sert de cadre historique, spatial et symbolique au roman de Gamerro, Le rêve de monsieur le juge, son deuxième traduit en français. Malihuel est l’un de ces typiques petits villages perdus dans l’immense plaine, à proximité de ce qui est encore la frontière avec la partie sauvage (en plein déclin) du pays. Le juge de paix y est un tyran mégalomane qui rêve de faire de cet amas de cahuttes une vraie localité. Elle porterait son nom et se trouverait dotée d’une grande place au centre de laquelle trônerait une statue équestre à son effigie. En attendant, il espère la venue d’un arpenteur qui, comme chez Kafka, n’arrive jamais. Ce juge a pour ainsi dire tendance à confondre ses rêves avec la réalité. Pour preuve : il se met à faire comparaître ses administrés pour des crimes que ceux-ci auraient commis dans ses rêves. L’affaire devient vite sérieuse et les habitants ne tardent pas à se lasser de la question. De fil en aiguille, suite à un détour de l’autre côté de la frontière, chez des indiens qui ressemblent plus à des fantômes qu’à une menace (le grand malón annoncé n’aura certainement pas lieu), le récit devient celui d’un interminable cauchemar ou le pauvre juge en prend à son tour pour son grade. Un cauchemar qui pourrait bien être réel. Grand connaisseur de la tradition baroque du siècle d’or, Gamerro n’oublie pas que la vie est d’abord un songe.

Cette base narrative aussi simple que délirante permet à l’auteur d’offrir un roman subtil où la langue, sa verve bien pendue, n’est pas le moindre des personnages (on saluera le travail ambitieux de la traductrice Aurélie Bartolo). L’humour omniprésent y est une arme à double tranchant, oscillant entre la satire des mythes nationaux et l’hommage passionné à la tradition littéraire qui en découle, la gauchesca. Tour à tour métaphysique et scabreux, jamais vulgaire même dans ses pires grands-écarts scatologiques, le roman est d’abord un récit picaresque. Comme dans les caricatures, les personnages sont définis à gros traits, sortes de gauchos rabelaisiens, ce qui ne fait que renforcer la puissance du récit. Ces demi-brutes roublardes et tire-au-flanc, qui se demandent un peu ce qu’il font dans ce bled paumé (ont les y a souvent amené de force), pourraient bien, malgré leurs airs mal dégrossis, ne pas être les simples dindons de la farce du juge. Dans une société encore en construction, les limites entre civilisation et barbarie sont mouvantes et les étiquettes changeante. Comme au carnaval, les masques virevoltent et parfois tombent.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire