Pedro Mairal – Supermarket spring


La poésie dans l’ascenseur

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Pedro Mairal – Supermarket spring
[Traduit de l’espagnol (Argentine) par Julia Azaretto – L’Atelier du tilde, 2017]






Article écrit pour Le Matricule des anges

Supermarket spring réunit dans une belle édition bilingue deux recueils poétiques d’un écrivain que l’on connaît surtout pour ses romans, publiés en France chez Rivages. Écrits entre 1997 et 2002, Tous les jours et Consommateur final racontent à leur façon – déviée, métaphorique, jamais précieuse ni affectée – les effets des politiques ultra-libérales dans l’Argentine des années 90 et de la crise économique qui s’ensuivit, fin 2001. Autrement dit, le schisme qui s’opéra entre un avant peu reluisant et un après encore pire ; un monde où vie et survie se confondent parfois jusqu’à former une pâte indistincte, dans l’absence de tout souffle épique. Un souffle que la poésie, malgré tout, peut réinventer, ce qu’elle ne se prive pas de faire ici, dans une sorte de lyrisme contenu, presque négatif, puisant aux registres les plus divers, faisant se télescoper les classiques grecs et la télévision poubelle.

Il s’agit de parler, si l’on peut dire, à hauteur d’homme. Car nous avons affaire à une poésie essentiellement urbaine écrite par un « poète d’ascenseur » : « j’étais – je voulais être – poète bucolique, poète cosmique / mais je suis un poète d’immeuble. » Il ne s’agit donc pas d’élaborer de grandes théories sur l’économie, mais d’être au plus près du quotidien brinquebalant d’une réalité faite de bouts de chandelles, dont la médiocrité est moins une condamnation qu’un simple état de fait : « des gens qui se douchent entourés de carrelage, / ouvrent les yeux, / et se réveillent soudain emprisonnés dans le métro. » Un monde où « l’hiver se met à briller / adossé aux trottoirs de l’après-midi », jusqu’à ce que « la déroute du feu et du silence / éteignent à jamais cette journée. » Une réalité dont l’élan ne peut être que tronqué, même le plus désespéré : « Il mit le feu à son appartement / et sortit sur le balcon pour se tirer une balle. / Mais l’arme ne marchait pas : / les balles étaient trop vieilles. »

Une réalité comme prise sur le vif, suivant les contours des taches d’humidités aux murs vétustes d’appartements mal aérés. Une réalité qui se perd parmi les papiers gras incrustés dans le bitume des rues. Pour reprendre les mots de Julia Azaretto, qui signe une traduction subtile, « Pedro Mairal sort dans la ville saisir des instantanés de cet effritement invraisemblable ». Un effritement que la crise, au fond, n’aura fait que précipiter. Comme s’il était déjà implicite. Ne reste alors qu’à contempler le « feu bleu » de la gazinière : « petit feu urbain / comprimé / vie minimale / foyer / veilleur de solitude [...] dernière braise du monde / ce qui est resté du feu / fatigué sacré ».

Ce sont bien les destinées creuses de nos voisins de palier qui s’exposent ici, celles de tant de messieurs tout-le-monde. Et puisque ces destinées sont aussi les nôtres, on peut se tutoyer : « Argentin, tu es né dans une file d’attente, / né tributaire et déduit / par de grands hommes, fantômes de billets, né non transférable, mortel et semblable, / fidèle contribuable de l’État, / la banque a régulé ton cœur / administré ton sang et tes battements [...] les enfants des classes dirigeantes / ont vidé ton frigo, / avalé tes cotisations, éructé / des discours retransmis en boucle[...] » Oui, toi, éternelle victime de la brutalité libérale, « la sueur de ton front / a servi à nettoyer le pare-brise / de cinq députés ».

Le poète bucolique repassera, certainement. Encore que l’on puisse se prendre à rêver, même quand le quotidien poisseux colle aux basques, et glisser en contrebande du cosmique, du légendaire, lorsqu’il vient à manquer : « il paraît qu’ulysse est vivant / ulysse le navigateur le bourlingueur [...] à buenos aires oui il habite floresta [...] un mercredi on a sonné au 14 G / une infirmière en tongues à ouvert la porte / vous voulez voir don ulysse ? » Car dans ce portrait sans concession d’une réalité amère, le poète n’oublie pas que « cette étoile ronde que nous habitons / n’a pas encore fini de s’éteindre. »

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